Il y a quelque chose d’intrinsèquement patriotique dans un biopic sur un espion ayant réellement existé. Honnêtement, personne ne parle d’un espion pour critiquer son travail. C’est certainement vrai à la télévision russe, et c’est encore plus vrai à la télévision publique russe, ne nous leurrons pas. Le but du jeu de ce type de série est de montrer (avec l’idée sous-jacente qu’on apporte de la lumière sur des personnages et des faits méconnus) que quelques unes des actions les plus importantes pour la nation ont été conduites dans le secret.
Sorge (ou Zorge, mais il a fallu faire un choix), un period drama russe lancé au printemps dernier par Perviy Kanal, est résolument de ces séries-là. La mini-série (qui comporte un total de 12 épisodes) s’intéresse à Richard Sorge, un espion germano-soviétique qui était, pendant la Seconde Guerre mondiale, en poste au Japon. C’est également là qu’il a fini sa carrière, et sa vie.
Sorge nous donne l’opportunité d’assister à quelque chose de rarissime : une reconstitution d’événements avant et pendant la Seconde Guerre mondiale qui ne soit racontée d’un point de vue ni européen, ni américain.
Combien de fois avez-vous vu des séries avec ce genre d’angle ? Voilà, on est d’accord.
Il n’y a pas vraiment de suspense lorsque démarre Sorge : la toute première scène de son tout premier épisode se déroule dans la prison de Sugamo, le 7 novembre 1944. Il s’agit du lieu et du moment de l’exécution de son héros par les Japonais, après une condamnation pour espionnage. C’est là, naturellement, un simple aperçu du futur de Richard Sorge : après le générique (et un récapitulatif de son CV), la série retourne en 1938, à Tokyo, pour retracer les dernières années de la vie de l’espion. Et ça va nous obliger à faire un peu d’Histoire.
En 1938, la région est sous tension : le Japon est (à nouveau) entré en guerre avec la Chine, laquelle a le soutien de l’Union soviétique. Initialement, l’Allemagne s’était alliée à l’empire chinois ; mais au fil des années 30, Hitler a changé de stratégie et décidé de miser désormais sur une victoire japonaise. L’Archipel a donc reçu son soutien (notamment par rapport à la crise en Mandchourie), et les relations entre les deux pays conduisent à divers échanges politiques et symboliques. Finalement, l’année 1938 s’avère capitale pour leur alliance, avec la création d’une ambassade allemande à Tokyo.
Richard Sorge est un agent soviétique, mais il est d’origine allemande et a d’ailleurs fait la Première Guerre mondiale au sein de l’armée teutonne (il en garde des séquelles physiques qui ont totalement été gommées du portrait qu’en fait Sorge, au passage). Le réchauffement des relations entre l’Allemagne et le Japon lui a permis de s’installer dans l’Archipel et de se monter un réseau, progressivement, afin de collecter des renseignements pour le compte de l’Union soviétique… qui donc, si vous avez suivi, n’est pas allié à ces deux pays. Sa couverture est qu’il est un journaliste allemand, couvrant l’actualité allemande au Japon, ce qui lui permet à la fois d’approcher de grandes figures de l’armée nazie, et de jouir d’un statut privilégié d’expatrié.
Lorsque commence la série, Sorge a réussi à devenir l’ami (enfin, « ami »…) des deux officiers nazis en lice pour prendre la tête de l’ambassade allemande à Tokyo. Les deux officiers se détestent, et Sorge joue sur les deux tableaux. Dans le premier épisode, il use de son influence pour faire en sorte que celui qu’il pense le moins dangereux et le plus reconnaissant obtienne le poste d’ambassadeur, et se fait nommer comme bras droit, obtenant ainsi un accès quasi-illimité aux affaires de l’ambassade même les plus sensibles. En parallèle, il continue de travailler avec son réseau d’espions (le communiste yougoslave Branko Vukelić, son épouse danoise Edith, l’agent double japonais Takagi…), obtenant des renseignements, exfiltrant des agents en danger, et ainsi de suite.
Mais plus Sorge se montre capable, plus il s’engage dans un bras de fer à distance avec Staline. Car à Moscou, nombreuses sont les têtes qui tombent, le pouvoir n’hésitant à pas se débarrasser d’éléments considérés comme trop puissants…
Dans Sorge, tout n’est pas qu’opérations sous le manteau, vol de documents, déguisements improbables. Non, il y a une dimension essentiellement diplomatique aux opérations de Richard Sorge, que je trouve rafraîchissante. Quand la série commence, il tire de nombreuses ficelles et semble parfaitement maître de la situation ; c’est précisément la raison pour laquelle Moscou a besoin de lui (enfin, de « Ramsay », son nom de code), mais commence à s’en méfier aussi. C’est un angle intéressant, et sur la fin du premier épisode, il semble évident qu’il va être abondamment développé, alors qu’un ancien collaborateur de Sorge et sa femme (Max et Anna Clausen ; Anna est d’ailleurs interprétée par l’épatante Yulia Aug) sont sur le point d’être envoyés au Japon par Staline.
A cela encore faut-il ajouter que Richard Sorge a attiré l’attention d’un officier japonais, Osaki, qui commence à nourrir quelques soupçons quant aux activités du « journaliste allemand », quand bien même pour le moment il n’a pas du tout l’appui de sa hiérarchie pour mener son investigation. Et puis, Sorge n’étant pas en bois, il entretient aussi une relation amoureuse (qui semble sincère) avec Kanako, une jeune femme japonaise qui travaille dans un bar fréquenté par des Allemands.
Il se joue donc plein de choses dans Sorge, mais je crois que ce qui m’a fascinée aussi, c’est sa forme. C’était, euh, disons… « intéressant ».
La première de ces choses intéressantes, c’est la reconstitution historique.
Il ne vous aura pas échappé, parce que vous êtes de ces téléphages éduqués qui n’en loupent pas une miette, que la Russie maîtrise parfaitement le genre historique. Du coup je me frottais les mains à l’idée de me retrouver devant une série russe dont l’action se déroule en grande partie au Japon. Or, force est de constater qu’il y a dans cette reconstitution historique des aspects auxquels la production a prêté attention… et il y a les autres.
Sorge fait un traitement finalement très accessoire de l’angle japonais dans ce premier épisode. En-dehors de l’officier Osaki, aucun personnage nippon n’a vraiment d’importance. Même cette pauvre Kanako est pour l’instant uniquement là pour couler un regard enamouré à Richard à intervalles semi-réguliers ; on ne sait rien de son histoire et elle n’a pas de personnalité (ce qui est un drame parce que, malgré tout ça, Shion Nakamaru dégage quelque chose de très intense). Je ne suis même pas certaine d’avoir perçu dans quelle mesure elle a connaissance des activités de Richard Sorge ; le savoir répondrait probablement à la question quant à la sincérité des sentiments de l’espion.
Mais ce n’est même pas une question de personnages individuels, en fait. Le contexte lui-même est totalement traité de façon accessoire ; là où les activités allemandes sont abondamment discutées, la série se désintéresse totalement de la politique japonaise, ou même du quotidien à Tokyo. Tout ce que l’on obtiendra à ce sujet, ce sera quelques images d’archives, certes rarement visibles pour nous autres spectateurs français qui n’avons peu ou pas eu d’éducation historique sur le sujet, mais c’est quand même très peu. Quant à l’aspect diplomatique, il est totalement absent, Sorge n’étant vraiment intéressé que par les Allemands en poste à Tokyo… au final, les militaires japonais sont surtout là pour jouer les « méchants » de bas étage, des empêcheurs de tourner en rond. Cette absence d’intérêt pour le Japon et les Japonais m’a mise un peu mal à l’aise, donnant une impression d’exotisme un peu cheap à la limite du péril jaune.
L’autre question intéressante est en rapport avec les langues.
Reprenons : Sorge est une série russe. Avec un cast essentiellement russe (mais pas que). Des acteurs qui jouent, dans leur immense majorité, des Allemands. Enfin sauf ceux qui jouent des Soviétiques. Et évidemment sauf les Japonais. Du coup, comment on aborde ça ? Eh bien la série ne fait aucune différence entre les personnages qui parlent allemand, et les personnages qui parlent russe : tous sont interprétés en russe. Par contre, les dialogues en Japonais sont traités… oui voilà, de façon intéressante.
Parce que, comment vous dire ? Les Russes ? C’est pas trop leur truc, les sous-titres. La réalité à laquelle j’essaie de vous préparer, c’est que Sorge inclut beaucoup de surdoublage. Et si vous ne savez pas ce qu’est le surdoublage, oh sweet summer child. Il s’agit d’une pratique consistant à avoir des acteurs qui parlent une langue à l’écran, qu’on entend, mais qui est partiellement couverte par une lecture de la traduction en russe par UN acteur (qui donc lit pour tous les rôles, et de la voix la plus monocorde possible ; souvent il y a un acteur ET une actrice, histoire d’opérer une distinction auditive entre hommes et femmes, mais ça s’arrête là). Historiquement, les Russes sont des pros du surdoublage, il arrive que des séries entières soient diffusées comme ça, bien que fort heureusement les choses évoluent. Alors quelques passages dans un épisode de Sorge, vous pensez bien que ça ne leur fait pas peur. Vous dire à quel point ça nique complètement l’immersion est, je pense, totalement superflu à ce stade.
Le plus fou c’est que ce surdoublage pourri (pléonasme) n’intervient que dans les scènes dans lesquelles TOUS les personnages parlent le Japonais. Dans les scènes où Richard Sorge interagit en allemand ou en russe avec des personnages parlant japonais, tenez-vous bien : les acteurs sont correctement doublés en russe ! Ne faites pas attention au bruit sourd dans le fond, c’est mon crâne qui heurte mon bureau.
Cette pratique, qui a du sens dans le contexte de la télévision russe mais à peu près nulle part ailleurs, rend la compréhension de certains enjeux de Sorge très difficile. En prime, elle atténue aussi le travail de l’espion éponyme ; si la série avait montré de façon un peu plus claire sa capacité à changer de langue, et donc de niveau de connivence, selon les interlocuteurs, on percevrait des nuances qui sont ici beaucoup plus difficiles à cerner.
Cela ne signifie pas que, pour intéressante qu’elle soit, Sorge ne mérite pas que vous y jetiez un œil (rappelons que la société de production StarMedia met régulièrement en ligne, sur Youtube, des intégrales sous-titrées de plusieurs de ses séries… pas toujours celles que je voudrais m’enfin c’est un autre débat). Mais de mon point de vue, ce ne sera jamais le genre de série que je recommanderai chaudement, parce qu’au-delà de la leçon d’Histoire, il n’y a pas de quoi s’enthousiasmer pour ce type de série. Dommage parce que, sur le papier, j’étais vraiment partante.
La série a l’air vraiment intéressante ! Dommage pour le traitement des Japonais et du Japon parce qu’il y a vraiment matière à bien faire. Quand tu as commencé à parler des langues, je me suis doutée que tu allais parler de surdoublage, mais alors la façon dont c’est traité est vraiment :///// (Déjà le surdoublage de base :////)