Elles ne sont pas légion, les séries des pays riches à faire de l’immigration leur sujet central. Les quelques séries s’y frottant sont pour la plupart récentes (c’est-à-dire arrivent un peu après la bataille). Certaines préfèrent user de stratagèmes pour ne pas avoir l’air de trop interpeller les spectateurs, en s’appuyant sur des intrigues familières (comme par exemple une enquête sur un meurtre) ou au contraire des genres qui permettent de mettre de la distance entre la réalité et le public (l’idéal c’est la science-fiction, mais le fantastique marche aussi). En cas de doute, il y a toujours la possibilité de parler de problèmes structurels (pour autant qu’ils soient réels, ils permettent de ne pas trop interroger le spectateur à un niveau individuel). Même celles qui s’y attellent ont du mal rechignent à se placer du point de vue des migrants (quitte à se la raconter white savior pour parler de crise humanitaire, au point où on en est).
Effectivement, le sujet est complexe, et chatouilleux. C’est précisément ce qui fait sa valeur, et justifie que la fiction nous aide à appréhender certaines de ses nuances.
La mini-série Taken Down (qui démarre ce soir sur arte sous le titre Escale fatale) s’inscrit dans ce timide courant : elle se déroule dans un foyer de demandeurs d’asile situé en Irlande.
La review qui va suivre ne traitera que du premier épisode de Taken Down, mais pour cette introduction, la mini-série parvient à écarter un certain nombre des clichés que j’ai énoncés plus haut. Comment ? En optant résolument pour un ton réaliste, en se plaçant à un niveau humain et non systémique, et en faisant s’exprimer plusieurs personnages de demandeurs d’asile, et pas juste des personnages irlandais.
Cela ne signifie pas que Taken Down ne s’octroie pas quelques jokers, loin de là ; en particulier, la série repose sur le meurtre d’une adolescente vivant dans le foyer, ce qui donne lieu à une énième enquête. Voilà qui lui permet en outre de suivre des enquêteurs de la police, qui sont « bien évidemment » blancs, et ont des émotions, et pour l’une, une backstory porteuse de sa propre charge dramatique.
Cela semble tomber sous le sens que ces personnages blancs existent. Personne n’aime les personnages superficiels, dont la présence de scène en scène ne sert qu’à faire progresser l’intrigue. Mais quand on observe les premières images de Taken Down, on comprend que la présence de cette enquêtrice, de son point de vue, de son expérience de la vie y compris hors du boulot, semblent être une facilité.
En réalité Taken Down s’ouvre sur l’arrivée, au terme d’une traversée traumatisante, d’un bateau de migrants. Parmi eux, une femme nigériane, Abeni Bankole, encore en étant de choc, et accompagnée par ses deux fils. Son mari est mort sur le bateau. Elle est seule au monde, dans un pays étranger, passant par les rouages de l’administration sans savoir ce qu’il va advenir d’elle. Elle est épuisée, choquée, résignée, tout à la fois. Elle demande combien de temps elle et ses fils vont attendre de connaître la réponse à leur demande d’asile. Quelques semaines, parfois quelques mois, lui répond-on. La scène suivante se déroule dans le même foyer, huit ans plus tard.
Ce qui se passe dans cette séquence réussie, ce que Taken Down accomplit en donnant la parole mais aussi en observant les silences, les petits instants du quotidien, ou encore les interactions d’Abeni avec ses fils, c’est immense. Quasiment aucune série occidentale ne l’ayant précédée n’a tenté de faire cet effort minime de laisser quelqu’un comme Abeni exister à l’écran, et certainement pas pour ouvrir le premier épisode. Certainement pas sur l’écran de ceux qui n’auront jamais la moindre idée de ce que c’est. Toutes les séries qui l’ont précédée ont utilisé des personnages blancs pour introduire et souvent pour raconter les histoires comme celles d’Abeni. Cet effort, qui n’aurait pas dû se limiter à quelques scènes, est rapidement contrebalancé par l’existence de l’inspectrice Jen Rooney, qui fait son arrivée au bout de quelques minutes. Taken Down nous la montre prostrée sur un lit d’hôpital, seule, le regard vide et las, la main crispée sur son ventre. Le lendemain elle retourne bosser, vaillamment, malgré la douleur encore présente. Elle se préoccupe de la jeune victime, Esme, trouvée le visage ensanglanté, affalée sous un abribus. Ne voulez-vous pas connaître son histoire, nous demande Taken Down. Ne voulez-vous pas comprendre sa douleur à elle aussi… Quelle déception, dans ce contexte, que de vouloir nous réorienter vers cette histoire-là plutôt que de nous aider à nous focaliser celle d’Abeni, plutôt que celle de ses fils Isaiah et Oba, plutôt que leur voisin de chambre Samir, plutôt que la pauvre Esme.
Taken Down aurait pu être audacieuse et juste s’intéresser à ces angles-là, Dieu sait qu’il y a de la matière. Ce ne sera pas tout-à-fait pour cette fois. Abeni, Isaiah, Oba, Samir… ils vont encore avoir des scènes, ne vous méprenez pas. Ils ne disparaissent pas, et régulièrement, l’épisode revient à eux, à ce qui les anime, à ce qui les inquiète. Taken Down n’a pas sacrifié son sujet, mais en décidant régulièrement d’accompagner l’enquête, et donc l’enquêtrice, la série fait quand même le choix de dire aux spectateurs qu’ils peuvent décider d’avoir de l’empathie pour d’autres personnages que les demandeurs d’asile, des personnages qui leur ressemblent plus, qui reflètent leurs préoccupations. Offrir cette porte de sortie aux spectateurs, ce n’est pas très courageux. Pas quand on a commencé autrement.
Comprenez-moi bien, je trouve que Taken Down fait du bon boulot, globalement, pour ce premier épisode (surtout quand on la compare à des séries genre Lampedusa par exemple, qui se déroulait dans un lieu similaire). Mais ce n’est pas assez à mon goût. Je voudrais que parfois, les séries qui sont produites pour nous ne cherchent pas à tout prix à nous laisser de la place, à nous laisser un personnage compatissant qui nous permette de ne pas nous sentir trop mal. J’aurais voulu une série qui, quand bien même elle s’appuie sur une enquête criminelle comme prétexte scénaristique pour « justifier » de s’intéresser à des demandeurs d’asile, le fasse sans me donner de cheval de Troie émotionnel, laissant uniquement parler les Abeni, les Isaiah, les Oba, les Samir.
Parce que les séries qui le font, elles existent… mais elles ne sont pas produites dans nos pays. Et ces séries-là, on ne les importe pas.
« Et ces séries-là, on ne les importe pas. » Qu’elle est importante cette phrase ! Il est intéressant de voir comment les mêmes sujets sont traités dans différents pays et c’est dommage que nos pays occidentaux aient trop tendances à toujours vouloir nous placer en place centrale dans des histoires où nous devrions pouvoir nous placer sur le côté et écouter.