La neutralité n’est pas neutre

21 février 2020 à 21:11

La réputation du régime de Pinochet n’est plus à faire, et on sait aujourd’hui tout le mal qu’il a fait à plusieurs générations de Chiliens après sa prise de pouvoir en 1973. Des séries chiliennes se sont intéressées à cette période, bien-sûr, mais elles ne sont pas les seules. La mini-série Invisible Heroes, dont il va être question aujourd’hui, apporte un regard différent sur la violence du coup d’Etat, avec pour originalité d’être une commande pour la télévision publique finlandaise Yle.

Au début des années 70, le jeune diplomate Tapani Brotherus est choisi pour partir au Chili afin de signer un traité d’échanges commerciaux avec la Finlande. En fait de choix, disons surtout qu’il n’y a pas 712 options : seule une poignée d’employés des affaires étrangères parlent l’espagnol. Et puis, la mission diplomatique au Chili est d’une façon plus large assez insignifiante, étant donné qu’il n’y a à ce moment-là que 5 ressortissants finlandais dans le pays. Cela ne s’annonce donc pas comme une assignation particulièrement excitante, mais Tapani, sa femme Lysa et leurs enfants s’envolent le cœur léger. Sur place, leur résidence diplomatique est ravissante, inclut une jolie piscine, et même si le climat social est sous tension (avec notamment des grèves qui compliquent l’approvisionnement alimentaire), ça n’empêche pas de mener une vie agréable pendant que, avec l’aide du vice-consul Jaamala, le traité est préparé, puis signé.
Tout bascule le 11 septembre 1973, naturellement, lorsque le gouvernement socialiste d’Allende est renversé par un coup d’Etat militaire, mené par Pinochet. En l’espace de quelques heures, Tapani et les siens assistent à la violence dans les rues de Santiago, et à l’ambiance de peur panique qui saisit aussitôt tout le monde. Notre diplomate, qui n’est pas ambassadeur (celui-ci est de toute façon hors du pays ce jour-là), tente de savoir quoi faire à son niveau, et s’appuie comme il peut sur l’ambassadeur suédois Harald Edelstam, rompu à ce genre de situations. Parce que l’ambassade suédoise possède un telex, Tapani finit par contourner les coupures téléphoniques et contacter sa hiérarchie en Finlande. Les instructions venant des affaires étrangères sont claires : rester neutre, ne pas interférer, se tenir à distance des événements. A tout prix éviter de s’impliquer. Mais cette position de principe s’avère n’être plus tenable lorsque des gens escaladent le mur de la résidence diplomatique pour y chercher asile…

Invisible Heroes (en anglais dans le texte) est un peu la réponse scandinave à Argo, d’une certaine façon. Après tout, il y est également question de protection diplomatique et d’exfiltration, et cela se déroule pendant la même décennie : la comparaison est facile.
La différence, et elle est d’importance, est qu’Invisible Heroes s’intéresse à des personnages principaux finlandais, mais elle suit également ses personnages chiliens, et plus largement, traduit un souci de parler non pas des actions de Tapani Brotherus mais du pourquoi de ces actions. C’est-à-dire que la série se préoccupe réellement de la situation des Chiliens, et en particulier des socialistes et communistes chiliens, pendant les mois suivant le coup d’Etat. Ce n’est pas un hasard : sur les deux scénaristes de la série, l’une est chilienne, et la mini-série a été financée en partie avec le soutien de la chaîne chilienne Chilevisión. Elle se déroule d’ailleurs, en grande partie, en espagnol (avec un peu de finnois bien entendu, mais aussi de l’allemand et un peu d’anglais).
Retranscrivant la peur (une paranoia plus que légitime, vu le nombre de morts) qui s’abat sur le pays, Invisible Heroes s’est donc certes choisi un personnage immunisé contre la terreur, mais cela le place précisément dans une position privilégiée pour assister à ses manifestations sous toutes leurs formes. Outre les réfugiés qu’il cache dans sa résidence diplomatique (et dont le nombre ne va cesser de croître), qu’à un moment il faudra bien faire sortir de là, Tapani accompagne aussi la ressortissante finlandaise Seija Sandoval, qui est mariée à un socialiste chilien qui a été arrêté ; les développements autour du Plan Zeta mettent tout le monde à cran ; les tensions diplomatiques s’accentuent entre l’Est et l’Ouest (eh bien oui, c’est la Guerre Froide !) ; les meurtres politiques se poursuivent… L’intrigue met un point d’honneur à offrir une vision d’ensemble, et à faire de notre diplomate un témoin avant toute autre chose.

C’est ce qui produit la posture d’Invisible Heroes à propos des actions de son personnage central, et fonde tout son propos sur l’héroïsme.
De prime abord, il peut être difficile de ne pas voir Invisible Heroes comme une énième manifestation de white saviorism. Mais en ramenant toujours le propos aux Chiliens (qu’il s’agisse de personnages identifiés ou d’anonymes), et la façon dont le coup d’Etat a des retombées sur eux et uniquement eux, en laissant s’exprimer la parole politique des réfugiés et pas uniquement leur souffrance (mais elle aussi), la série semble faire son possible pour ne jamais invisibiliser les premiers concernés.
Ainsi la question qui se pose au personnage central n’est pas tant centrée sur lui, que sur la façon dont il peut se mettre au service des communistes et socialistes chiliens réprimés au moment de la prise de pouvoir de Pinochet. Il n’a d’ailleurs pas toutes les réponses, et dans un premier temps, bien que sentant confusément que ce qui se passe ne va pas, ne sait pas la conduite à tenir ; le Suédois Edelstam va le pousser et l’inspirer à entrer en action. A l’inverse, son ami et collègue le Finlandais Jaamala est plus réticent à s’engager dans des actions illégales, surtout sans l’appui de la hiérarchie au pays. L’héroïsme d’Invisible Heroes est là, dans ces choix qu’on fait sans trop savoir s’ils sont les bons ni si on s’y prend bien, dans ce petit quelque chose de profondément ordinaire parce qu’hésitant au lieu de grandiose.
Ce faisant la mini-série pose la question, aussi bien à son protagoniste qu’à ses spectateurs, du rôle que doivent jouer les forces internationales lors d’un conflit national comme celui-ci. L’immunité que procurent les passeports, bâtiments et écussons diplomatiques est une immense force, mais sans une volonté politique de leurs pays respectifs, Edelstam le Suédois, Brotherus le Finlandais et plus tard Koss l’Allemand ne peuvent rien ou pas grand’chose. Invisible Heroes ne veut pas juste rendre hommage à ces quelques Européens qui ont utilisé leur statut privilégié pour sauver des vies, mais bel et bien adresser un avertissement : il est impossible de détourner le regard et laisser un pays maltraiter son peuple en attendant que ça se passe. Invisible Heroes remet clairement en question la neutralité finlandaise, pointe aussi d’un doigt accusateur, à plusieurs reprises, l’ingérence de la CIA dans les affaires chiliennes, souligne que sans l’aide de Cuba ou de l’Argentine, beaucoup plus de gens seraient morts.

La conclusion d’Invisible Heroes n’est pas que Tapani Brotherus est un grand homme (ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : il a certes sauvé des milliers de vies, et on ne peut lui enlever ça). Son propos est plutôt qu’il en va de la responsabilité de la communauté internationale d’agir lorsque les Droits de l’Homme sont attaqués. La neutralité n’est pas une option.


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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

2 commentaires

  1. Mila ♥ dit :

    Je n’ai pas grand-chose à raconter, mais c’était juste pour dire que j’ai lu l’article et apprécié la lecture 🙂 Et le thème de la neutralité non-neutre, « pas une option » comme tu dis, est un thème particulièrement important et d’actualité (mais a-t-il jamais été pas d’actualité ?) et c’est bien que la série ne soit pas concentrée sur un seul point de vue, et puisse offrir différentes perspectives grâce à son staff 🙂

  2. Tiadeets dit :

    Oh, c’est totalement le genre de séries qui m’attirent beaucoup et ton avis m’a vraiment donné envie de m’y pencher (notamment sur les réflexions par rapport à nos actions aujourd’hui aussi).
    Et j’ai de la chance, la série est disponible sur SVT (bon avec des sous-titres suédois, mais rien de mieux pour bosser mon suédois, non ?)

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