Ce n’est pas souvent que la fiction turque propose des séries fantastiques. Les épisodes de Hakan: Muhafız (The Protector de son titre anglophone) n’avaient que trop traîné sur mon disque dur, et il était grand temps pour moi de parler de cette série pas comme les autres. Surtout qu’elle compte déjà deux saisons, alors qu’elle n’a été lancée qu’en décembre 2018 ! En si peu de temps, la série a remporté un succès inédit, à un tel point que l’été dernier, elle a été renouvelée pour deux saisons supplémentaires…
Ça n’arrive pour ainsi dire jamais aux séries turques, mais il y a une bonne raison à cela : Hakan: Muhafız n’est pas une série de la télévision traditionnelle, mais la toute première série originale de Netflix produite en Turquie. La première et sûrement pas la dernière, puisque d’autres projets devraient débarquer prochainement : Atiye (également une série fantastique d’ailleurs, et qui débarque après Noël), Rise of Empires: Ottoman (une série historique ostensiblement inspirée par le succès mondial de Muhteşem Yüzyıl, attendue fin janvier), et Love 101 (un teen drama prévu pour courant 2020), ainsi qu’un ensemble drama pour le moment sans titre par le créateur de SON.
Ces origines sur Netflix expliquent, en fait, une grande partie de l’atypisme de Hakan: Muhafız, qui comme beaucoup de séries non-anglophones de la plateforme, sont modelées afin de coller à des attentes supposément universelles. Outre son genre fantastique, la série sort ainsi du lot par son nombre d’épisodes (10 seulement) qui durent jusqu’à 45min maximum (soit moins de la moitié d’une série de primetime sur une chaîne turque). Cela veut dire deux choses : oui, Hakan: Muhafız est probablement accessible pour un public peu familier des séries turques… et non, à part dans le futur catalogue de la plateforme, vous ne trouverez probablement jamais d’équivalent.
C’est pas grave, on va pas se priver de jeter un œil à tout ça pour autant, surtout que j’ai du bien à dire de la première saison de Hakan: Muhafız. Toutefois je préfère quand même prévenir. L’accès qu’offre Netflix, de par son catalogue de séries originales en particulier, à la télévision de toute la planète, ne doit pas faire oublier que ces fictions sont généralement peu représentatives de ce qu’on y trouve en général. Ce n’est donc pas souvent un point d’entrée fiable pour les téléphages curieux.
Pire encore, parfois, cela perturbe même ces séries originales Netflix…
Hakan Demir n’a rien dans la vie, à part l’énergie de la jeunesse. Orphelin, puis adopté par un homme très humble du nom de Neşet, il travaille aujourd’hui dans la boutique d’antiquité de son père, et vit au jour le jour. Et s’il adore son meilleur pote Memo, il faut quand même reconnaître que celui-ci ne lui apporte que des ennuis, en particulier lorsqu’il joue l’argent du loyer en espérant toucher le jackpot. A cause de ces circonstances peu favorables, Hakan n’arrive pas à concrétiser ses ambitions, alors qu’il ne rêve que de tenter sa chance dans le monde des affaires comme le fait son idole, le businessman Faysal Erdem.
Cette vie insatisfaisante, jalonnée de déceptions, va pourtant être transformée par un concours de circonstances qui passe vite de l’anodin au bouleversant : un beau jour, la vieille boutique de son père est visitée par une femme qui dit chercher une très vieille tunique bien particulière, et qu’elle est prête à y mettre le prix. Neşet prétend n’avoir aucune connaissance de pareil objet, mais Hakan est certain de l’avoir vu dans la remise. Espérant décrocher le gros lot, il décide, avec Memo, d’aller négocier un prix d’achat juteux pour la tunique ; lorsque la transaction est interrompue par Neşet qui refuse de vendre la tunique, Hakan pense voir s’envoler ses rêves de fortune. Mais pire encore, la négociation tourne court lorsqu’intervient un agresseur masqué, qui dégaine une arme et tire dans le tas. Neşet ne survit pas à ses blessures, mais a le temps de diriger Hakan vers une vieille pharmacie où deux inconnus, le pharmacien Kemal et sa fille Zeynep, le prennent en charge. Ils vont lui révéler entre autres que cette tunique n’a pas de prix : elle est l’un des trois artefacts sacrés du Muhafız (protecteur/gardien). Et ils en savent quelque chose : ils appartiennent, comme Neşet avant sa mort, à un mystérieux ordre ayant pour mission de l’assister dans sa quête pour vaincre les ennemis d’Istambul, les Immortels.
Car oui, Hakan est le fameux Muhafız !
Toutefois, pour comprendre cela, il faut arriver au bout du premier épisode. Car un premier constat s’impose : Hakan: Muhafız ne s’est vraiment pas adaptée à son « changement » de format, qui semble lui avoir été imposé sans avoir été totalement digéré. Oui, ses épisodes sont courts, mais son introduction a en fait besoin d’une heure trente pour nous dévoiler les informations nécessaires à lancer l’intrigue, c’est-à-dire… attendez je compte sur mes doigts… bah, oui, voilà, c’est bien ce que je pensais : 2 épisodes. Forcément. Vous voyez où ça mène d’essayer d’uniformiser artificiellement les formats ?
En soi ce n’est pas trop dérangeant à regarder, heureusement. Il faut en effet préciser que comme souvent à la télévision turque, ce qui pourrait sembler long (un épisode, publicité comprise, c’est d’emblée une soirée de 3h) a du sens sous un angle dramatique : l’émotion n’est pas bradée au profit d’une notion d’efficacité de l’exposition. Mais je me mets à la place de spectateurs non-turcs qui se seraient lancés dans une saison plutôt courte, suivant un format familier : espérant une certaine efficacité, avec une exposition proprement emballée et pesée en 45mn d’épisode… je les imagine légèrement refroidis.
A tout le moins, Hakan: Muhafız n’est pas efficace. C’est juste pas son job, et probablement pas sa culture télévisuelle non plus. Mais ça, c’est pas le problème de Netflix.
Comme je le disais, ça ne signifie pas du tout que son démarrage est mauvais. Au contraire, il pose les jalons d’une dimension émotionnelle qui ne va jamais être bradée au long de cette première saison.
Par exemple, le deuxième épisode est ainsi presque totalement occupé par le deuil de Hakan, et les phases par lesquelles il passe vis-à-vis de la mort de son père Neşet, du sort de Memo, et de sa responsabilité en tant que Muhafız… tout cela se mélangeant d’ailleurs fort à propos dans sa tête parce que, eh bien, tout arrive en même temps. Plus tard dans la saison, c’est la découverte du sort de sa famille biologique qui va le dévaster pendant un long moment. Et je trouve que globalement sur ce genre de choses, Hakan: Muhafız fait le taff mieux que la plupart des séries sur un « élu » ; la série accorde à son personnage éponyme du temps pour être perdu, être désarmé, être dévasté. C’est tout bête, mais Hakan pleure régulièrement dans la série… étrangement ça fait du bien à voir. Cette vulnérabilité, plus encore de la part d’un type qui incarne un héros légendaire, est vraiment la bienvenue, surtout que la série traite cela comme normal et justifié. Pour elle, il est normal de mettre les choses en pause, de n’avoir aucun personnage qui bouscule Hakan pour qu’il se reprenne au plus vite, de simplement valider ce sentiment de perte et de désespoir. Et Hakan: Muhafız a bien raison, c’est beaucoup plus humain comme réaction que de passer une seule scène dessus… puis de tourner la page au nom des responsabilités qui lui incombent désormais.
Au contraire, lancinante, la douleur fait partie intégrante de la mission du Muhafız… mais aussi de tous ceux qui croisent sa route, pour quelque raison que ce soit. Il y a ainsi une très jolie séquence dans le huitième épisode qui d’ailleurs souligne combien tous sont condamnés à perdre voire sacrifier quelque chose, et surtout, vivre avec la douleur qui en découle. C’est vrai de Hakan, ou de Zeynep, ou de Kemal, ou… de l’Immortel traqué dans cette première saison, qui comme les autres, apparaît face camera, en larmes. Bah je peux vous dire qu’il y en avait une qui n’en menait pas large devant son écran.
Vraiment, c’est la grande force de cette première saison, et les influences du mélodrame sont précieuses à cet égard. Hakan: Muhafız n’est pas qu’une série fantastique avec un héros qui doit sauver le monde (ou plutôt la ville d’Istambul), c’est un drame dans lequel le combat a un coût émotionnel et intime. Je ne dis pas que tout y est toujours d’une grande finesse (au contraire j’aimerais que certaines articulations du récit, ou certains dialogues, soient un peu plus subtils parfois), mais les aspects les moins habiles de la série sont au moins compensés par cette réelle volonté de cultiver l’impact affectif, et plus généralement accompagner les personnages plutôt que s’intéresser à des exploits.
A ce titre, je ne sais pas si j’ai pensé à le préciser, mais Hakan: Muhafız n’est pas une série d’action du tout. Si jamais vous vous attendiez à un équivalent turc de Buffy, ou, je sais pas moi, Highlander, vous vous trompez d’adresse : c’est pas le but. D’ailleurs les rares scènes de semi-action sont souvent brouillonnes (les persos sont souvent désorganisés, même Zeynep avec son entraînement de Tueuse), voire filmées de façon minimisante (la camera suit les mouvements de façon approximative, voire préfère se focaliser sur autre chose que le mouvement).
Au lieu de ça, Hakan: Muhafız oscille plutôt entre un parcours initiatique, de la romance, du drama « corporate » et même… de la série historique.
Une grande partie de la mythologie de la série est en effet profondément ancrée dans l’histoire réelle d’Istambul.
Le premier Muhafız connu (l’ancêtre de Hakan, puisque ce statut se transmet par le sang) a vécu au début du 16e siècle, soit peu de temps après que la ville ait été conquise par les Ottomans. Sa première confrontation avec les Immortels qui ont juré la destruction de la ville se déroule à l’occasion d’une épidémie de peste en 1502 (la première de nombreuses épidémies historiques à l’époque, que la série attribue donc à des forces surnaturelles).
Mais ce n’est qu’une des multiples façons dont l’Histoire se manifeste dans Hakan: Muhafız. A cela encore faut-il ajouter que dans le présent, l’une des intrigues impliquant le riche homme d’affaires Faysal Erdem concerne un appel d’offre pour la réfection de Hagia Sophia (soit la basilique Sainte Sophie), un trésor du patrimoine stambouliote…
De toutes les séries originales de Netflix que j’ai vues cette année, et il y en a eu un paquet, Hakan: Muhafız est probablement celle qui m’a semblé la plus attachée à préserver, au propre comme au figuré, un capital culturel. Ce n’est pas simplement l’intrigue qui consiste à sauver Istambul, c’est tout le reste : l’attention portée à mentionner et/ou montrer des lieux historiques de la ville, le recours à des événements réels tissés dans la mythologie de la série, et des références culturelles plus larges, aussi (on y cite Rûmî, Sinan, Evliya Çelebi ; la philosophie qui dirige les actions autant du Muhafız que de ses protecteurs puise dans le soufisme). On se retrouve avec une série qui évoque une fierté non dissimulée à être éminemment turque.
Il y a des séries originales de Netflix produites dans certains pays dont (et j’ai eu l’occasion de vous le dire) on ne sent presque plus qu’elles viennent de ces pays, le lissage par la plateforme ayant fait son oeuvre. Pas ici. Hakan: Muhafız ne fait pas de concession sur son identité et la façon dont elle peut nourrir son histoire, ses personnages, sa mythologie, ses tropes, son ton. Et même sa structure, puisque comme je le disais, même avec des épisodes plus courts, la série impose son propre rythme. En un sens, c’est incroyablement meta.
Cette richesse extratextuelle signifie que, très probablement, une partie de ces références échapperont à un public qui ne serait ni Turc ni issu de la diaspora turque. Idéalement cela pourrait en inciter certains à ouvrir leur moteur de recherche préféré et faire un peu de lecture, et personnellement c’est un aspect de la découverte des séries du monde qui m’excite toujours un peu. D’ailleurs, ces « devoirs » sont en fait la conséquence logique pour nous d’avoir été privés d’un contact régulier avec de nombreux pays (en donc privés de leur soft power : personne n’a besoin de googler « prom queen » ou « Thanksgiving », en grande partie grâce aux séries…). Les séries sont une façon parmi beaucoup d’autres d’être curieux du monde, et Hakan: Muhafız rend curieux d’Istambul, c’est indéniable. Donc oui, parfois, il a fallu m’arrêter et lire sur les épidémies du 16e siècle à Istambul, ou attendre avant de lancer un épisode parce que pendant le précédent j’avais noté un nom propre qui m’était inconnu. Que voulez-vous, ça m’amuse, ce genre de choses.
Mais bien-sûr, là encore, cela pourra sembler être une barrière ou une déception pour certains.
Regarder Hakan: Muhafız vient donc avec son lot de mentions en petits caractères : oui, il y a des choses qui ne tombent pas sous le sens avec cette série, parce qu’elle a ostensiblement tenu à préserver ses codes culturels et industriels. A chacun de voir s’il s’agit d’obstacles ou, au contraire, d’une source excitante de défis téléphagiques à relever. Je ne vais pas vous mentir, même si par ailleurs la série est plutôt visible par un public large, je ne la recommanderais pas comme point d’entrée vers la télévision turque.
Par contre ! Eh bien par contre, quelle récompense de passer outre ces légers obstacles ! Hakan: Muhafız propose une mythologie sympathique, des personnages attachants, quelques pointes d’humour (je sais, ça n’avait pas l’air jusque là !), et une richesse dramatique qui pousse vraiment à s’investir… peut-être même plus dans le sort des personnages que dans la quête elle-même. J’ai personnellement une préférence marquée pour Zeynep (que je surnomme affectueusement « Young Juliana Margulies »), dont le degré de badasserie est assez phénoménal mais qui ne tombe jamais dans la caricature. Mais vraiment il y a des choses à apprécier chez tout le monde, même parfois passagèrement (j’ai par exemple trouvé le jeune Emir touchant).
J’ai fait l’erreur d’attendre un an avant de placer Hakan: Muhafız en haut de ma to-watch list, mais je vous en conjure, surtout si vous êtes du genre téléphage curieux, ne faites pas cette bêtise. Ce sont vraiment 10 épisodes émouvants et palpitants à passer. Enfin, je parle de 10 épisodes, mais ne nous leurrons pas : maintenant je suis en train de m’organiser pour voir la suite !
J’avais vu les 2 premiers épisodes il y a plusieurs mois mais je m’étais arrêté là car je n’avais pas accroché plus que ça. Mais ton article m’a convaincue de redonner une chance à cette série !
En même temps comme je le disais, derrière les tentatives de faire tenir Hakan: Muhafız dans un certain moule, la série n’est pas tout-à-fait facile d’accès. Quels sont les points qui t’avaient peu convaincue ? 🙂
Je sais plus exactement, je me souviens que j’avais complètement décroché pendant le 2ème épisode, j’avais eu du mal à le finir, mais je sais plus exactement pourquoi, peut-être que je m’étais attendue à plus d’action en lisant le pitch ? Je vais retenter et je te dirai
Oui non pour l’action c’est vraiment pas un bon investissement ça c’est sûr. La première véritable scène d’action de la série est d’ailleurs bordélique, les persos sont perdus, c’est établi assez clairement que c’est pas le but de la chose.
Si tu retentes je suis curieuse de savoir comment tu abordes ce revisionnage et ce qu’il donne 🙂
Je la mettrais bien dans ma liste Netflix pour quand j’aurai un peu plus de temps parce que ça me tente bien de voir de quoi ça cause et d’aller découvrir cela.
Hello !! Je n’avais pas vu passer cet article, heureusement l’algorithme de Netflix m’a proposé la série.
Je suis contente de lire une critique très positive, l’ayant moi-même bien aimée, malgré le fait que j’ai trouvé l’intrigue pas super originale. Pour moi le héro élu qui sauve le monde c’est un peu une base facile.
Mais finalement, j’ai regardé les 4 saisons sans me lasser.
Et j’approuve totalement cette partie de l’article : « J’ai personnellement une préférence marquée pour Zeynep (que je surnomme affectueusement « Young Juliana Margulies »), dont le degré de badasserie est assez phénoménal mais qui ne tombe jamais dans la caricature. »
J’avoue que parfois la capacité de Hakan à nier les réelles compétences de Zeynep m’a agacé. Elle méritait vraiment plus son attention… parce qu’elle avait la mienne quoi qu’il en soit !!
J’espère que la suite de la série te (vous?) plaira !! J’ai eu un petit faible pour certains épisodes de la saison 4 qui pour moi sont les meilleurs en matière d’émotions, avec le passif des 3 premières saisons. De fort jolies scènes qui ont fait un peu oublier les débuts peu subtils de la série… Bon visionnage du coup !!