Ces dernières semaines, j’ai éprouvé à plusieurs reprises le sentiment étouffant de ne regarder que des séries commandées par la SVOD. Au juste ce n’est pas tout-à-fait vrai, mais force est de constater qu’avec le boom des plateformes de tous pays (et leurs productions locales qui plus est), il y a de plus en plus un moment de mon visionnage, et donc de ma review, où je me dis : « tiens, encore une série de la SVOD ». Ca peut être Netflix, ou Viu, ou Zee5, ou autre. Peu importe. A un moment, je finis toujours par m’apercevoir que je ne regarde pas assez de séries de la télévision traditionnelle… alors qu’il n’y en a jamais eu autant de par le monde. Franchement, cette impression m’agace plus qu’elle m’inquiète ; je sais très bien que les diverses plateformes font tout leur possible pour être inévitables pour ne pas dire omniprésentes dans la consommation des téléphages modernes. Mais j’ai pas envie de céder à leurs sirènes comme s’il était tout-à-fait naturel de ne plus dépendre que d’elles.
Dans un effort décuplé de consommer mes séries consciemment, j’ai donc décidé d’aller regarder des séries de la télévision linéaire ces derniers jours. The Red Line était l’une d’entre elles.
En un sens c’est justement compliqué de regarder The Red Line sans garder à l’esprit qu’il s’agit d’une série de network, et de CBS par-dessus le marché, c’est-à-dire le plus conservateur et le plus blanc des networks US (ça ne date pas d’aujourd’hui). Parce que tout ce à quoi The Red Line aspire, son diffuseur en est quasiment l’antithèse.
A la base, The Red Line est une série créée par Caitlin Parrish et Erica Weiss, et produite par Ava DuVernay, qui s’intéresse aux retombées personnelles, judiciaires, mais aussi politiques d’un évènement hélas peu extraordinaire : un homme noir a été abattu par un policier blanc pendant une intervention lors d’un hold-up nocturne dans une supérette. Le problème est que cet homme, Harrison Brennan, n’était pas le voleur, mais un simple client qui s’est trouvé dans la ligne de mire au mauvais endroit et au mauvais moment… et dans la mauvaise société.
Bien que commençant par nous décrire comment les faits se sont déroulés, au début du pilote, l’essentiel du premier épisode de The Red Line est consacré à regarder comment divers personnages vivent l’après. Le patchwork est aussi large que possible : le mari de Harrison, leur fille, le flic qui a tiré… mais aussi une politicienne voulant s’engager dans la course à l’élection municipale, la partenaire du flic qui a tiré, ou un collègue du veuf. Six mois après les faits, la question qui se pose n’est pas tant ce qui s’est passé que comment y faire face. Alors bien-sûr il y a l’aspect émotionnel : la famille de Brennan fait encore son travail de deuil. Mais il y a aussi, au-delà du côté individuel, une problématique plus large : quelles retombées pour le flic ? Il a d’abord été suspendu, mais sera-t-il viré ? Couvert par sa hiérarchie ? Blanchi par l’enquête interne ? Poursuivi au pénal ? Autre chose ?
The Red Line essaie de faire tout cela à la fois, et sur le papier, les choses marchent plus ou moins : oui, chaque angle trouve sa place dans la narration de ce premier épisode, chaque perspective a droit de citer, et la série essaie d’ailleurs de ménager à la fois l’émotion (incitant le spectateur à vivre le deuil de plusieurs personnages) et une certaine dose d’objectivité (plusieurs scènes font de gros efforts pour ne pas diaboliser le policier). En tissant des liens entre les personnages, parfois un peu moins évidents que prévus (la candidate à la mairie ne dévoile vraiment son lien avec l’affaire que tardivement dans l’épisode), l’intrigue esquisse un tour d’horizon large mais attentif à toutes les perspectives.
Alors quel est le problème ? Eh bien précisément là.
Shots Fired, Seven Seconds, The Divide, et maintenant The Red Line, sans parler des séries qui l’ont fait plus ponctuellement (Black-ish, Scandal, Queen Sugar, Being Mary Jane et bien d’autres) : nombreuses sont les séries voulant interroger le rapport entretenu, dans la société américaine, entre les hommes noirs et les policiers souvent blancs. Cela s’est vu avant Ferguson (dans The Wire, par exemple) mais ces initiatives, peut-être portées par l’élan de « diversité » des chaînes, se font de plus en plus fréquentes. Le problème c’est que ces choses-là, tout le monde veut en parler, mais il n’y a pas grand’monde pour vouloir se mouiller. Or CBS fait précisément partie des networks les moins à même de vouloir prendre à rebrousse-poil le public généralement vieux, conservateur et/ou blanc qui est le sien ; par voie de conséquence, CBS est le diffuseur de la télévision traditionnelle ayant le plus de chances de rester au sec le plus possible, essayant de gagner des points pour avoir entamé un supposé dialogue sur un problème racial qu’il ne veut surtout pas interroger d’assez près pour mettre mal à l’aise son public.
Alors je ne sais pas si, naturellement, les créatrices de la série ont mis de l’eau dans leur vin, ou si le network a envoyé quelques unes de ses fameuses network notes. Le résultat est strictement le même : The Red Line essaie de ménager toutes les susceptibilités, et finit par ne parler de rien frontalement.
Dans ce premier épisode, cet équilibre instable se ressent non pas à cause du manque de parti pris, mais parce qu’aucun personnage ne verbalise vraiment ses tourments. En explicitant les difficultés ressenties, plusieurs d’entre eux au moins, peut-être même tous, seraient contraints scénaristiquement de prendre de la hauteur, d’énoncer quelque chose qui saisisse l’émotion ou l’intellect du spectateur. Mais ici, comme personne ne moufte trop, que tout le monde reste dans le vague, et étant donné que tout est tenu pour acquis et évident, finalement il ne se dit rien sur rien. Comme ça aucune scène, aucun dialogue, aucune interaction : rien n’est clivant.
Ah, si : il y a une réplique de la fille de la victime qui fait mouche. Une. Mais elle est quasiment subliminale. On veut de problème avec personne !
Ca veut dire aussi que ce premier épisode de The Red Line se tient très, très loin de tout propos politique. On y parle de politique, mais aucun propos n’est réellement politique. Comme les comportements et les ressentis sont implicitement individualisés, l’épisode pense jouer la sécurité ; mais au final cela ne fait qu’affirmer la vacuité du propos. Là encore soyons clairs : il ne s’agit pas nécessairement de réclamer que toutes les séries soient politiques, ni d’imposer à The Red Line un propos donné. Mais il est aussi difficile à croire qu’une série produite par Ava DuVernay (dont le militantisme n’a rien de secret) n’ait pas une idée très précise des dynamiques à l’œuvre dans les brutalités policières et la question raciale sous-jacente…
En somme, là où The Red Line échoue, ce n’est pas dans ses choix, mais dans ceux qui semblent n’avoir pas été faits, uniquement dans le but de faire consensus.
A aucun moment je ne veux dire que c’est là un écueil dans lequel une série de la SVOD ne pourrait pas échouer ; ni les plateformes de streaming, ni le câble d’ailleurs, ne sont des garanties de quoi que ce soit. La télévision c’est, quelle que soit sa forme, une industrie avant tout, et fâcher les spectateurs n’est jamais le but de personne. Mais il est certain que le risque encouru sur un network comme CBS est plus grand, et que donc, l’auto-censure est plus fréquente.
Loin d’être un problème qui disqualifie les séries de la télévision linéaire, ou de network, ou quoi que ce soit d’autre, c’est une donnée qui a toujours été partie intégrante de la vie des séries. C’est le jeu, en un sens : les scénaristes jouent avec les limites des diffuseurs, parfois réussissent à les repousser… parfois, non. L’histoire de la télévision est pavée de séries ayant réussi à déplacer le curseur, parfois juste d’un cran, entrouvrant la porte pour la prochaine série prête à tenter de le déplacer encore la fois suivante. Je crois même fermement que les séries s’épanouissent non pas dans une liberté totale, mais d’une certaine forme de contrainte, qu’il faut s’échiner à contourner puis dépasser (l’une des formes télévisuelles les plus populaires, le sitcom, est même née de la contrainte).
Cela signifie qu’il y a aussi des séries qui y ont échoué, dont les auteurs ont dû céder, dont les producteurs ont dû accepter que parfois, on perd au bras de fer. Mais cet échec en est-il vraiment un ?
The Red Line n’est pas simplement une série de la télévision traditionnelle parce qu’elle serait « consensuelle » ou quoi que ce soit du genre. The Red Line est une série de la télévision traditionnelle parce que la regarder, c’est observer ces luttes qui se sont livrées dans quasiment toutes les séries de l’histoire télévisuelle. C’est assister à l’intrigue qui veut s’attaquer à un sujet, et aux dialogues qui s’y refusent (qu’ils aient été muselés par leur propre writers’ room ou par des exécutifs), et observer des personnages qui ne sont que douleur, mais des dynamiques qui ne veulent pas les en extirper pour parler de choses plus larges. Que The Red Line ait perdu une bataille n’est pas vraiment grave. Des tonnes de séries avant elle n’ont pas plus réussi.
Ainsi, même dans son échec à remuer les spectateurs, à les interroger, à les percuter, The Red Line repousse un peu la limite de ce qu’il est possible de regarder. Et le fait auprès d’un public plutôt vieux, plutôt conservateur, et plutôt blanc. Et je vous garantis que quand ces spectateurs-là utilisent une plateforme de SVOD, ce n’est pas pour aller y chercher une série qui y parle du sujet de The Red Line.
« L’histoire de la télévision est pavée de séries ayant réussi à déplacer le curseur, parfois juste d’un cran, entrouvrant la porte pour la prochaine série prête à tenter de le déplacer encore la fois suivante. Je crois même fermement que les séries s’épanouissent non pas dans une liberté totale, mais d’une certaine forme de contrainte, qu’il faut s’échiner à contourner puis dépasser » – !!!
Comme toujours un article très intéressant qui prend l’exemple d’une série pour nous en apprendre plus. J’adore. 😀