Miracle économique

6 octobre 2019 à 19:33

Ça fait des années que je vous répète que personne au monde n’égale l’industrie du divertissement japonaise lorsqu’il s’agit de synergies, et aujourd’hui je viens à vous avec un nouvel exemple. En soi, et je pense qu’on sera tous d’accord pour le dire rien qu’en jetant un œil aux illustrations, il n’y a une fois de plus pas exactement de quoi se prendre de fascination pour la série elle-même. Cependant dans ces colonnes, mon objet n’est pas seulement de vous parler de séries en particulier, mais de profiter de leur existence pour discuter de tout ce qu’il y a autour, et bon sang, vous allez voir qu’on va se régaler.
On va parler aujourd’hui de quasiment tous mes sujets préférés : product placement, stratégie transmédia, particularités de l’industrie du divertissement japonaise, et même remakes internationaux. Oh, que j’ai hâte !

Notre histoire commence en 2015, dans quelque salle de réunion tokyoïte. Y sont représentées la firme publicitaire Dentsu (dont une partie non-négligeable du fond de commerce consiste à vendre des trucs produits par d’autres, et la 5e agence de publicité au monde), la chaîne de télévision TV Tokyo (dont une partie non-négligeable du fond de commerce consiste à diffuser des séries d’animation pour enfants), la maison d’édition Shougakukan (dont une partie non-négligeable du fond de commerce consiste à publier et distribuer des magazines, manga ou DVD pour enfants), la compagnie de jouets Takara Tomy (dont une partie non-négligeable du fond de commerce consiste à proposer à ces mêmes enfants des jouets en plastique), l’agence d’artistes EXPG Studio (dont une partie non-négligeable du fond de commerce consiste à repérer et former des stars de demain), et la société de production OLM (dont une partie vraiment pas négligeable du fond de commerce consiste à créer des émissions et séries, animées ou non, pour ces mêmes enfants ; vous connaissez peut-être l’un de leurs obscurs anime du nom de Pokemon).
C’est ainsi que tout démarre pour le projet Girls x Heroines Series.

Du coup, de quoi il s’agit ? Eh bien ces messieurs en costard tombent d’accord pour lancer une franchise qui va consister à la fois à produire une série live action à destination des fillettes entre 2 et 6 ans… mais aussi vendre des jouets en plastique, et dans la foulée vendre des chansons, et des magazines, et… Ecoutez, à partir du moment où tout ce petit monde sus-cité pouvait trouver moyen de faire du profit d’une façon ou d’une autre, ça entrait dans le cadre du projet Girls x Heroines Series ! Cela étant entendu, les messieurs en costard ne peuvent pas tellement plus en faire, donc ils se tournent vers des créatifs pour prendre le relais.
Le développement du scénario est confié au scénariste NAKA雅MURA, et à la réalisation c’est un certain Takashi Miike qui se propose. Oui, le Takashi Miike que vous connaissez probablement plutôt pour ses films violents ! Il n’est pas du genre à mettre tous ses œufs dans le même panier (rappelez-vous, il a déjà eu le nez creux pour la mode du high concept), et il n’en même est pas à son coup d’essai en matière de séries pour enfants au Japon. Eh bien là, il est sur le coup pour aider à concevoir la Bible de la série avec NAKA雅MURA (qui est l’un de ses potes de longue date), et réaliser les premiers épisodes de la première série qui va en résulter : Idol x Senshi Miracle Tunes!.

Les deux hommes, ainsi qu’une armée de directeurs de projet travaillant pour les diverses firmes impliquées, se lancent donc dans une audition géante en 2015. A partir de là, chaque étape de pré-production, production, et/ou promotion va mobiliser l’expertise d’une compagnie prenant part au projet. L’audition est par exemple organisée par EXPG Studio, et promue dans les pages de magazines pour enfants de Shougakukan ; les recrues sont officiellement présentées pour la première fois lors d’un festival musical organisé par l’un de ces mêmes magazines ;  les gadgets utilisés dans la série sont conçus dans les bureaux de Takara Tomy ; Idol x Senshi Miracle Tunes! est diffusée sur TV Tokyo ; et ainsi de suite. Tout le monde met à la main à la pâte, et l’avantage comme toujours au Japon c’est que, quand toutes les compagnies impliquées ont quelque chose à y gagner, la promotion se fait d’elle-même par chaque entreprise à son niveau.
Il n’y a, en soi, pas de concept révolutionnaire là-dedans : je vous le disais, la synergie, c’est un truc que l’industrie du divertissement japonais maîtrise depuis des années. Même le fait qu’une série pour enfants soit conçue dans le but de vendre des jouets n’a rien de sensationnel, ça se fait au moins depuis des décennies (ça porte d’ailleurs un nom : toyetic).

Tout le génie du projet Girls x Heroines Series est cependant de mobiliser plus d’entités que jamais, et de jouer sur des particularités japonaises pré-existantes. Parce que, venons-en à Idol x Senshi Miracle Tunes!, et parlons un peu de quoi il s’agit dans les faits.
Le premier épisode de la série débute alors qu’une petite fille énergique du nom de Kanon, qui admire de tout son être une idol de son âge appelée Mei, passe une audition qui pourrait lui permettre de travailler avec son héroïne au sein d’un groupe appelé « miracle² » (prononcer « mirakuru mirakuru »). Kanon ignore que sa vie est totalement sur le point d’être changée par cette simple audition !
Pour ceux qui ne se souviennent pas trop ce que le terme d’idol signifie au Japon, on en a parlé pendant un autre cas d’école, rappelez-vous : il s’agit de jeunes (parfois très jeunes) stars qui chantent et dansent, apparaissent dans des séries, posent dans des magazines de mode, font de la publicité pour des produits, bref, synthétisent tout ce que l’entertainment japonais fait de mieux. Pour les filles, cela se traduit en général par un lot de jupettes colorées, des chansons de bubblegum pop bonnes à vous donner des caries par écran interposé, et des chorégraphies très codifiées, ainsi qu’une omniprésence médiatique. Voilà donc Kanon qui veut devenir l’une de ces idols, comme l’est déjà son idole (ha ha) Mei… mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que Mei ne fait pas que chanter et danser. Non, en réalité, elle utilise le pouvoir de la musique pour combattre les forces du Mal ! Depuis que l’horrible empereur Maou a fait main basse sur une boîte à musique magique qui contenait toutes les notes sacrées permettant de préserver la paix, la joie et l’harmonie, la divinité Ongaku no Megami n’a eu d’autre choix que d’envoyer ses plus fidèles serviteurs sur Terre, pour trouver de l’aide. Mei, repérée par l’un de ces serviteurs (des petites créatures animées), utilise donc sa carrière pour trouver les fameuses notes sacrées qui se cachent dans notre monde, collecter de l’énergie magique, et renvoyer tout cela auprès d’Ongaku no Megami pour rétablir… eh bien la paix, la joie et l’harmonie, tout ça tout ça.

Le pitch de la série est totalement bateau et il existe selon mes calculs savants environ 712 franchises de magical girls ayant peu ou prou la même histoire (bon, c’est souvent plutôt du côté de l’animation qu’on les trouve, mais quand bien même, c’est pas comme si le sentai était une invention moderne). Et c’est bien pour ça que c’est ce que fait Idol x Senshi Miracle Tunes!, pardi ! Parce que l’efficacité de tout ça est prouvée depuis longtemps. D’ailleurs il y a de très nombreux précédents ayant, en partie, fait la même chose : des idols mobilisées pour chanter le générique d’une série d’animation, par exemple, puis finissant par arborer le look (jouets inclus) des héroïnes dans des émissions musicales ou des publicités, il y en a eu des tonnes.

Maintenant que vous savez comment cette série a été conçue, vous pouvez voir, je suis sûre, comment chaque entreprise ayant pactisé autour du projet peut y trouver son compte. Et pour ceux qui sont un peu mous en ce dimanche, pas de problème, je vous propose un support visuel :

Bon, alors, tout ça c’est bien joli, mais qu’est-ce qui fait qu’Idol x Senshi Miracle Tunes! mérite tant d’excitation de ma part ? Eh bien c’est que le projet Girls x Heroines Series ne s’arrête pas du tout là.
Après 51 épisodes, diffusés entre avril 2017 et mars 2018 (c’est le rythme pour la plupart des séries pour enfants de TV Tokyo), Idol x Senshi Miracle Tunes! s’est arrêtée… pour faire place nette à une autre série de la franchise, Mahou x Senshi MajiMajo Pures!. On reprend exactement le même concept (idols, jouets, etc.), et on recommence avec de nouvelles héroïnes (des magiciennes, cette fois), de nouvelles histoires, de nouvelles chansons, et bien-sûr, de nouveaux produits dérivés. La série a également duré 51 épisodes avant de s’achever et céder la place à une troisième série de la franchise, Himitsu x Senshi Phantomirage!, où on reprend les mêmes ingrédients (sauf que les héroïnes sont des voleuses à la Robin des Bois, cette fois) et on recommence. Cette troisième série de 51 épisodes est actuellement en cours de diffusion au Japon jusqu’au printemps prochain. Et ça peut durer longtemps comme ça.

Là où, vraiment, le projet Girls x Heroines Series réussit juste un peu mieux que tout autre avant lui, c’est dans… son expansion internationale. Ah ça je vous avoue que même moi je l’avais pas vue venir, celle-là !

Le concept a en effet touché l’Europe : la société italienne Showlab a flairé l’odeur d’une opportunité et décidé d’adapter le premier volet du Girls x Heroines Series, sous le titre de Miracle Tunes, tout simplement. Ça euh, a le mérite d’exister je suppose. Le plus étonnant c’est que, en-dehors de l’import d’animation japonaise, l’Italie n’a pas exactement une culture de l’idol ou la magical girl, et pas tellement plus du sentai (je dirais que ça ce sent). Ce qui rend cette adaptation d’autant plus étonnante, pour dire les choses diplomatiquement.
Personnellement je ne sais pas trop ce que je pense de ça, et j’ai l’impression qu’au moins une de ces filles n’est pas plus convaincue que moi.

A ma connaissance, c’est le premier exemple d’une synergie japonaise s’exportant hors de l’Asie, en tous cas. Car bien-sûr il n’y a pas que la série qui a voyagé ainsi…
Tournée entre l’Italie et l’Espagne, et en passe d’être doublée dans d’autres langues, Miracle Tunes s’inscrit dans une autre réalité de la télévision internationale : les formats de séries pour enfants s’exportent parfois plus facilement que celles à destination d’un public plus adulte, y compris entre territoires qui d’ordinaires ne communiquent pas ou très peu (combien de séries japonaises de live action avez-vous vu sur des écrans européens ?).
Une fois que les cours de récré s’enflamment, il n’y a plus de règle, et c’est comme ça qu’un jour vous avez réalisé que Violetta réalisait des millions d’euros de chiffre d’affaire alors que vous n’aviez jamais entendu parler de la série, par exemple. Sauf que là, il n’y a pas de machine internationale à la Disney derrière… même si l’influence de compagnies comme Takara Tomy n’y est probablement pas étrangère.

Je vous l’avais promis : le sujet du jour n’est pas, absolument pas, en aucune façon, vraiment pas du tout, une recommandation téléphagique. Mais l’existence du projet Girls x Heroines Series met en lumière des dynamiques dont on parle assez peu, et qui ont quelque chose d’à la fois cynique et divertissant. Le genre de phénomène qui me fait dire qu’on vit vraiment une époque formidable.

par

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

3 commentaires

  1. Mila ♥ dit :

    Il va falloir que je revienne à cet article, parce que mes yeux m’ont lâchée et ont commencé à voir quadruple avant la fin, mais j’ai eu le temps de lire « Takashi Miike » et j’étais déjà intéressée (parce que je me souviens de ton article sur Zankoku na Kankyakutachi et aime bien quand tu abordes le sujet des idols) mais du coup ça m’a encore plus intéressée (même si j’ai bien compris que tu n’écrivais pas l’article pour nous dire de regarder absolument la série^^) parce que Takashi Miike a tendance à un peu toujours m’intéresser, tellement sa carrière touche à tout un tas de choses (comme tu le soulignes). En plus j’en suis restée vers « Non, en réalité, elle utilise le pouvoir de la musique pour combattre les forces du Mal ! » et du coup, maintenant, le sort du monde est en jeu, alors je suis en suspense :O !

    I will be back !

  2. Mila ♥ dit :

    Bon, okay, j’ai fini l’article finalement… (en plissant les yeux très fort, haha)
    J’ai aucun self-control, mais en scrollant j’avais vu l’image sortant de la version italienne, sauf que je savais pas que c’était italien,justement, et voulais savoir à quoi correspondait cette photo.
    Maintenant je sais.
    Et #themoreyouknow :’)
    Merci pour l’article ♥ (et all hail la future domination mondiale de Miracle Tunes !)

  3. Tiadeets dit :

    J’ai commencé à lire le pitch et dans ma tête, j’ai tout de suite fait le lien avec Kilari (j’étais une très grosse fan de Kilari, j’ai les mangas, j’avais un blog où je repostais des images de la série, c’est comme ça que j’ai découvert les Morning Musume :P).
    C’était super intéressant à lire parce que je ne connaissais pas l’envers du décor même si rien de tout ça ne me surprend !

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