Où l’on poursuit notre périple suivant les pérégrinations internationales de la série Gran Hotel, pour faire escale cette fois… en Égypte. Eh oui ce n’est pas courant, mais la série espagnole a été adaptée à l’occasion du Ramadan 2016 ! Diffusée pendant un mois, la série s’intitule Jaranid Awtil, et fait l’objet de notre 3e review du jour.
L’intrigue de Jaranid Awtil démarre en 1950, et s’intéresse à un homme pauvre dénommé Ali, qui débarque dans un grand hôtel situé dans la ville du Caire. Ali est inquiet du sort de sa sœur Doha et découvre qu’elle a disparu voilà plusieurs mois. Il se fait engager comme domestique et se retrouve à croiser le chemin de la famille Qismat, qui possède l’hôtel. Son arrivée se fait en même temps que celle de Nazli, fille de la propriétaire de l’établissement.
Je vous la fais courte, hein ; je crois qu’à ce stade on connait tous l’histoire.
Enfin, c’est vite dit. Jaranid Awtil procède à de nombreux changements par rapport à la série Gran Hotel. Vous le savez maintenant parce qu’on l’a dit dans la review d’El Hotel de los Secretos, c’était à prévoir : c’est même le propre d’une adaptation réussie que d’introduire des éléments éloignés de la série d’origine. Mais les décisions prises par la version égyptienne dépassent largement les exigences classiques en la matière, car ces modifications changent parfois complètement certaines intrigues secondaires !
Ainsi, il y a des détails introduits qui, ma foi, relèvent plus des différences de traitement propres à une adaptation : Jaranid Awtil fait le choix de mettre l’accent sur les questions de différence sociale plutôt que sur la relation entre Ali et Nazli. Franchement, dans ce premier épisode, il n’est même pas indiqué que les deux personnages sont voués à se fréquenter : ils se croisent une seule fois, de loin, à la gare, et ont chacun bien autre chose à penser pendant le reste de l’épisode qu’à une romance. Jaranid Awtil fait même un choix particulièrement radical, en présentant Nazli comme éprise du manager de l’hôtel ; certes les fiançailles orchestrées par sa mère lui tombent dessus un peu par surprise, mais seulement en termes de timing parce qu’elle n’a pas fini ses études. Ce mariage, elle le souhaite ; dans la série initiale ainsi que dans la version mexicaine, il s’agissait d’un mariage de raison, arrangé par Doña Teresa.
La série insiste, très explicitement, sur la façon dont les pauvres et les riches vivent dans le même bâtiment mais selon des règles totalement différentes ; les employés vont ainsi, à plusieurs reprises, mentionner à quel point ils sont déconsidérés et/ou maltraités, vivent dans la peur de perdre leur emploi, ou n’ont pas tout-à-fait les mêmes droits que les clients ou propriétaires. Cet aspect, vous en conviendrez, était présent dans la série d’origine ; il est simplement approfondi ici à un degré inédit.
On peut aussi mentionner que Jaranid Awtil décide de se produire à une autre époque que la série dont elle s’inspire ; paradoxalement c’est la chose la moins étonnante dans les choix faits par la série égyptienne ! En effet, environ un demi-siècle sépare les intrigues de deux séries ; du coup on ne peut pas vraiment parler d’introduction de l’électricité, et d’ailleurs la grande fête du premier épisode est, à la place, un réveillon du premier de l’an. Mais l’incidence de cette apparente modernité est extrêmement limitée pour le moment, et finit par sembler purement cosmétique, bien qu’elle justifie aussi, peut-être, certaines mœurs au sein de l’hôtel. C’est surtout cosmétique dans ce premier épisode, franchement.
En revanche, parmi les décisions les plus inattendues, on peut relever l’ajout d’un personnage entièrement inédit, l’ancienne nourrice de Nazli. Il y a aussi le fait que Jaranid Awtil soit, des trois séries dont nous avons parlé jusqu’à présent, la plus « diverse » concernant sa distribution (cela constitue, à vrai dire, une forme de spoiler implicite… mais comme je ne veux pas vous gâcher le plaisir, je n’en dirai pas plus).
Bien plus intéressant encore est le refus visible de montrer Ali dans quelque situation malhonnête que ce soit. Ainsi, il ne cherche pas à mentir sur son identité pour intégrer le personnel de l’hôtel… ce qui était pourtant un ingrédient vraiment essentiel de Gran Hotel !
Mais ce qui est sincèrement le plus incroyable, c’est que dés le premier épisode, Grand Hotel dévoile le sort réservé à Doha, ce qui dans les autres séries est volontairement laissé ambigu au moment de l’exposition.
Contrairement à El Hotel de los Secretos, il est difficile d’imputer ces changements à une simple question de format (il faut noter que les deux séries ont été produites à peu près au même moment, bien que plusieurs mois séparent leur diffusion). Ou disons que l’attribuer au format est une explication incomplète. Certes, la série égyptienne Jaranid Awtil a été diffusée à l’occasion du Ramadan, et comme tout mosalsal, cela signifie qu’elle dure strictement 30 épisodes. Cependant, les changements introduits sont indépendants de cela (ou du fait que ces épisodes ne durent que 30 minutes, pour 70 dans la version espagnole et 55 pour l’adaptation mexicaine). Ils prennent leur racine non pas vraiment dans le format… mais dans le public de destination.
Jaranid Awtil est la série qu’elle est non parce que son unique saison compte 30 épisodes, mais parce que ces épisodes sont destinés à une diffusion pendant le Ramadan. Ce mois sacré est, vous le savez maintenant pour me lire depuis plusieurs années (sinon je vous remets le lien vers l’encadré qui vous aidera à combler vos lacunes), un évènement télévisuel majeur dans le monde musulman. Cela signifie que la plupart des séries produites pour cette période font l’objet d’un investissement soutenu, et d’une attention particulière : il s’agit de financer des fictions qui seront regardées dans des dizaines de pays pendant une période extrêmement courte : le succès ne peut s’obtenir sur le long terme, vu qu’il n’y a pas de long terme, et à plus forte raison parce que la concurrence est féroce. C’est particulièrement vrai pour Grand Hotel qui est une série de CBC, un diffuseur égyptien (l’un des pays producteurs les plus importants de la sphère arabophone) disponible par satellite (dans une région où la télévision satellitaire panarabique est l’un des moteurs de la fiction télévisuelle). Or, ces nombreux pays ont des codes culturels parfois très différents : la question qui se pose à beaucoup de ces séries du Ramadan, y compris Jaranid Awtil, est de pouvoir être vue et appréciée instantanément aussi bien dans des pays très conservateurs que dans d’autres aux attitudes plus progressistes. Plaire à un grand nombre de spectateurs très différents, aux attentes variées… ma foi, cela signifie souvent, en particulier pour les séries dramatiques, de toucher quelque chose d’universel.
Le résultat, c’est que, eh bien, paradoxalement Jaranid Awtil fait des choix inédits afin de s’assurer un succès dans sa sphère de diffusion… mais que pourtant, elle partage aussi avec Gran Hotel de nombreuses thématiques, à commencer par son insistance sur les questions de classe (alors que par contre la parenté visuelle avec Downton Abbey n’est qu’un lointain souvenir). Dans ce cas précis, ce qui a séduit dans la série originale espagnole, c’est son propos et son contenu de fond, et tout le reste a été jugé suffisamment accessoire pour faire l’objet de modifications d’importance. Jaranid Awtil et Gran Hotel ne pourraient apparaitre comme plus éloignées l’une de l’autre… mais l’adaptation s’avère à la fois fidèle et fondamentalement originale. Une découverte surprenante, non ?
…Alors la question qui se pose maintenant, bien-sûr, est de savoir jusqu’où les changements peuvent être introduits pour des publics locaux. Y a-t-il un risque que la série d’origine soit totalement gommée ? Et d’ailleurs, est-ce vraiment un risque ? Par chance, il nous reste une review pour en parler !