A un moment, il va falloir sérieusement s’interroger sur les pans de l’Histoire qui font l’objet de séries historiques, et pourquoi, et comment.
La question qui se pose, ou qu’en tout cas il faut poser, se rapporte à la façon dont la fiction (parce que son approche dramatique consiste à exposer les pensées et émotions de ses protagonistes) humanise des personnages historiques. Ce qui est fort bien tant qu’il ne s’agit pas de gommer ou excuser leurs actions les plus contestables ! Mais parfois, de l’humanisation à l’apologie, il n’y a pas grand’chose, et c’est d’autant plus complexe quand on touche à des figures longtemps présentées comme héroïques et/ou patriotiques.
A un moment… mais pas pendant la production de Hernán, la série hispano-mexicaine lancée par Amazon Prime le mois dernier. On y retrace une partie de la vie du conquistador Hernán Cortes, et plus particulièrement pendant la chute de Tenochtitlan, qui a scellé définitivement la mort de l’empire aztèque. Clairement il y a des questions qui ne se sont pas posées, ou pas assez, pendant l’élaboration de ce projet.
Le problème le plus évident de Hernán est à l’origine même de son sujet : on est en 2019, et il se trouve encore des diffuseurs pour commander des séries sur des putains de colons. Des mecs qui se sont pointés sur un continent, ont exigé/volé tout ce qui leur semblait avoir de la valeur, et ont éradiqué des peuples entiers… voilà, c’est ce genre de type, le héros de Hernán, tout de même. Chez Amazon, on ne s’est pas dit une seule seconde que c’était un tantinet de mauvais goût (ni, de surcroît, d’avoir une société de production espagnole pour goupiller tout ça, avec le biais de point de vue que cela pouvait impliquer), ou à tout le moins peu original (pourquoi pas plutôt une série sur les colonisés, pour changer ?). Mais bon, allez, laissons le bénéfice du doute et ne faisons pas de procès d’intention ; après tout on peut très bien faire une série sur ce personnage historique et avoir du recul sur ses actions, pas vrai ?
…Pas vrai ?!
Dans une certaine mesure, Hernán est consciente d’avancer en terrain miné, et, d’une certaine façon, ses choix démontrent à quel point la série a fait un effort conscient pour trouver l’approche positive permettant de raconter le pire sans pour autant écœurer le public. Mais la démarche est justement à l’opposé de ce qu’il aurait été préférable (et intéressant !) de faire.
Cela se sent dés le début de ce premier épisode, qui commence en 1520 c’est-à-dire une fois que le capitaine Cortés a déjà bien investi le territoire qu’il colonise : une bonne partie de ses exacti-… ses faits militaires sont déjà derrière lui (tout juste aura-t-on le droit à une très rapide mention du massacre de Cholula… et même là il semble éprouver des remords plutôt qu’autre chose). La première scène le montre en fait à Tenochtitlan, qu’il a prise mais qu’il laisse à l’un de ses officiers (Pedro Alvarado) tandis qu’il dirige le reste de ses troupes vers la côte. Il s’attend en effet à une attaque non pas autochtone, mais venant d’autres Européens. On n’a donc pas assisté à la conquête de Tenochtitlan, et au lieu de ça, on est invité à sentir aux côtés de Cortés la menace qui vient de ses semblables (en particulier le gouverneur de Cuba, qui a des intérêts dans la région également).
Les premières images que la série nous montre de Cortés sont donc celles d’un chef plutôt noble et stoïque, pas d’un guerrier qui a fait couler le sang par appât pour l’or… En outre, il s’inquiète dés les premières secondes pour le sort d’une jeune femme aztèque, surnommée Marina (c’est en réalité, nous l’apprendrons par la suite, son nom de baptême, octroyé par les Espagnols), pour laquelle il a clairement des sentiments. Elle-même est présentée comme romantiquement intéressée par lui, quand bien même leur romance, pour des raisons pour le moment obscures, semble impossible.
Difficile de ne pas repérer le mécanisme qui consiste à faire passer Cortés pour un protagoniste sympathique d’entrée de jeu ! A mesure que l’épisode va se dérouler, ces aspects vont régulièrement être rappelés au spectateur histoire de nuancer ses actions même les moins nobles.
Plusieurs flashbacks (remontant à 1519) nous attendent également au fil du premier épisode de Hernán. Leur portée essentielle est de raconter comment lui et Marina se sont rencontrés. Pas autre chose, ou si peu : l’idée n’est surtout pas de montrer les actes de guerre de Cortés pendant cet intervalle d’un an.
En fait, Hernán fait encore mieux que ça : une grande partie de ce premier épisode (intitulé « Marina ») est consacrée à mettre en place l’intrigue et les personnages du point de vue de la jeune femme. En 1520, Marina est éprise de Hernán Cortés mais elle lui sert aussi d’interprète ; elle parle en effet plusieurs langues, dont un dialecte maya et le náhuatl (la langue des Aztecs). Des flashbacks nous révèlent qu’elle a appris, au contact de Cortés principalement, à parler l’espagnol à partir de 1519. Pendant l’année qui s’est écoulée, séparant les flashbacks de l’action que nous voyons se dérouler entre autres à Tenochtitlan, Marina est pourtant devenue plus qu’une traductrice : elle a l’oreille du héros, et même s’il suit pas toujours ses conseils, elle est la seule femme à avoir droit au chapitre au sein des troupes.
Dans la façon-même de présenter cette dynamique, il y a une approche atténuante : lorsqu’elle vivait parmi les autochtones, Marina était une esclave ; ils l’ont ensuite offerte comme esclave sexuelle aux Espagnols, et aujourd’hui, regardez-la, elle est interprète et conseillère, et a même trouvé l’estime et même l’amour de nul autre que Cortés ! A regarder c’est très dérangeant : au bout du compte, tout semble tendre à induire que le happy ending justifie les moyens. Marina a été offerte comme esclave sexuelle aux Espagnols (la série prétend même qu’elle est VOLONTAIRE) ? Oui, mais sans ça elle n’aurait jamais pu tomber amoureuse de Cortés, ni le conseiller de façon avisée ! Tout est à l’avenant, que Marina soit baptisée de force ou offerte à un autre officier avant que Cortès ne réalise qu’elle est digne d’intérêt (…au cas où vous demandiez, oui, l’officier espagnol en question la viole, et même sur cette scène il y aurait long à dire ; et oui, ça va apparemment nous donner un triangle amoureux dans les épisodes suivants). Tout ce qui arrive à Marina d’atroce a une raison d’être, une finalité positive grâce à ses interactions avec le militaire espagnol.
Au juste je ne sais pas si la série se rend bien compte de ce qu’elle fait en racontant l’histoire de Hernán Cortés sous cet angle, et de ce que la série raconte de l’histoire de Marina dans la foulée (dont le véritable nom, au passage, n’est jamais prononcé dans ce premier épisode ; il s’agit de Malinalli/Malintzin). Quoi qu’il en soit, cela confère à Hernán une aura non seulement romantique, mais héroïque. En toute situation, parce qu’il est montré à travers le regard de celle qui l’aime, il apparaît comme un personnage… écoutez, on va pas pousser jusqu’à dire que c’est un homme bon, la série n’est pas obtuse à ce point, mais il a des qualités et on les voit bien plus que les défauts, en tout cas. Il parlemente calmement avec les autochtones, il est fin stratège (même s’il est clairement ignorant des codes culturels de ses opposants, et que cela le conduit à faire des erreurs graves), il est calme, il est juste. Il est même horrifié lorsqu’Alvarado procède à un massacre à Tenochtitlan en son absence ! Si ça c’est pas un chic type, hein.
Tout ça sans mentionner un détail sur Marina elle-même : l’Histoire n’a, d’une façon générale, pas souvent gardé d’elle un souvenir clément (à tort ou à raison, d’ailleurs, et c’est évidemment très compliqué). Longtemps considérée comme traîtresse à son peuple, symbole de duplicité, son nom est même entré dans le langage courant comme un terme péjoratif… C’est-à-dire qu’on assiste ici non pas à une, mais deux rédemptions par la fiction historique.
Et si encore ce n’était « que » ça. Mais Hernán ajoute l’insulte à l’injure dans sa façon de présenter d’un côté les Espagnols, et de l’autre les Aztecs.
Les premiers sont dotés d’une intériorité qui s’exprime à plusieurs reprises. Que ce soit Cortés, qui s’inquiète, réfléchit ou demande l’avis de ses lieutenants (puis de Marina), ou ses officiers, plusieurs personnages espagnols existent à l’écran. Chacun répond, certes, à un archétype différent, avec assez peu d’épaisseur à ce stade, mais ils ont des personnalités séparées, à tout le moins. On peut aussi assister à plusieurs reprises à des scènes exprimant la camaraderie, l’amitié, ou l’amour. C’est-à-dire que non seulement ils sont des personnes, mais ils ont aussi des interactions entre eux, qui solidifient leur humanisation parce que d’autres les voient aussi comme des personnes. Ainsi, une Espagnole occupant un rôle très secondaire rejoint en cours d’épisode les rangs de l’armée de Cortés parce qu’elle recherche un soldat en particulier ; leurs retrouvailles sont pleines de joie. Mentionnons aussi ce truc sorti de nulle part pendant lequel tout d’un coup Cortès et l’un de ses officiers font la course sur la plage, pour déconner entre potes (on a les loisirs qu’on peut j’imagine).
Les seconds, en revanche… Pour commencer, la plupart des Aztecs apparaissant dans ce premier épisode n’ont pas de nom. Et même quand ils en ont, ils n’ont pas de personnalité : juste un rôle. Il y a le chef de ci, l’empereur de mi, et c’est tout. Lorsqu’ils s’expriment, c’est pour mettre en lumière la tournure des événements sur le sol mexicain pour Cortès : tel groupe ethnique pactise avec son armée, tel autre représente une menace. Aucun de ces personnages ne semble éprouver de sentiment, en-dehors peut-être d’une brève scène pendant laquelle certains se demandent à quoi ils ont affaire avec ces Espagnols (amplement décrits, évidemment, comme des dieux). Même le massacre commis par Alvarado va surtout nous être montré à travers la perspective désolée d’un soldat de Cortés et de Cortés lui-même, pas par les survivants dudit massacre. Marina n’a pas franchement de proches avec qui parler de ce qui se produit, les autres esclaves offertes aux Espagnols font de la figuration sans qu’on se demande comment, elles qui ne se sont certainement pas portées volontaires, vivent leur conversion forcée ou leur esclavage sexuel par exemple. Et puis, le fait que la série (soudainement très scrupuleuse sur la reconstitution historique) les fasse systématiquement parler en maya ou náhuatl, souvent pour être traduits par un interprète espagnole, leur attribue une distance supplémentaire. Rien n’est fait pour les considérer comme des personnes.
Même visuellement, tous les clichés sur les « sauvages » se bousculent dans ce premier épisode : ils sont nus, ils ne sont pas très malins, ils sont montrés comme violents ou dociles (et rien entre les deux)… non, pardon, pas quand il s’agit de Marina. Elle, elle est pure, sage et gentille, au temps pour moi.
Ils sont sérieux ces scénaristes ?!
Tout ça, en plus, pour nous pondre un épisode finalement très consensuel, présentant un héros noble mais endurci, une histoire d’amour qui ne peut se réaliser (ou au moins pas d’entrée de jeu), et un enjeu militaire qui pour le moment n’a rien d’ébouriffant. Lorsque le siège à proprement parler commencera, cela sera peut-être plus intéressant parce qu’il y aura une vraie sensation de danger, mais pour le moment, on est loin du compte. En tout cas à un moment il faudra bien qu’il y ait une véritable menace, sans quoi cela rendrait Hernán particulièrement vaine : la fin, on la connaît, le héros s’en tire victorieux. Et pour l’instant, à part quand il ignore les conseils de Marina (et ses visions… ah oui j’ai oublié de préciser que l’autochtone a un don surnaturel !), bah il s’en tire bien et n’est pas vraiment menacé par grand’chose.
Présenter Hernán Cortés sous un jour moins positif, raconter l’histoire de l’extinction des Aztecs à travers leurs yeux, inviter le spectateur à s’identifier aux victimes du colonialisme plutôt que par ses oppresseurs… ça, pour le coup, ç’aurait été original et courageux. Il y avait moyen mais, voilà, pour faire ce genre de choses, il faut se poser les bonnes questions, et clairement ça ne s’est pas produit ici.
Le fait qu’une autre mini-série, celle-là produite par Spielberg, soit en projet sur Hernán Cortés me navre et me donne de l’espoir à la fois. Peut être que Cortés tentera ce que n’a pas osé Hernán, d’autant plus que Spielberg a déjà produit des fictions donnant (en partie) la parole à un peuple colonisé. Avec un peu de chance, ce sera moins un ratage. Mais la fascination pour ce personnage historique reste quand même une énigme. Il n’y a vraiment personne d’autre dont on puisse parler, vous êtes sûrs ?!
Ça picote vraiment beaucoup. Une série que je n’irai vraiment pas regarder et qui me navre profondément. Même en 2019/2020, on a encore beaucoup de chemin à faire.