La Turquie, dont l’industrie télévisuelle fonctionne peu ou prou sur le modèle des saisons américaines, est elle aussi en pleine rentrée. Le mois dernier, parmi les nouveautés, on trouvait Şampiyon (qui se prononce à peu près comme vous le pensez), une série plutôt atypique s’intéressant à un boxeur.
Enfin, relativisons… Certes, le sujet de la boxe reste assez peu fréquent dans les séries (j’ai quand même trouvé 3 séries à lier en bas d’article, donc n’exagérons rien, mais c’est pas, je sais pas moi, aussi populaire que la danse, disons). Mais il y a des choses qui, dans celle-ci en particulier, sont un peu plus familières… Qu’est-ce que je fais, je vous en dis plus ? Allez, c’est dimanche, vous avez bien le temps ; qu’est-ce que vous allez faire d’autre, votre ménage ? Allons.
L’intrigue de Şampiyon démarre par un match de la plus haute importance. La foule est réunie pour admirer ce qui s’annonce comme une nouvelle victoire de Necdet Suphi, dit « Şampiyon », tout simplement. Il n’a rien à prouver, ayant remporté la plupart de ses rencontres précédentes, et collectionnant les ceintures y compris celle de champion du monde. En outre, celui qu’il est sur le point d’affronter n’est personne.
C’est cet homme-là notre héros : un semi-inconnu du nom de Fırat Bölükbaşı, dit « Kafkas » (le Caucase). Celui-ci a remporté ses 10 derniers combats en date, et il a la niaque comme jamais. Encouragé par son ami Zafer, il s’apprête à monter sur le ring pour la dernière fois de sa vie, pourtant : il a promis à son épouse Eylül de raccrocher les gants après la naissance de leur fils. Ce soir-là, dans leur salon, pendant que le combat se joue, Eylül va justement ressentir ses premières contractions ; lorsqu’il l’apprend, Fırat redouble d’énergie et met son opposant au tapis, emportant la victoire sans prendre le temps de la consommer puisqu’il part immédiatement pour l’hôpital.
Ce démarrage de Şampiyon est peut-être placé sous le signe de la boxe, mais ce qui se joue dans les minutes qui suivent dit bien plus de la série que cette introduction : Eylül meurt en couches, laissant Fırat seul pour s’occuper de leur nouveau-né Güneş ; dans le même temps, notre boxeur apprend que Necdet Suphi est mort des suites de ses blessures sur le ring. Ah, tout de suite, ça donne un sens nouveau au terme « overkill », hein ? C’est que, voyez-vous, au moins autant qu’une série sur la boxe, Şampiyon est un mélodrame. Un mélodrame avec des épisodes de 2h (pub non-incluse), parce qu’on est en Turquie, alors ce n’est pas la dernière fois qu’une pluie de catastrophes va s’abattre sur les personnages !
Fırat tient la promesse qu’il a fait à sa défunte épouse, et décide de subvenir aux besoins de son fils en devenant bûcheron, loin du monde de la boxe. Mais vous vous doutez bien que cela ne va avoir qu’un temps.
Lorsque, sept années plus tard, le petit Güneş donne tous les signes de problèmes de santé majeurs, on découvre que l’enfant est, comme sa mère, frappé par une terrible maladie dégénérative, qu’elle a commencé à toucher ses reins, et que seul un expert extrêmement pointu à Istanbul peut désormais l’aider. Une fois arrivé, les galères ne font que se succéder : son frère Serhat l’héberge temporairement, mais l’odieuse épouse de celui-ci, refusant la perspective de devoir accommoder le père et son fils malade, oblige Serhat à les mettre dehors en pleine nuit ; puis il perd toutes ses affaires lorsque le gérant de l’hôtel miteux où il a trouvé refuge est arrêté ; il est ensuite victime d’une arnaque au distributeur de billets qui le dépossède de tout. Et je n’ai même pas encore parlé du traitement de Güneş qui va coûter un r-… enfin vous avez compris.
Ecoutez, c’est bien simple : chaque fois qu’une tuile peut tomber, elle va sciemment viser le nez de Fırat avant de sauter du toit. Et notre bonhomme, bon, ok, il a du caractère et tout, mais à un moment il est au bout du bout. Il a plus rien au monde, il a besoin de payer les soins pour son fils, alors il se tourne vers son vieil ami Zafer… qui au bout de 7 ans l’accueille toujours les bras ouverts.
Pendant toutes ces années, Zafer a continué d’être entraîneur pour la salle de boxe de son père, le coach Yaman. Sa jeune sœur Neslihan (qui il y a 7 ans avait un méchant béguin d’adolescente pour notre boxeur) travaille comme personal trainer dans une salle plus cossue. Zafer et Neslihan sont ravis d’accueillir Fırat et Güneş pour les aider à remonter la pente, mais le plus difficile va être de convaincre le coach Yaman, qui garde encore en travers de la gorge les événements d’il y a 7 ans…
Şampiyon a donc, derrière ses apparences de drama sportif, surtout du drama tout court à proposer. Et très franchement, même s’il n’y a rien dans tout cela d’éminemment original, une grande partie fonctionne bien. Şampiyon se propose en effet de croiser le destin de son héros Fırat avec celui d’un groupe de personnages accentuant cette dimension : la famille de Necdet Suphi. Il y a 7 ans, ils ont perdu qui un père, qui un frère, qui un fils… et ils tentent comme ils peuvent de lui survivre. La sœur du défunt champion, Dr Suna, va en particulier croiser la route de Güneş pour des raisons médicales, ouvrant ainsi la porte à plein de dilemmes et conflits à venir.
Alors c’est sûr : c’est bel et bien dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe. Şampiyon ne recule devant aucun cliché, ou presque, pour atteindre son but : faire pleurer dans les chaumières ou, à tout le moins, obtenir quelques moments vibrants. A vrai dire, si certains outils employés semblent ridicules sur le papier, et relèvent du primetime soap, d’autres sont plus empreints d’une réelle douceur touchante, plus orientée sur le human drama.
Il y a ainsi un grand nombre de scènes qui insistent sur la dévotion de Fırat envers son fils, comment il a pris en charge non seulement son éducation mais son affection, tout simplement. Je m’attendais à un bête fast forward, mais pas vraiment ; Şampiyon ne veut pas juste nous dire « c’est un bon père », la série veut vraiment nous le montrer, nous donner la mesure de sa dévotion, et ce faisant, donner un foutu bon modèle.
En particulier, il a pris très tôt l’habitude de lui raconter des histoires incroyables pour le bercer. Mis en place très tôt dans la vie de l’enfant (ainsi que tôt dans le pilote), ce mécanisme finit par payer de nombreuses, nombreuses minutes plus tard, lorsqu’une histoire de Fırat transforme une vulgaire cabine de distributeurs automatiques en sous-marin dont Güneş est le capitaine… La scène est réussie narrativement, elle est réussie émotionnellement, elle est réussie visuellement, c’est impeccable, voilà tout. Si Şampiyon avait plus de sous, on verrait sûrement ce genre de petites prouesses plus souvent, mais… bah, essayez de financer des épisodes de 2h ? Voilà, exactement : les prouesses, ça a un coût.
Reste que même si ce genre de coûteux effort ne se produit pas souvent, le reste du temps Şampiyon parvient à trouver la note d’émotion qui donne tout son sel à une scène donnée. Les retrouvailles entre Fırat et son ancien coach Yaman sont par exemple très réussies de ce point de vue (et ça aide bien que Erdal Özyağcılar, son interprète, soit vraiment bon). D’une façon générale, la série arrive à plutôt bien équilibrer son envie d’aller vous tirer des larmes et son besoin d’authenticité, grâce à des acteurs généralement plutôt bons pour jouer l’ordinaire (je trouve Erkan Avcı, qui joue Zafer, vraiment doué à ce petit jeu en particulier). Ce serait indigeste si Şampiyon ne savait pas jongler, et si tout était toujours tragique, mais ici il y a de réelles respirations qui permettent de vraiment s’impliquer dans le quotidien, dans les interactions banales, dans les liens qui existent et pas seulement lorsqu’ils sont sous tension.
Mais Şampiyon a aussi dans sa manche un autre tour. Quelque chose qu’en tant que spectateur non-turc, vous n’avez peut-être pas perçu : elle profite d’une tendance de la télévision nationale.
Je vous avais déjà parlé d’Anne (l’adaptation turque de Mother), lancée il y a quelques années, qui s’intéresse à une petite fille maltraitée recueillie par sa maîtresse. Ce n’est pas du tout la seule série à s’intéresser aux malheurs d’un enfant : il faut aussi compter Çocuk, une série dans laquelle un petit garçon est abandonné par sa mère pour être adopté par une « meilleure » famille (plus riche, mais pas nécessairement plus aimante…), ou encore Kızım, une petite fille abandonnée qui tente de retrouver son père puis construire une nouvelle famille avec lui.
Kızım en particulier est un véritable petit phénomène, parce qu’outre son succès local, c’est un des fers de lance de l’exportation de séries turques, en particulier en Amérique du Sud où les chaînes se l’arrachent. Ça ne veut pas dire que toutes les séries turques ont en ce moment un enfant malheureux en leur sein ; mais ça signifie que ça aide quand même pas mal de se servir de la traction de telles séries pour en lancer une nouvelle.
Et ça, c’est le secret pas très propre de Şampiyon : insister sur le regard triste, les questions (involontairement) tristes, le sort triste, d’un pitit nenfant, tout en montrant comment son père courage va affronter le pire en essayant de le protéger tant bien que mal.
Şampiyon est, c’est certain, l’histoire d’un comeback sportif (il n’y a qu’à voir comment le premier épisode pose lentement en place l’inéluctable confrontation à venir entre le fils de Necdet Suphi, qui se consacre à la boxe au nom de son père, et Fırat qui va devoir tôt ou tard remonter sur le ring). Mais ce n’est pas du tout la seule chose qui se joue ici ! D’ailleurs, le titre-même de la série est plutôt ambigu, tant il semble à la fois faire référence à Fırat, à feu Necdet, et au petit Güneş, dont l’un des surnoms est… « Şampiyon ».
Cette review était longue, mais vous l’aurez compris : pour couvrir un grand nombre des nuances d’un épisode de 2h, il faut bien ça. Cependant, je finis cette review sur une bien mauvaise nouvelle : il n’y aura pas vraiment matière à s’extasier sur les différentes choses à l’oeuvre dans Şampiyon, parce que la série a déjà été annulée faute d’audiences. Fort heureusement, il reste encore de nombreux épisodes produits à diffuser (actuellement seulement 5 épisodes sont apparus sur la chaîne TRT 1, mais la diffusion devrait continuer jusqu’au 16e épisode, qui clôturera la série en décembre). Comme quoi, même une recette simple, et qui a fait ses preuves, ne suffit pas toujours à s’attirer l’adhésion du public.
2h par épisode, c’est trop long pour moi, mais j’aime toujours autant lire tes analyses d’épisodes qui se recoupent avec le paysage audiovisuel du pays concerné.