Si vous comptez parmi les habitués de ces colonnes, alors vous savez que tout au long de l’année, je parle de séries qui ne sont pas faites pour moi. Car dans le fond, c’est vraiment de ça qu’il est question, pas vrai ? Regarder des séries du monde entier, c’est avant tout regarder des séries faites pour d’autres publics. Les séries qui sont produites ailleurs sont des séries qui s’appuient sur d’autres codes culturels, d’autres standards de production, d’autres rythmes de diffusion. Rien ne va de soi pendant un visionnage, et entre vous et moi, c’est sûrement ce challenge qui m’attire le plus, celui qui m’oblige à comprendre, accepter et interpréter tout ce qui n’est pas mien à la base, pour aller au bout d’un épisode. Cet effort varie, évidemment, selon la familiarité qu’on a avec le pays en question et ses traditions télévisuelles, sans le savoir nous le fournissons tous, depuis notre plus jeune âge, devant des séries qui ne sont pas françaises (même devant une série américaine dont aujourd’hui nous n’avons pas nécessairement l’impression qu’elle est une « série étrangère« ) ; c’est juste que nous possédons les clés pour de certaines contrées plus que pour d’autres.
Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : d’apprendre ces nouveaux codes culturels, ces nouveaux standards de production, ces nouveaux rythmes de diffusion, pour comprendre un peu mieux de nouvelles séries, et, si Dieu le veut, pour comprendre un peu mieux le monde aussi. Au final, ne pas regarder une série venue de l’autre bout du monde parce qu’elle va sembler dépaysante, mais parce qu’elle va enrichir notre perspective (et, à notre grande surprise, être parfaitement capable de nous émouvoir au passage). Le propre d’une découverte, c’est bien de rendre l’inconnu familier, non ?
Sans cette curiosité, regarder des séries d’ailleurs n’aurait pas de sens. Ce serait juste un exercice d’exotisme télévisuel, et encore.
Il est des séries qui me le rappellent de façon plus vivace que d’autres, et vous l’aurez deviné, la série du jour est l’une d’entre elles. A la base, je n’avais lancé le premier épisode de la série libano-syrienne Al Hayba que par hasard, ou plutôt par hasard du calendrier : le premier épisode de cette série lancée pour le Ramadan 2017 m’est tombé sous la main alors que commence le mois de Ramadan. Malgré tout, il m’a surprise, parce que Al Hayba est un mélange étonnant de mélodrame et de crime drama, qui se déroule dans un contexte dont je n’ai qu’une vague idée… et parce qu’en plus, structurellement, cet épisode introductif est particulier.
Tout commence dans le bureau des douanes, à l’aéroport de Beyrouth. En attendant l’officier qui s’occupe de vérifier leurs documents, une jeune femme nommée Alia discute péniblement des circonstances dans lesquelles son mari Adel est mort récemment ; avec elle se trouve un ami (et apparemment collègue) d’Adel, nommé Naim, qui l’accompagne alors qu’elle fait le voyage depuis le Canada où elle résidait avec leur fils Joe, jusqu’au Liban pour enterrer Adel. Cette discussion entre Alia et Naim est un exercice d’exposition assez maladroit, qui dispense au spectateur (sans grande subtilité) les informations nécessaires pour comprendre comment les personnages en sont venus à être assis dans ce bureau. L’une d’entre elles est plus importante que les autres : Alia ne connaît pas la famille de son mari, Adel n’ayant parlé à personne depuis des années, n’étant jamais revenu au Liban, et ayant toujours refusé le moindre contact avec eux ; mais paradoxalement, dans son testament, il a demandé à être enterré dans son village natal, Al Hayba donc.
Fort heureusement Al Hayba m’a donné un peu plus d’éléments de contexte qu’elle n’en a fourni à Alia. A mesure que se déroule le premier épisode, il apparaît que la famille d’Adel est plus que particulière : c’est un clan criminel dont le territoire s’étend sur plusieurs kilomètres dans les montagnes libanaises près de la frontière syrienne, et englobe le village d’Al Hayba. Même la police n’ose pas trop y mettre les pieds (malgré les multiples check points dans la région), et vu l’état de la téléphonie là-haut, j’ai l’impression que même les opérateurs hésitent à y envoyer des techniciens !
Le frère d’Adel, dénommé Jabal, est à la tête du clan, avec des dizaines d’hommes armés jusqu’aux dents sous ses ordres, mais la matriarche Nahed est révérée également, et non sans influence. Tous les deux sont inquiets l’un pour la sécurité de l’autre, d’ailleurs ; la tension de tout l’épisode réside dans cette peur que quelque chose se passe. Quoi, au juste ? Ma foi, ce n’est pas clair. Mais cela a du sens, bien-sûr : un clan criminel a, par définition, des ennemis (les autres clans). Sans parler de l’animosité avec les autorités. Quelque chose, ça peut être beaucoup de choses, d’où l’impression d’un danger omniprésent. En outre l’arrivée de la dépouille d’Adel est un moment de potentielle vulnérabilité dont d’autres pourraient prendre avantage.
Cela bien-sûr, Alia ne le sait ni même ne le conçoit. Mais à mesure que le convoi transportant le cercueil de son mari, Naim, Joe et elle-même, s’approche d’Al Hayba, elle commence à comprendre à tout le moins que ces funérailles ne sont pas celles qu’elle avait espérées pour pouvoir faire son deuil. Tout, de l’organisation pratique des choses aux enjeux plus larges qui se jouent au-delà du seul enterrement, lui échappe.
A ma grande surprise, c’est de cela que le premier épisode d’Al Hayba veut parler, et à peu près de rien d’autre vu la façon dont il s’achève. Tout est mis dans la lente explication de qui est vraiment Jabal, c’est-à-dire de son rôle dans la région et ce que ce rôle implique. A mesure que le cortège funéraire avance vers sa destination, Alia comprend dans quelle mesure elle n’a aucun contrôle sur les événements, parce que ce contrôle est détenu par Jabal et qu’il est maintenu par des dizaines d’hommes avec leur FAMAS solidement ancré à leur bras.
Dans tout cela l’épisode inaugural ne s’intéresse pas vraiment à Alia, et si j’en crois le fait que l’actrice ait fui la série au bout d’une seule saison (et ses raisons pour le faire), ça n’est pas spécialement voué à beaucoup s’arranger. Vu la façon dont ce premier épisode se construit, ce n’est pas étonnant : Alia est là pour être témoin des actions des autres. Mais pour les spectateurs libanais ou syriens, à qui la série est destinée, Alia est probablement l’étrangère. Elle a vécu au Canada pendant tant d’années qu’elle parle plus facilement l’anglais que l’arabe, ne connaît personne, ne comprend pas les enjeux… et du coup, pour moi, elle est celle dont je partage la perspective, parce que son ignorance est mon ignorance.
A première vue, ça pourrait sembler un peu court, pour un épisode d’environ trois quarts d’heure, comme objet. Mettre en place cette tension sans la matérialiser, sans vraiment nous dire ce qu’au-delà, la série va raconter, sans même s’intéresser à son personnage supposément central… c’est un choix qui de prime abord semble être « trop peu ». La plupart des épisodes introductifs iraient plus loin, nous diraient à quoi cette tension conduit, ou même, mettraient en place des tensions supplémentaires, pour que, une fois qu’on a compris qui la famille d’Adel est, il y ait d’autres enjeux sur lesquels se pencher dans les épisodes à venir. Dans une autre série ce choix serait un mauvais choix, quelque chose qui indiquerait un défaut. Mais dans le cas d’Al Hayba, ce choix a du sens, parce qu’Al Hayba est un mosalsal : une série du Ramadan. C’est donc, à ce titre, comme des milliers de séries chaque année dans le monde musulman, une série quotidienne, dont les enjeux peuvent être plus lents, plus progressifs, plus prudents, parce qu’après tout on se donne rendez-vous le lendemain à la même heure pour l’épisode suivant.
Ils sont là, les codes culturels, les standards de production, les rythmes de diffusion dont la compréhension est nécessaire. Et c’est la raison pour laquelle moi aussi, je suis là (et bien là), à regarder des séries du monde entier, à en parler avec vous, à partager des clés pour les comprendre. C’est la raison pour laquelle je vais être là encore un bout de temps, parce qu’on n’a jamais fini d’arpenter le monde pour tâcher d’en comprendre le moindre recoin, une série à la fois.
» C’est la raison pour laquelle je vais être là encore un bout de temps » ♥♥♥
(Pardon, je suis en train de taper un truc plutôt long, donc j’ai juste lu en diagonale pour le moment, et je reviendrai lire en détails plus tard, mais je voulais quand même célébrer cette phrase lors de mon premier passage^^)
L’une des choses que j’aime dans tes chroniques, c’est toujours la mise en place du contexte externe à la série en plus de l’histoire de la série elle-même. C’est toujours une découverte plus grande que simplement celle d’une nouvelle histoire.