C’est juste une fessée

23 novembre 2019 à 12:00

Aujourd’hui des femmes et des alliés défilent dans les rues pour #JeMarcheLe23, une manifestation de notre colère face à l’inaction vis-à-vis de la violence faite aux femmes avant la journée du 25 novembre. Si je ne suis pas dehors aujourd’hui, j’ai quand même envie de participer, à ma façon, à la lutte contre ces violences, en abordant rapidement un aspect peu connu de sa banalisation à la télévision américaine.

Trigger warning : violence physique/domestique.

I Love Corporal Punishment

Pour que je puisse vous parler de télévision, comme souvent, il me faut commencer par la radio. En 1948, CBS Radio lance un épisode unique de My Favorite Husband ; devant son succès, ce premier épisode donne lieu à une comédie du même nom, sur un couple marié sans histoires, mais dont la série suit les chamailleries quotidiennes. Dans les rôles principaux, on trouve Richard Denning dans le rôle du mari (George) et une certaine Lucille Ball dans le rôle de l’épouse (Liz). Pour son époque, la série est très classique, mais elle met en scène, à au moins deux reprises (peu d’épisodes ont survécu aux assauts du temps), une scène un peu particulière.
C’est que, voyez-vous, Liz a l’habitude de faire des bêtises, qui sont généralement le point de départ des intrigues, et du coup, parfois, George a « besoin » de corriger Liz, et lui donne donc une fessée. Il la penche sur son genou, lève la main, et lui colle une bonne tape à plusieurs reprises. Ca lui apprendra, tiens. Liz est humiliée, d’autant que ce genre de traitement est normalement réservé aux enfants (…ne me lancez pas). Mais comme George le lui fait remarquer, si elle se comporte comme une enfant, il est obligé de la traiter comme une enfant.
Ce n’est pas la première fois qu’une telle scène se déroule dans la fiction, loin de là : de nombreuses femmes ont, au cinéma comme à la radio, eu droit à ce genre de traitement. La liste est même plutôt longue. Mais ce qui fait de My Favorite Husband un exemple particulièrement marquant, c’est que la série radiophonique a donné lieu pendant la décennie suivante à deux séries télévisées : My Favorite Husband (avec une distribution différente) et… I Love Lucy.

Oui, l’enfant chéri de la télévision américaine, celui par lequel on aime bien penser que tout a commencé, celui-là même. Eh bien dans I Love Lucy, lancée en 1951, le fruit n’est pas tombé loin de l’arbre ; si certaines choses ont été adaptées différemment, en raison notamment du fait que Ricky (le mari de Lucy) est un cubain travaillant dans le show business, d’autres sont très proches des origines de My Favorite Husband. Et il se trouve que dans I Love Lucy, série dans laquelle Lucy a l’habitude de faire des bêtises qui sont généralement le point de départ des intrigues, Ricky a « besoin » de corriger Lucy, et lui donne donc la fessée. Il la penche sur son genou, lève la main, et lui colle une bonne tape à plusieurs reprises. Ca lui apprendra, tiens. Lucy est humiliée, d’autant que ce genre de traitement est normalement réservé aux enfants. Mais comme Ricky le lui fait remarquer, si elle se comporte comme une enfant, il est obligé de la traiter comme une enfant.
A ce stade vous l’aurez compris, il y a comme un motif récurrent. Il n’est pas propre à la filmographie de Lucille Ball : il s’étend à bien d’autres séries similaires de l’époque. Citons, entre autres, The People’s Choice (série de 1955), The Real McCoys (1957), ou The Donna Reed Show (1958).

Pourtant dans les années 50, contrairement aux idées reçues, la violence domestique n’est pas légale aux USA.
En fait, la première loi votée sur le sujet dans le pays remonte à 1850 dans le Tennessee ; et si, bien-sûr, cette première législation est pour le moins timide (elle ne prévoit des conséquences que dans le cas de séquelles permanentes…), elle est la première d’une longue liste, certaines par la suite incluant la possibilité pour une femme de divorcer d’un mari violent. Ces lois et/ou décisions de justice sont souvent bien incomplètes à l’époque (…ma foi, elles le sont encore souvent aujourd’hui après tout), nombreuses étant celles qui rappellent l’importance de ne pas se mêler de la vie privée des familles, ce qui est fort pratique ; d’autres adressant un rappel à l’ordre « women may be emancipated but it’s still a man’s prerogative to spank a misbehaving wife » (ce sont les mots d’un judge de Chicago en 1933). Les hommes ont tout de même droit à certaines libertés en la matière pour pouvoir assumer leur rôle (c’est ce qu’on appelle parfois « the rule of love » : on n’autorise pas un homme à battre un étranger, mais dans sa maison, tout va bien, c’est au nom de l’amour ; un concept qui n’a commencé à être interrogé par les autorités que grâce aux mouvements féministes des années 70). Laisser un homme battre sa femme « juste un peu », grâce à la fessée, c’est soi-disant lui permettre de veiller à l’harmonie de son foyer sans s’immiscer dans ses affaires. Et ne parlons même pas du fait que nombre de ces lois soient parfois peu suivies d’effets, faute pour une femme de pouvoir être prise au sérieux notamment au moment du dépôt de plainte. De ce côté-là, on ne peut pas dire que les choses aient énormément changé…
Bref, bien avant l’apparition d’I Love Lucy (et en fait, avant la diffusion à la radio de My Favorite Husband), de nombreuses femmes avaient tout de même, à travers les Etats-Unis, pu faire usage de la loi vis-à-vis de maris violents (Jezebel propose un excellent article à ce sujet, orienté plutôt sur le cinéma).

Un siècle sépare I Love Lucy des premières mesures juridiques de protection des épouses aux Etats-Unis face à la violence domestique. Un siècle, et pourtant I Love Lucy utilise ce procédé six fois au cours de ses 6 saisons sans choquer à son époque de diffusion. Pourquoi ?

Mécanismes de banalisation

Tout le monde devant l’écran sait qu’en théorie, battre sa femme est mal, ou au moins illégal ; mais ici, voyez-vous, les choses sont différentes, juré ! Tout est mis en place pour qu’une prise de distance soit possible. Car l’avertissement du mari à sa femme justifie cet acte de violence : si elle se comporte comme une enfant, il est obligé de la traiter comme telle… ne l’en a-t-il pas prévenue ? Dépositaire de l’autorité au sein de la cellule familiale, le mari est bien obligé de jouer son rôle de père. Contraint et forcé, pour ainsi dire.

Il y a quelque chose de transgressif dans le geste de ces maris (y compris pour l’époque), souligné par les cris de protestation de leur femme. « You wouldn’t dare ?!« , lancent-elles presque systématiquement, un air de défi pourtant déjà défait, alors qu’une menace leur est adressée pour la forme. Bien-sûr qu’il va oser. D’ailleurs rien, jamais, et personne, jamais, n’arrête ce geste fièrement annoncé.
De son côté, la réaction horrifiée de l’épouse est surjouée, contrastant d’autant plus avec la mine souvent réjouie du mari. Ce n’est pas un hasard si, à la télévision au moins, voir un mari coller une fessée à son épouse pour la punir se produit en grande partie dans des sitcoms : le procédé est ostensiblement présenté comme humoristique. Son visage choqué est paradoxalement l’expression de ce qui est drôle : elle a pensé que cela ne se produirait pas, et pourtant, elle est mise devant le fait accompli malgré tout, par un mari qui la domine. Ce qui est drôle, c’est surtout de la voir ainsi humiliée alors qu’elle se pensait hors d’atteinte. Elle est rabaissée, et plus que la violence physique, l’intrigue se conclut uniquement grâce à cela.

Et la fessée est, d’ailleurs, un choix important dans cette expression de la violence domestique, tant ce geste a une dimension infantilisante aux limites de l’absurde.
Il est sous-entendu que cette fessée n’est pas de la « vraie » violence, parce que le mari y est poussé par les bêtises de sa femme, parce que celle-ci est plus humiliée que physiquement blessée, et que, de toute façon, si un enfant peut recevoir ce type de correction et y survivre (j’ai dit ne me lancez pas), pourquoi pas une adulte ? Bon alors certes, il ne viendrait pas à l’idée de grand’monde de renverser les rôles, ce qui devrait mettre la puce à l’oreille de plus d’un. Voir une femme donner la fessée à son mari serait inimaginable dans chacune des séries citées (en revanche il arrive à Lucy et quelques autres, à l’occasion, de donner des tapes sur l’épaule ou, plus rarement, d’asséner une gifle… gestes pour lesquels généralement elles sont punies ensuite, ce qui n’est pas le cas des maris fesseurs). Aucun spectateur, en réalité, ne part du principe qu’une femme peut imposer son autorité dans la famille, et certainement pas par la violence physique. Mais euh, bon, c’est quand même juste pour rire, hein.

D’ailleurs ça se trouve, c’est un jeu de rôle coquin et puis c’est tout. Un jeu de rôle où la femme se débat, tente de s’échapper, hurle, souvent de douleur, n’est jamais en position de réciprocité, et ne manifeste absolument aucun signe de consentement, mais oui voilà on peut imaginer que c’est coquin, si vous voulez.

Un phénomène ancien ?

De toute façon, il s’agit d’une relique de temps anciens ! La télévision des années 50 n’était pas exactement la plus progressiste en la matière, mais c’est normal : c’était la télévision des années 50 ! Comme j’admire votre naïveté. Hélas pour vous, des exemples de femmes recevant la fessée, on en trouve un paquet au-delà des années 50.

Là encore, on en trouve dans des sitcoms domestiques, mais la tendance va aussi bien au-delà. On trouve ainsi des scènes de ce type dans des séries médicales (Dr. Kildare, alors que le docteur éponyme et sa fiancée planifient leur lune de miel ; ça donne envie de se marier), des comédies adolescentes (Gidget, à deux reprises pendant son unique saison), des séries militaires (McHale’s Navy), tout ça pendant la même saison. On peut aussi mentionner la science-fiction, comme dans un épisode de Land of the Giants ou même l’espionnage avec The Man from U.N.C.L.E. et I Spy.
Plus encore, la fessée s’avère très présente dans les westerns télévisés, qui rappelons-le sont le genre dominant jusqu’à la fin des années 60, avec plusieurs grandes séries s’étendant encore jusque dans les années 70. Ce sera par exemple le cas de Gunsmoke (en 1962), Rawhide (en 1964), The Big Valley (Linda Evans dans un épisode de la première saison en 1965) ou encore Death Valley Days (en 1969). Les champions toute catégorie ne se satisfaisant pas d’une seule scène de ce type s’avère être Wagon Train (au cours de la première saison en 1960 et une seconde fois en 1964) et Bonanza (au cours de quatre épisodes différents ; Michael Landon se positionnant souvent comment le distributeur de fessées officiel de la série).

La fessée des années 60, notamment celle des westerns télévisés, n’est quasiment jamais destinée à une épouse, mais plutôt à un personnage féminin secondaire, ou au moins considéré comme tel, se montrant trop effronté, trop indépendant ou… trop aguicheur. C’est en particulier vrai des personnages d’adolescentes, qui ont alors le privilège d’être à l’intersection de l’enfance et de la féminité, et donc d’avoir une « double excuse » pour être corrigées ainsi (…c’est parfois aussi la seule excuse valable pour qu’un homme adulte puisse toucher les fesses d’une très jeune fille à l’écran).
Du coup, on peut difficilement parler de rule of love ici : peu de ces séries s’intéressent à préserver l’autorité du mari ou l’harmonie du foyer… puisqu’il n’y a ni mari ni foyer. Il y a juste une autorité masculine, qui s’arroge le droit de corriger quiconque lui déplaît pour quelque motif que ce soit.

Toutefois, progressivement, le procédé se raréfie pendant la décennie des sixties. Il ne disparaît cependant que dans les années 80 (Fantasy Island partie des dernières séries à mettre cela en scène, ainsi qu’un western tardif de Michael Landon, Father Murphy en 1982), les mentalités évoluant, les droits des femmes également, et surtout, les lois sur les contenus audiovisuels aussi.
Dans les années 90, la fessée revient progressivement dans les séries, mais elle est alors remplacée par une version ouvertement coquine, présentée quasi-uniquement comme une pratique sexuelle avant tout. A partir de ce moment-là, comme beaucoup de pratiques fétichistes d’ailleurs, la fessée devient pour l’essentiel un objet de ridicule et un peu honteuse… Une fois que toutes les personnes impliquées y consentent, donc.

Ce qui ne signifie pas que cet acte a entièrement disparu des écrans dans sa version domestique plus « classique » : en 2015, un épisode d’Outlander mettait en scène Jamie qui assénait une fessée à Claire pour la punir d’avoir mis en danger ses hommes. La scène a eu le mérite de replacer la pratique dans son contexte (Jamie est un homme d’un autre temps, après tout), mais a tout de même suscité la polémique pour avoir ensuite sexualisé cette fessée plus tard dans l’épisode.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

1 commentaire

  1. Tiadeets dit :

    Merci pour cet article très complet ! Je ne savais pas que la pratique était si courante (même si ça ne me surprend pas).

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