Avez-vous remarqué que la pratique de la co-production, courante en ce qui concerne la télévision traditionnelle, est rarissime du côté de la SVOD ? Pour beaucoup d’acteurs du marché, produire une série est bien souvent une affaire qui se mène en solo : la fiction originale a un coût lourd, mais c’est un argument de vente trop puissant pour le partager. Au pire il arrive (dans certains pays plus que dans d’autres) qu’une plateforme s’associe à un diffuseur historique, mais une chose est sûre : entre plateformes, c’est chacun pour soi.
Aussi des séries comme Code M sont-elles assez atypiques dans le paysage mondial : celle-ci est co-produite par deux plateformes indiennes. Zee5 et ALTBalaji. Deux géants de leur secteur s’il en est, n’ont rien à prouver, et s’appuient sur de grands groupes audiovisuels qui, au pire du pire, peuvent toujours se tourner vers d’autres activités si cette histoire de streaming ne marche pas. En outre, ALTBalaji est une plateforme associée à la société de production Balaji (créée par Ekta Kapoor), qui a fourni de nombreuses séries par le passé aux chaînes du groupe Zee TV. On est donc entre amis de longue date.
Cela rend d’autant plus intéressants le sujet et le ton de Code M, une série qui n’aurait absolument pas vu le jour en Inde sur d’autres supports que la SVOD de par la gravité de son sujet.
Tout y commence par une opération militaire à la frontière indo-pakistanaise, dans un petit village où une poignée de soldats indiens fait irruption en pleine nuit, se glisse dans un bâtiment, et ouvrent le feu. Deux des hommes à l’intérieur prennent la fuite, et dans la course-poursuite qui s’en suit pendant laquelle au moins un fugitif est tué, l’un des soldats tombe à terre. Générique.
Code M vient de nous présenter « les faits ». Des faits présentés rapidement et sans contexte, mais des faits. Après son générique, les choses deviennent plus subjectives : un journal dont le titre annonce que les habitants du village s’étaient rebellés face à l’armée, un autre qui explique qu’il s’agissait de terroristes dûment éliminés, un troisième proposant comme légende d’une photo d’enterrement le terme de « martyr » pour le soldat tombé pendant l’opération, et un dernier s’interrogeant sur la véritable nature de cette intervention. Tout le monde a une interprétation différente des faits.
Tout le monde, et en particulier les familles des hommes tués ce jour-là. Une semaine après, la plaie est encore à vif, et les manifestations se poursuivent en soutien aux villageois morts cette nuit-là. Dans le même temps, Ajay Paswan (le soldat mort dans l’exercice de ses fonctions) est décoré à titre posthume avec tous les honneurs par le colonel Chauhan.
Ce jour-là, la mère de l’un des hommes tués pendant l’opération s’immole par le feu devant la base militaire de Jodhpur, où se tient la cérémonie.
Clairement les choses sont allées trop loin, et il devient politiquement difficile d’ignorer la montée de la contestation. Le ministre de la Défense demande à Chauhan de faire ce qu’il faut pour… j’allais dire éteindre l’incendie, mais c’est peut-être de mauvais goût. En tout cas il faut que les troubles autour de cette opération cessent, et pour cela, la mise en place d’une enquête interne est tout indiquée. Chauhan a exactement en tête la personne qu’il faut pour la conduire : la major Monica Mehra.
Pourquoi elle ? Monica nous est présentée littéralement à mille lieues de toute cette affaire : elle dans un nightclub de Pune en train d’enterrer sa vie de jeune fille. Une altercation au bar nous permet cependant de comprendre qu’elle est extrêmement compétente, dotée d’un sang-froid sans pareil et d’une capacité de jugement aiguisée (accessoirement deux courtes scènes vont nous apprendre que son fiancé est extrêmement à l’aise avec son travail dans l’armée, et qu’il la soutient même alors qu’elle doit s’absenter juste avant leur mariage). Monica est l’incarnation de la modernité, et on se demande un peu quelle sera sa réaction devant tout cela, dans une bourgade frontalière où la présence militaire a un poids bien particulier.
A mesure que progresse l’épisode, on va également découvrir que Monica est une amie personnelle de la fille de Chauhan… et que la fille en question était fiancée au défunt Ajay Paswan. Décidément ce dossier est un sac de nœuds sans nom, et le mystère va s’épaissir encore à la fin de ce premier épisode avec une révélation supplémentaire.
Il ne fait aucun doute que Code M marche sur une corde raide avec un tel sujet. En fait ça se sent d’autant plus que le ton de la série est, par ailleurs, assez léger ; le montage est vif, la musique omniprésente, la camera ne tient pas en place… on est à plusieurs moments très proches stylistiquement du soap opera indien plus que des thrillers de la SVOD (en témoigne d’ailleurs le format d’une demi-heure). Dans la façon dont ces scènes se déroulent, on a l’impression que Code M essaie d’atténuer la tension, paradoxalement.
Cela n’enlève rien à la complexité du sujet, qu’on se rassure. J’ai plus l’impression que cette « bâtardisation » est due à l’héritage de la télévision traditionnelle et ses standards de production, qu’à une intention de freiner des quatre fers. Quoi qu’il en soit, cela témoigne d’une intention assez nette de vouloir aborder des questions complexes sur le rôle de l’armée, son image et ses actions à l’intérieur des frontières… tout en essayant de ne pas trop braquer les spectateurs, ni dans leurs convictions ni dans leurs habitudes téléphagiques. J’ai parlé de nombreuses fois de séries ayant vu le jour grâce à l’émergence des webséries et de la SVOD en Inde au fil du temps. A mon sens, Code M se situe très peu dans cet héritage, et ne s’inscrit pas vraiment dans les tendances à succès du milieu non plus. On est là devant quelque chose de très mainstream, mais qui essaie, quand même, de fournir une série qui ose (et je ne parle pas que de la petite scène qui sous-entend que Monica a eu du sekse prémarital avec son fiancé), cherchant un équilibre précaire entre des habitudes de productions à la papa et des opportunités narratives nouvelles. Ce n’est pas vraiment un hasard, dans le fond, si une telle série est co-produite par des entités comme Zee5 et ALTBalaji.
De mon point de vue, ça marche quand même. Je soupçonne d’ailleurs qu’on n’a pas fini de découvrir qu’il y a eu un loupé, en dépit de ce que clament tous ceux que Monica a rencontrés au début de son enquête… et ça, pour le coup, ce serait plutôt novateur.
Je serais curieuse de connaître le fin mot de l’histoire lorsque la série sera finie.