Life game

10 décembre 2020 à 22:55

On se connaît depuis quelques temps vous et moi, du coup vous ne serez pas étonnés d’apprendre que j’ai sauté sur l’occasion de découvrir Imawa no Kuni no Arisu (ou Alice in Borderland de son titre international), la dernière série originale en date de Netflix pour le Japon. Non que je sois fan du manga (que je n’ai jamais lu) ou de la version animée (que je n’ai pas vue non plus), mais à cause de ma passion totalement avouée pour les séries high concept japonaises.

Le high concept japonais, on va ne va pas répéter de quoi il s’agit : j’ai déjà pu vous offrir un historique complet de la question précédemment. C’était une tendance très forte à la télévision linéaire il y a quelques années, et si le soufflet est un peu retombé depuis, il continue d’y avoir régulièrement des séries du genre, parce que cette approche permet plein d’expériences de pensée et/ou d’expériences sociales, notamment.
Alors, qui sont nos cobayes cette fois-ci ?


De bons gros losers. Des ratés parmi les plus ratés. Des inutiles.
Ryouhei Arisu est un jeune homme dont la vie est partie dans le décor. Depuis la mort de sa mère, il est totalement désabusé et ne fait plus rien de ses journées. Pire : il ne veut rien. Il vit sa vie au jour le jour, sans but mais aussi sans envie, passant l’essentiel de son temps sur des jeux video ou à échanger des messages avec ses potes. Ce serait sympa si Imawa no Kuni no Arisu arrêtait de m’attaquer personnellement.
A ce stade son père et son frère ne savent plus quoi faire. D’ailleurs quand s’ouvre le premier épisode de la série, Ryouhei a fait l’impasse sur un entretien d’embauche que son frère s’était démené pour lui obtenir dans sa boîte. Et il n’en a mais alors rien à péter. C’est le moment où sa famille baisse les bras, où son père lui indique que tout ce qu’il veut à présent c’est juste de ne pas entraîner son frère dans sa chute, et où Arisu prend la porte. Vous noterez que le titre international gomme le jeu de mot du titre, Alice s’orthographiant effectivement « アリス » soit arisu, mais c’est aussi un nom de famille plutôt courant, s’orthographiant « 有栖 » soit… arisu, le nom de famille du héros, par lequel ses amis l’appellent.
Son premier réflexe est de vouloir boire un coup avec ses potes. Et les potes en question ne mènent pas une vie tellement plus radieuse, entre Daikichi Karube, un grand type bagarreur qui bosse dans un bar et se tape la copine du patron (…du coup quand le patron s’en aperçoit, il ne bosse plus dans le bar), et Chouta Segawa, un salaryman insignifiant dont les maigres ressources financières sont systématiquement pompées par sa mère. Des losers, on vous dit.

Ce jour-là donc, après que chacun ait eu une preuve supplémentaire de ses échecs, ils décident de se retrouver dans le quartier populaire tokyoïte de Shibuya, et d’essayer de trouver un quelconque bar ouvert en milieu de journée. Ils essaient de se changer les idées et d’oublier leur inutilité, et l’espace d’un instant, dans la foule de Shibuya, ils se sentent libres, tous les trois ensemble, au milieu de la chaussée… quitte à provoquer une collision entre voitures. Par crainte de la maréchaussée, ils se précipitent dans les WC de la station de métro la plus proche… et soudain, c’est le drame.
Ou plutôt c’est le vide. Parce que d’un coup d’un seul l’électricité est coupée dans la station. En fait, même leurs portables ne fonctionnent plus. Ils sortent des WC et découvrent ce qui alarmerait n’importe quel Japonais : un Shibuya entièrement vide. Pas âme qui vive. En fait, toute la ville semble s’être évaporée en une fraction de seconde.
Non, ce n’est pas une version nippone de The Leftovers : s’il est vrai qu’ils sont préoccupés un temps par ce vide incroyable, ils se montrent finalement soulagés. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent maintenant. Le monde (ou ce qu’il en reste ?) leur appartient. Ils sont là, entre potes, et finalement est-ce que c’est si terrible ?

Vous vous doutez bien que oui. Et c’est là qu’entre en jeu l’aspect high concept. Littéralement.
Quelques heures après avoir découvert un Tokyo entièrement abandonné, Arisu, Karube et Chouta (je sais pas pourquoi Chouta est le seul qu’ils appellent par son prénom, mais passons) ont la surprise de voir un immense message s’afficher sur la façade d’un immeuble, leur indiquant que le JEU va bientôt commencer, et leur indiquant une direction vers laquelle se rendre. Surpris (et peut-être quand même un peu soulagés, hein) de découvrir que quelqu’un d’autre serait en ville, ils se dirigent vers l’endroit. A l’intérieur d’un building, le fléchage les conduit vers des téléphones portables (qui, eux, fonctionnent), et leur apprend qu’ils sont inscrits au JEU. Deux autres personnes apparaissent, une jeune femme et une adolescente, qui sont également inscrites au JEU. Et du coup le JEU commence.

Soyons précis : ce JEU, personne n’a demandé à y participer. C’est même un mécanisme récurrent dans les séries high concept japonaises, qui va souvent plus loin : on ne sait que le JEU existe qu’une fois qu’on a été enrôlé. Mais il va bien falloir s’adapter, apprendre à comprendre les règles, jouer, et surtout gagner. Perdre, dans ce cas précis, c’est mourir (dans d’autres séries similaires, perdre peut signifier endosser une immense dette, comme dans LIAR GAME, ou quelque chose d’aussi irréversible, mais pas nécessairement morbide). Or Arisu, Karube et Chouta sont désœuvrés, mais pas suicidaires.
Au Japon, ce sous-genre a un nom : on appelle ça une fiction sabaibukei, autrement dit : death game.


Imawa no Kuni no Arisu n’est pas toujours d’une grande finesse. Il faut dire qu’elle a deux twists à intégrer dans son épisode d’introduction : d’abord le vidage de Tokyo, et ensuite cette histoire de JEU dont elle va même donner un premier aperçu qui ne sera pas sans rappeler les enjeux de la franchise cinématographique Cube. Tout ça en établissant qui sont les personnages, et quels sont les enjeux philosophiques de son sujet. Mais la série prouve une maîtrise totale des tenants et aboutissants du genre.
Car au bout du compte, pourquoi dans les séries high concept japonaises ce type de JEU est si fréquent ? Pourquoi créer des environnements si absolus pour que le JEU puisse se tenir ?

Parce que les séries high concept japonaises, et en particulier les death games, voilà ce qu’elles montrent : un jeu qui nous dépasse, auquel on n’a pas demandé à participer, dont on ne connaît pas les règles, mais qu’il va falloir dominer sous peine de voir sa vie changée à jamais, ou, pire, achevée. Les death games sont donc, j’espère que vous en mesurez l’ironie, des séries sur la vie. La vie en société, avec ses obligations, ses règles, et les conséquences désastreuses si on fait les mauvais choix.
Au risque de faire de la psychologie de comptoir, ce n’est pas très étonnant que ce genre parle au public japonais. Mais plus encore, le public de ces fictions (j’englobe là le manga, l’animation, le cinéma ou bien-sûr la télévision) est très souvent un public masculin, jeune, geek… Oh et, l’apparition et la popularité de ces fictions correspond à, je vous le donne dans le mille, une décennie de crise économique (une deuxième « génération perdue ») qui a entraîné auprès de cette population un fort taux de chômage à la fin des études, une explosion des carrières fragmentées (jobs à temps partiel, par exemple), et une remise en question des structures sociales et familiales. A un moment on ne peut pas faire une fiction plus sur-mesure que ça.

Dans Imawa no Kuni no Arisu, la société a été retirée de l’équation… au moins en apparence : effectivement, Arisu, Karube et Chouta peuvent vérifier de leurs propres yeux que ni leur famille, ni leur petite amie, ni leur patron, ne sont encore là. Ils semblent libérés de ce qui les oppressait précédemment, et surtout libérés du regard que les autres pouvaient porter sur eux et leurs actions. Comment peut-on être le rebut de la société quand il n’y a pas de société ? Ca semble être un soulagement, mais le JEU réintroduit progressivement ces notions, et les pousse à leur paroxysme. Il va leur falloir apprendre comment réussir, et l’appliquer rapidement s’ils veulent survivre. La première manche du JEU dans cet épisode inaugural de Imawa no Kuni no Arisu met à l’épreuve les capacités qu’avant ils n’avaient pas su mobiliser, mais dont il est établi, en particulier pour l’un d’entre eux (au hasard, celui qui a son nom dans le titre ?), qu’elles sont préexistantes. Elles n’ont simplement jamais été mobilisées. Pour gagner, il faut donner le meilleur de soi-même, pas être un autre.
Il est d’ailleurs intéressant de noter un choix de la série dans son adaptation du manga original : au départ, Arisu, Karube et Chouta sont des lycéens. Des lycéens qui sont aussi des ratés, oui, mais auxquels le jeu sert de parcours initiatique.

Avec ses faux airs d’escape game tragique et son univers surprenant (voir une mégalopole comme Tokyo entièrement vide, ça fait un petit choc), Imawa no Kuni no Arisu est bien décidée à pousser ses protagonistes au-delà de leurs limites, les confronter à leurs échecs et, normalement, si tout va bien, les pousser à se dépasser. La survie est, après tout, à ce prix.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    Je me rappelle avoir entendu parler du manga, mais je n’avais jamais été plus loin. C’est peut-être l’occasion.

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