Alors qu’actuellement c’est l’accalmie du côté des annulations soaps de daytime aux USA, ailleurs, les disparitions de séries historiques font l’actualité. En ce mois de mars, ce sont deux productions emblématiques qui ferment leurs portes à jamais.
Aujourd’hui, double direction donc, avec une partie de cet article dédié à la télévision allemande, et l’autre partie dédiée à la télévision sud-africaine.
En Afrique du Sud, c’était ainsi SABC3 tirait le rideau pour Isidingo. La nouvelle était tombée en novembre dernier lorsque le diffuseur public avait annoncé ne plus avoir les moyens de mettre à l’antenne des fictions avec une distribution aussi large (d’autres programmes, dont l’émission lifestyle Top Billing, jugées trop onéreuses, ont également été sacrifiés), en échange d’audiences stagnant entre 900 000 et 1 million de spectateurs. Trop peu, apparemment.
D’emblée la chaîne avait annoncé, en même temps que cette mise à mort, que le dernier épisode serait diffusé à la mi-mars, une période à laquelle les changements de grille sont fréquents : le début du mois d’avril correspond à une nouvelle période fiscale. Pour beaucoup de séries quotidiennes produites en Afrique du Sud (soapies comme telenovelas), l’automne est le moment où commencent de nouvelles séries ou saisons. Isidingo finirait donc sa 21e année en mars 2020.
La question qui se posait dés novembre, c’était : comment faire ? En dépit des apparences, cela ne laissait pas beaucoup de temps à la production pour se retourner. Au moment de l’annonce, Isidingo avait déjà un scénario pour l’épisode qui allait devenir le dernier, et son tournage devait être conclu avant la fin janvier. Cela ne laissait pas des masses de temps pour offrir une conclusion fermée à une série de ce type.
Pas de miracle : bien qu’ayant subi quelques ajustements, la presse sud-africaine explique que l’épisode est plus ou moins celui qui devait être diffusé, fin de série ou pas. Il s’achève donc sur un gigantesque cliffhanger : l’un des hommes les plus puissants de la série, Lincoln Sibeko, est abattu par une mystérieuse femme portant une perruque blonde. La série s’arrête sur son visage, alors qu’il a les yeux encore ouverts et, seul, connaît l’identité de son assaillante. Pour un personnage qui ne manquait pas d’ennemis, ça n’aide pas à restreindre la liste des possibilités. Mais contrairement à JR de Dallas (dont le showrunner et producteur Pumla Hopa s’est ouvertement inspiré), on ne connaîtra jamais le fin mot de cette histoire.
Les « soapies » (c’est officiellement ainsi que les Sud-Africains appellent leurs séries quotidiennes) sont en effet un phénomène relativement récent à la télévision locale. Ils ne sont apparus que dans les années 90 et sont donc, à ce titre, intimement liés aux évolutions de l’époque, c’est-à-dire la sortie de l’Apartheid. Initialement calqués sur le modèle des soaps américains, Egoli (1992), Generations (1994), Muvhango (1997), Isidingo (1998) et finalement 7de Laan (en 2000) sont devenus les rendez-vous de la télévision sud-africaine les plus rassembleurs… Or, rassembler, dans les années 90, ce n’était pas rien. D’autres ont pris leur suite dans les deux décennies qui ont suivi, mais ces cinq-là représentent, dans le cœur des sud-africains, quelque chose de spécial pour les avoir accompagnés pendant une transition compliquée.
Ces séries ont été des pionnières en matière de représentations, sur des écrans où pendant longtemps les visages étaient presque toujours blancs. Leur distribution pléthorique permettait en outre de porter à l’écran de nombreux personnages noirs, et leur décor (comme la ville minière d’Isidingo) permettait de parler de situations qui ne tournaient pas exclusivement autour de l’élite blanche, les descendants des colons. Beaucoup de ces soapies s’aventurèrent aussi dans des mélanges linguistiques rendant leurs intrigues accessibles à un public plus large, auquel la télévision nationale ne s’était pas franchement adressé jusque là. La banalisation du sous-titrage en anglais, également (une langue plus largement pratiqué par le public noir que l’afrikaans), allait également faire beaucoup pour mélanger les audiences. Pas dans leur salon, non, mais au moins dans leur loyauté pour une série donnée. Tout cela était profondément nouveau.
Qu’on ne se méprenne pas : il n’y a pas non plus eu de miracles. Encore aujourd’hui, il existe des soapies en afrikaans majoritairement regardés par des blancs, et des soapies en anglais et/ou isiZulu majoritairement regardés par des noirs. Le programme télé sort même deux éditions différentes chaque semaine, l’une en anglais et l’autre en afrikaans… avec des couvertures et des sommaires différents. Hey, on a dit que la télévision était un outil d’évolution, certes, mais pas de résolution instantanée des problématiques culturelles et politiques de tout un pays.
Il n’empêche que ce qui a été rendu possible grâce à Isidingo, au fil de ses 21 années, ce n’est pas rien quand même. Et c’est ça qui s’est éteint, ce mois-ci. Remplacé (cruelle infamie) par des rediffusions de ses propres épisodes, en plus, parce que SABC3 n’a pas financé de nouvelle série pour prendre la relève après la conclusion de son soapie-phare !
Ce weekend, c’était en Allemagne qu’une autre série s’en allait : Lindenstraße.
L’histoire de Lindenstraße est un peu différente, et pour cause : il s’agissait de la plus longue série dramatique allemande encore à l’antenne, avec 34 années de service.
Ce record absolu, c’est un petit miracle à lui tout seul : premier soap opera produit en Allemagne, personne ne donnait cher de cette production quand elle a commencé sa diffusion en 1985. Inspirée par les séries quotidiennes britanniques comme Coronation Street, Lindenstraße était produite par la télévision publique allemande où elle cultivait une ambiance réaliste, proche de ses spectateurs, mais sans opter pour la diffusion quotidienne : sa case horaire, c’était le dimanche en fin d’après-midi.
Contrairement à sa consœur sud-africaine, l’annulation n’a rien eu de soudain : on connaissait déjà le sort de Lindenstraße fin 2018, quand ARD a annoncé que pour des raisons budgétaires (et en dépit d’audiences satisfaisantes et stables), la série s’achèverait en mars 2020. Ca laissait le temps de se retourner !
Lindenstraße a fait partie de la vie des spectateurs allemands pendant plus de 3 décennies, et du coup, elle a accompagné de nombreux changements dans la vie culturelle et politique du pays, elle aussi. Comme beaucoup de soaps, sa multitude de personnages (souvent des classes moyennes ou ouvrières) ont ainsi vécu des intrigues reflétant l’actualité du moment, y compris la réunification des deux Allemagnes ! Combien de séries peuvent se vanter d’avoir accompagné les Allemands pendant cette période en leur parlant de leurs préoccupations ?
C’est aussi la première série allemande à avoir représenté un baiser entre deux hommes, à avoir célébrer un mariage entre deux personnages gay, ou à avoir inclus un personnage avec le syndrome de Down. Et si Lindenstraße semblait si actuelle pour ses spectateurs, c’est que malgré le tournage des épisodes à l’avance, la production se gardait de côté quelques minutes chaque semaine pour tourner, au dernier moment, une séquence incluant un dialogue portant sur des événements récents. C’est ainsi qu’en 1998, la série avait préparé 4 scènes différentes pour refléter les différentes possibilités à l’issue des élections. En 2009, les résultats des élections fédérales ont carrément été annoncées non pas sur le plateau d’une émission d’information, mais dans la série elle-même. Des moments historiques liés à jamais à des moments de la série.
Ce sont donc deux institutions de la télévision mondiale qui se sont achevées ce mois-ci. Deux séries au long cours, dont la mission était d’accompagner le quotidien, ou au moins de le refléter, pendant plusieurs décennies, à travers les changements, les transitions, et les évolutions. Il reste encore des soaps similaires dans plusieurs pays de la planète… mais pour combien de temps encore ?
Ce qui interroge à travers ces annulations, c’est aussi à quel point notre télévision est devenue peu durable. Quelles sont les séries qui nous accompagnent, aujourd’hui ? Seront-elles les séries qui nous accompagneront demain ?
A l’heure du streaming roi, et de ses séries à la durée de vie bien plus courte (deux à trois saisons semblent être devenues la norme en l’espace de quelques années), il est de nombreuses séries qui parlent de nos préoccupations présentes… mais elles ne changent pas avec les temps, et pas avec nous. Elles n’en ont plus le temps.
Lindenstraße et Isidingo sont apparues à une époque où regarder des séries, a fortiori des soaps, c’était très souvent synonyme de les suivre dans le temps, d’instaurer un rituel, de les inclure dans notre existence sur le long terme. Les séries faisaient partie de la routine. Il n’y a plus vraiment de routine : chaque semaine apporte son nouvel événement, une nouvelle sortie qui va nous surprendre ou nous laisser indifférents, une nouveauté à discuter âprement sur les réseaux sociaux, puis à oublier lorsqu’arrive la suivante.
Je caricature, bien entendu : il existe encore des séries longues, mais elles sont toutes à la télévision traditionnelle, les plateformes de streaming n’investissant pas dans les soaps (y compris dans les pays qui historiquement les préfèrent ! les séries indiennes d’Amazon ou les productions mexicaines de Netflix ne sont pas des soaps).
A quelles séries feront-nous des adieux émus dans dix, quinze, vingt… trente ans ?
La réflexion sur l’avenir des soaps n’est pas quelque chose à laquelle j’avais réfléchi, mais je suis absolument d’accord. Nous vivons dans une culture de l’immédiateté (qui est représenté en partie dans ces soaps dont tu parles. C’est très intéressant le point sur les différentes fins et les références à l’actualité dans Lindenstraße) et il semble qu’il n’y ait plus que les événements (même en ce qui concerne les séries) qui ont un impact et reste à voir l’impact qu’elles auront encore (ou non) dans 10 ou 20 ans.