Depuis les années 90, la télévision faite pour et par les Afro-Américains a développé une longue tradition de séries faites pour le public féminin et/ou centrées autour d’amitiés féminines. C’est vrai des « Black sitcoms », comme Living Single ou Girlfriends, et c’est devenu vrai par la suite de nombreuses séries plus dramatiques, comme récemment Single Ladies puis Being Mary Jane par exemple.
Entre les deux, plus de deux décennies de femmes, souvent présentées comme célibataires et de la classe moyenne voire plus. Sans aller parler de genre à part entière, il s’agit en tout cas d’une longue tradition qui a survécu à toutes les mutations des séries afro-américaines, et Sistas, l’une des dernières créations en date de Tyler Perry, s’inscrit pleinement dans cette histoire.
Peut-être un peu trop.
Andi, Karen, Danni et Sabrina sont quatre amies dans la trentaine, et célibataires. C’est ce dernier point, en particulier, qui est un peu douloureux : avec les années, elles ont connu pas mal de déconvenues sentimentales, et les choses paraissent régulièrement difficiles pour elles.
Andi est, au moment où commence la série, la seule à vivre une relation ; mais ce qu’elle n’a pas forcément envie de dire (une seule de ses amies est au courant), c’est que Gary, qui en théorie a tout pour lui, est un homme marié. Il lui jure qu’il va quitter son épouse, bien entendu, mais… De son côté, Karen vient de plaquer son petit ami ; après 3 ans de tromperies et de mensonges (dont plusieurs semaines d’antibiotiques…), elle ne supporte plus les excuses de Zac et a décidé que tout était fini, même si c’est plus facile à dire qu’à faire. Danni est une femme à fort caractère et qui dit toujours ce qu’elle pense… mais cela ne lui porte pas nécessairement chance en amour. En ce moment, elle a une relation indéfinie (et qui a l’air d’être surtout être une relation dans sa tête) avec un ami de Zac, ce qui n’est évidemment pas idéal. Dans tout cela, la seule qui semble avoir de la chance est Karen, qui sort à grand’peine d’une période de disette lorsqu’un client de sa banque lui propose d’aller boire un verre.
En soi, aucune de ces histoires n’est originale, mais ce n’est pas le sujet. En réalité, ce genre de série n’a pas besoin d’être originale : les affaires de cœur, Dieu sait que ça n’a rien d’innovant, jamais, nulle part. Et pour un type de série qui, encore une fois, s’est historiquement imposé comme un pilier de la télévision noire aux USA, il y a aussi tout simplement un cahier des charges à remplir.
Non, si le manque d’originalité était le seul problème de Sistas, on s’en tirerait en fait à très bon compte… mais ce n’est pas le cas.
Parce que le vrai problème ce n’est pas ce que Sistas raconte, mais comment. Et pour en parler il faut évoquer son titre officiel complet, qui est Tyler Perry’s Sistas, parce que Tyler Perry met toujours son nom dans ses séries. D’ailleurs Tyler Perry met son nom partout au générique aussi : scénariste, réalisateur, producteur… Du coup on ne peut pas ignorer qu’une série de Tyler Perry n’a qu’un seul et vrai coupable.
On parle peu de Tyler Perry en France, mais l’homme est un véritable phénomène à lui seul dans le monde de l’audiovisuel américain, y compris la télévision. Il est généralement critiqué par la critique pour l’absence de qualité de ses productions, mais il est aussi devenu un millionnaire grâce à elles ; sa franchise ciné autour du personnage de Madea, en particulier, remplit les salles depuis pas loin de 15 ans.
Le problème de Tyler Perry, c’est qu’il ne fait pas de la fiction pour qu’elle soit bonne. Il fait de la fiction pour qu’elle ait le mérite d’exister. Il y a quelque chose de politique dans l’existence même de ces séries.
Aujourd’hui, le mot « diversité » est partout et même si les résultats sont mitigés, on ne peut qu’admettre qu’il y a plus de séries que jamais qui sont faites par et pour les Afro-Américains ; Tyler Perry a commencé à faire des fictions avant tout cela, quand les représentations étaient aussi limitées que les choix, à un moment où en plus, un homme noir portant la triple casquette de scénaristes, réalisateur et producteur, c’était rarissime. Encore aujourd’hui, ce n’est pas forcément la chose la plus courante, d’ailleurs. On peut ne pas aimer ses séries (et il est très rare que j’en dise du bien, même si ça s’est produit), on peut critiquer ses méthodes (beaucoup de ses séries, en particulier celles produites pour TBS à un moment, étaient tournées au kilomètre), on peut critiquer ses thèmes ou son ton (et rien qu’en matière de son approche des personnages féminins, il y a long à dire, en particulier à cause de l’angle souvent très moralisateur de sa conception des relations amoureuses). On peut faire tout cela, mais il reste que ses séries constituent, bon an mal an, un phénomène encore très exceptionnel : un homme noir en charge du début à la fin de ses créations (il s’assure également d’avoir le contrôle des droits de distribution, au passage : l’un des seuls showrunners/producteurs aussi méticuleux à ce sujet). Il fait aussi, très ostensiblement, des séries mettant en vedette des acteurs et actrices noirs. La fiction qui a le mérite d’exister a aussi permis au Black Hollywood d’exister, pendant un bon moment… ce n’est pas pour rien que l’ouverture en grande pompe de ses nouveaux studios a attiré tant de gratin.
Le problème avec la fiction qui a le mérite d’exister, c’est que le vent a tourné et qu’elle n’est plus la seule à exister. Il y a, comme je le disais, de plus en plus de monde sur le créneau de la fiction « Black » ; celle-ci est, de plus, de mieux en mieux financée et produite, avec un nombre grandissant de productions mais aussi de genres abordés, une émergence de toute une génération de créatrices et réalisatrices noires, bref, plein de changements qui font que… bah, le contexte dans lequel Tyler Perry a trouvé le succès n’est plus exactement le même, quoi. Et aujourd’hui, le public noir étasunien découvre qu’il peut avoir des exigences de qualités qui étaient difficiles à combler il y a encore 10 ou 15 ans. Les séries de Tyler Perry ne sont plus comparées aux séries créées pour un public présumé blanc, ce qui a longtemps été plus ou moins implicitement le cas ; non, maintenant ses séries souffrent de la comparaison avec des titres comme Scandal, ou Being Mary Jane, ou Insecure, ou Queen Sugar.
Les séries de Tyler Perry apparaissent alors pour des fictions qui n’ont plus que le mérite d’exister.
Sistas est typiquement dans ce cas : pour avoir refusé d’actualiser aussi bien la forme que le fond, Tyler Perry signe une série qui est exactement dans la droite lignée de ce qu’il a déjà produit, mais qui s’avère être un échec au regard de euh bah tout le reste. Les dialogues apparaissent rigides, voire creux ; quand bien même les actrices y mettent tout ce qu’elles peuvent, il leur est impossible de gommer l’impression d’embarras de lignes totalement dénuées d’intérêt narratif ou dramatique. Les scènes sont lentes, exagérément bavardes, dénuées d’émotion. On a du mal à prendre les personnages au sérieux tant ils se montrent caricaturaux dans la façon dont ils sont présentés. Les décors sont minimalistes. Les scènes dans un restaurant/club/dive bar (on n’est pas sûr) n’ont aucune ambiance, aucun rythme. Les scènes n’ont pas de chute. Il y a des stéréotypes insupportables (l’ami gay de l’une des héroïnes par exemple), qui ont l’air d’avoir peu de chances de s’arranger (l’homme qui invite Karen à prendre un verre est soupçonné d’être gay parce qu’il est propre et bien habillé, j’exagère à peine). Et même quand on essaye d’aller au-delà de tout ça, les intrigues en elles-mêmes sont terriblement prévisibles, comme le prouvera rapidement l’histoire d’Andi, femme qui couche avec un homme marié et qui a la bêtise d’être une avocate spécialisée dans les divorces.
C’est triste à dire mais Sistas a l’air cheap, mal conçue, et vieillotte. Ça me fend le cœur parce que je vois que ses actrices se donnent vraiment du mal pour faire exister leur personnage, mais il n’y a simplement rien à en tirer. Si Sistas avait été diffusée en l’an de grâce 1999, ç’aurait été génial qu’elle existe, mais 20 ans après ça n’a plus de sens de faire des séries comme ça.
Alors, est-ce qu’il y aura un public pour Sistas ? Il y en a déjà un, en fait : au moment de son lancement sur BET, couplé avec The Oval (une autre nouvelle série de Tyler Perry, un soap politique cette fois), la série a attiré 2,9 millions de spectateurs. C’est plutôt bon même si on est loin du record établi précédemment sur la même chaîne par Being Mary Jane (4 millions). Tyler Perry se targue de connaître son public et honnêtement, c’est le cas. Le problème c’est que jouer la carte de la sécurité dans un monde télévisuel qui va sans cesse de l’avant, ça ne fait rien d’autre que des audiences, au mieux. Tyler Perry est un peu le CBS de la télévision noire aux USA : la prise de risque est minimum, les résultats garantis… et au-delà ? Au-delà rien. Mais ça a le mérite d’exister.
Comme toujours très intéressant avis avec le contexte en prime ! (Et je suis enfin à jour de tous tes articles, youpi !)