Avant d’écrire cette review sur Carnival Row, j’ai pas mal hésité. Euphémisme.
Regarder le premier épisode de la série fantastique d’Amazon a été une de ces petites aventures qu’on oublie presqu’aussitôt : après l’avoir laissé de côté pendant plusieurs jours, j’ai finalement dû le regarder en trois fois tant j’avais du mal à m’y plonger. Pour, au final, avoir le sentiment d’avoir besoin d’en voir plus ? Dans le fond, je crois qu’en préambule de cette review, il faut simplement que je vous dise que je suis avant tout profondément agacée, réellement curieuse et… indifférente. J’ai pas prétendu que ça avait du sens, hein.
Au 7e siècle, après une guerre longue de 7 années, deux nations ont enfin cessé de se déchirer : Burgue et le « Pact ». La raison initiale de ce long conflit ? Un appât pour Tirnanoc, les terres des Fae réduites en cendres dans la foulée. Le gouvernement de Burgue a fini par retirer ses troupes, et ouvert (dans une certaine mesure) ses frontières aux réfugiés Fae, alors que ses différentes races mythiques continuent d’être persécutés par le Pact sur leur propre territoire. A Burgue, la plupart des Fae ayant échappé au massacre vivent maintenant à Carnival Row, un quartier surpeuplé et pauvre, une sorte de ghetto où leur présence est tolérée, contrairement aux autres strates de la société burgue.
C’est dans ce contexte qu’après des années passées à essayer d’aider ses semblables à survivre et échapper à l’horreur de Tirnanoc, la pix Vignette Stonemoss débarque à Carnival Row…
Carnival Row, c’est une série qui semble historique, mais qui se déroule en fait dans un monde fantastique n’ayant rien de commun avec le nôtre. C’est en partie une bonne idée, qui permet quelques raccourcis dans l’exposition (déjà copieuse) de ce premier épisode, mais cela cause aussi de profondes incompréhensions quand on réalise qu’on s’accrochait à des références historiques, sociales ou religieuses, et qu’on découvre au détour d’une réplique que, ah bah non, rien à voir. Rien que cette histoire de « 7e siècle » en est un bon exemple : Carnival Row a toutes les apparences d’un drama britannique sur l’ère victorienne, et voilà que soudain un personnage nous balance qu’on est au 7e siècle (…au fait, 7e siècle après quoi ?). Pour le même prix on pouvait simplement ne pas donner l’information !
Alors je veux bien que la série ait besoin de produire un effort surhumain (ha ha) pour nous présenter un monde entièrement inédit, par opposition à ce que fait une série reposant sur une propriété intellectuelle connue, et donc un univers n’ayant pas besoin d’être construit de A à Z. Mais je suis d’avis qu’à un moment, si vous n’allez pas nous expliquer des trucs, peut-être qu’il faut juste ne pas les mentionner. Bref.
Elle est là, la première cause de ma frustration : cette impression d’avoir des tas de choses à comprendre, et en même temps, l’impression que toutes les informations ne nous sont pas offertes de la même façon.
A côté de ça, le premier épisode de Carnival Row insiste plus qu’abondamment sur l’atmosphère de « racisme » (peut-être faudrait-il parler plutôt de faeisme ?), qui règne à Burgue. Et insiste à un point qui devient, en fait, un peu lourd, parce qu’au lieu de travailler sur les nuances de cette réaction, l’épisode travaille essentiellement sur l’effet de répétition.
Parmi les humains, il n’y a pas grand’monde pour tolérer les différentes espèces de Fae. D’ailleurs, au juste, il n’est pas très clair combien de races cela représente, mais il y a au moins : les « pix« , les pucks, les centaures, et j’ai cru voir brièvement un leprechaun pendant une scène dans un bordel. Sûrement d’autres. Bien que très différentes, ces créatures sont communément regroupées sous l’appellation péjorative de « Critch« , ce qui en un sens se comprend parce que tous viennent d’un même territoire étranger (Tirnanoc, donc), mais d’un autre côté leur apparence et leurs caractéristiques sont si variables qu’il est étonnant que Carnival Row n’induise aucune nuance de traitement visible entre, disons, les pix (qui sont uniquement des femmes, semble-t-il, et toujours sveltes nous dit-on) et les pucks (qui ont au moins deux genres, et qu’on peut reconnaître à leurs sabots et leurs cornes… bonjour la connotation négative). Au mieux on trouvera éventuellement une distinction en creux : le premier épisode de Carnival Row ne présente les travailleuses du sexe de Burgue que sous les traits de personnages pix, par exemple. Mais rien n’indique qu’il n’existe pas de bordel plein de pucks, mettons.
Pourquoi c’est un problème ? Eh bien parce Carnival Row veut, précisément, nous parler d’horreurs telles que la colonisation, l’esclavage, l’immigration… Mais plutôt que de nous introduire très tôt aux subtilités de ces mécanismes, et construire un monde complexe à partir de là, le premier épisode va au contraire nous montrer, encore et encore, exactement les mêmes comportements, dont in fine seul le degré varie (il y a un tueur à la Jack l’Éventreur, « Unseelie Jack », qui sévit dans le premier épisode de Carnival Row). Comme si la série voulait décrire un monde entièrement raciste, mais sans réfléchir à ce qui le conduit à l’être. Encore une fois je n’ai, pour le moment, vu que le premier épisode ; mais c’est agaçant parce que je me suis retrouvée devant un épisode profondément répétitif, ce qui est impensable pour un épisode d’exposition ayant tant de choses à expliquer pour la première fois.
Cette obstination du premier épisode de Carnival Row à dépendre de façon répétée les comportements des habitants de Burgue, sans prendre la peine de détailler les mécanismes du rejet à l’origine de ces réactions individuelles, laisse un goût amer dans la bouche parce que… où est l’aspect systémique ? On en aura rapidement une version très simplifiée pendant une scène au parlement burgue (Jared Harris est apparemment trop cher pour avoir plus d’une scène dans cet épisode !), pendant laquelle deux partis politiques se chamaillent sur le fait que les Fae n’ont pas leur place ni à Carnival Row, ni à Burgue dans son ensemble ; mais même là, la réflexion est superficielle. Les deux partis s’affrontent sur des questions toutes relatives : les deux défendent, en fait, le même rejet des races Fae.
Et je n’ai même pas encore mentionné le problème qui se cache derrière cette approche superficielle du sujet : Carnival Row se met en position de dépeindre les victimes de ce faeisme essentiellement sous les traits d’acteurs… blancs. Ouaip, comme vous dites.
D’autres en parleront sans nul doute bien mieux que moi, mais Carnival Row semble, en un sens, intimidée par les ramifications de son propre sujet. Il y a bien quelques personnages secondaires (pour ne pas dire tertiaires) qui sont incarnés par des acteurs racisés, comme Tourmaline la prostituée pix, l’épouse du chancelier Breakspear (pas sûre d’avoir relevé son nom à elle, dommage car j’adore Indira Varma), ou le riche puck qui emménage dans le quartier le plus huppé de Burgue. On perçoit aussi, dans des rôles de figuration, y compris au parlement, des acteurs noirs. Mais pour l’essentiel, ceux que l’on voit à l’écran pendant ce premier épisode sont la fée Vignette et l’inspecteur Philostrate, et les personnages avec lesquels ils interagissent le plus (les nouveaux « employeurs » de Vignette, les Spurnrose ; la logeuse et maîtresse de Philostrate, Portia Fyfe…) sont blancs comme une writers’ room de Star Trek Discovery.
Comment Burgue est-elle à la fois si faeiste et si peu raciste ? Comment se fait-il que les rares personnages humains de couleur ne soient pas racisés ? Pourquoi sont-ils si visiblement en minorité, et en même temps traités à pied d’égalité (du moins c’est l’effet que cela donne dans cet épisode), dans cet univers pourtant si peu ouvert à l’Autre ?
Alors j’insiste hein, mais oui en effet, je n’ai vu que le premier épisode de Carnival Row. Il est possible (et franchement à espérer) que cela s’affine par la suite. Mais cela explique, en fait, ce qui peut nourrir mon agacement à ce stade : Carnival Row a beaucoup de choses à mettre en place, mais, dans la construction de son univers, la série semble avoir survolé certaines complexités. Et du coup je ne sais pas totalement quoi en attendre.
D’un côté je suis un peu énervée par une série qui se choisit un sujet et n’est pas capable d’en poser les bases avec finesse (et ça m’a fait penser à toutes les subtilités évoquées, récemment, dés le premier épisode de David Makes Man, ou précédemment celui de The Expanse, sur des sujets voisins, avec à peu près le même temps pour le faire), et de l’autre, eh bien il faut quand même avouer que Carnival Row est une initiative unique, complexe, et relativement ambitieuse, et que, pour cette raison, il n’y a pas vraiment matière à la comparer à beaucoup d’autres séries. Sans compter qu’elle est extrêmement bien produite, et c’est facile de se laisser embarquer dans une série aussi léchée visuellement, admettons-le.
Donc j’ai passé tout mon dimanche dans l’inconfort, partagée entre les tentatives successives d’écrire cette review… et l’envie de regarder autre chose juste pour vous parler d’une série qui ne serait pas celle-ci, parce que je suis un peu le cul entre deux chaises sur Carnival Row (une part de moi trouve même que je suis trop optimiste quant au potentiel de Carnival Row à s’améliorer ensuite, mais vous me donneriez encore deux ou trois heures à réfléchir sur le sujet que je changerais encore d’avis, ça se trouve). Je n’ai vu qu’un épisode de la série et j’ai déjà l’impression d’avoir plein de sentiments contradictoires à son sujet, c’est assez bizarre, et pas du tout satisfaisant.
Dans le fond je ne sais pas trop si je dois vous recommander Carnival Row. D’un côté j’ai envie de vous dire : est-ce qu’on a vraiment besoin de se prendre la tête sur une série qui peine d’entrée de jeu à parler de son sujet avec finesse ? Et de l’autre, je trouve que justement regarder une série se débattre dans ses contradictions, comme c’est le cas de Carnival Row, ouvre de fantastiques perspectives de débat, et j’ai très envie d’entendre votre point de vue sur cet épisode d’exposition. C’est ce qui explique que je finisse par publier cette review.
Bon et puis avec tout ça, j’ai passé mon dimanche à cogiter sur la façon appropriée de considérer puis parler du premier épisode de Carnival Row, et je n’ai même pas encore fermement décidé si je vais en regarder un deuxième…
Erratum : cet article initialement indiquait que la série se déroule au 6e siècle. C’est en fait au 7e. Fort heureusement ça ne change rien au nerf de la guerre…