Tiens, et si pour changer je vous parlais d’une série malaisienne ? Non parce que, pour le Japon, la Corée du Sud, la Chine ; bon, là il y a du monde. Mais le reste de l’Asie, hein ? Quand est-ce qu’on reviewe des séries du reste de l’Asie ? Eh bien aujourd’hui, nom de nom !
Aujourd’hui, place à la curiosité, à la découverte, peut-être même l’exotisme tiens ! Regardons ensemble quelque chose d’unique, quelque chose d’absolument pas familier, quelque chose de surprenant.
Regardons The Bridge !
…Oui, The Bridge. En novembre dernier, la plateforme Viu a en effet lancé sa propre adaptation de la série suédo-danoise Bron/Broen, proposée sous ce titre anglophone. Ce faisant, cette version malaisienne s’est inscrite dans la longue liste des contrées prises de passion pour ce crime drama : au Royaume-Uni/en France (The Tunnel), aux USA (The Bridge), en Russie (Most), et même, depuis janvier, en Allemagne/en Autriche (Der Pass, qui se targue d’être une adaptation plus libre). L’histoire, du coup, je la connais, vous la connaissez, tout le monde la connaît… et ça va être bien pratique pour avoir se lancer dans ce qui est par ailleurs méconnu !
Une nuit, le Second Link est plongé dans le noir, toutes ses lumières s’éteignant simultanément pour quelques secondes, vers 4h du matin. Un personnage mystérieux en profite pour descendre de son véhicule et laisser quelque chose au sol. Lorsque la lumière permet à nouveau de circuler sur le Second Link, c’est l’occasion pour un conducteur de faire une macabre découverte… au beau milieu de la route gît en effet Monica Lee, rapidement identifiée parce qu’elle est procureure à Singapour. Son corps est disposé de telle façon qu’il chevauche exactement la frontière, et deux enquêteurs vont donc devoir collaborer : Megat Jamil pour la Malaisie, et Serena Teo pour Singapour.
Ils n’ont guère d’autre choix étant donné qu’au lieu d’un cadavre, ils s’aperçoivent être devant deux moitiés ! Car rapidement, grâce aux analyses ADN, il apparaît que seule la moitié supérieure appartient à Monica Lee, et que l’autre moitié ne peut être singapourienne (apparemment Singapour a une base de données complète de l’ADN de tous ses ressortissants ?!). A qui appartient-elle donc ? Eh bien, mystère, et un mystère d’autant plus sordide que ce corps a été congelé environ 6 mois avant d’apparaître sur le Second Link.
L’absence de Monica Lee est vite remarquée, étant donné sa profession : avant sa mort, elle travaillait sur l’affaire Clarence Richmond, qu’elle avait convoqué pour une audition. Homme d’affaires de premier plan à Singapour, Richmond pense être l’objet d’une enquête pour un obscur placement immobilier. Il n’en est rien : en fait, il est accusé de blanchiment d’argent. A vrai dire, le spectateur ne doute pas vraiment de ses intentions peu honorables : Richmond n’a aucune scrupule à se parjurer, il est prêt à faire accuser sa femme pour échapper aux poursuites, et il pense qu’il peut se sortir de tout en payant des amendes rubis sur l’ongle. Hélas pour lui, le procureur qui remplace Monica Lee n’est pas prêt à transiger ; et justement, depuis la découverte de ce cadavre (enfin, moitié de), la police est en train d’étudier toutes les affaires sur lesquelles la procureure avait travaillé…
Le magazine en ligne Asia Now était d’ailleurs sur le point de publier un petit article sur le sujet, avant que le rédacteur en chef (à vrai dire l’un des deux employés du site web) ne trouve le sujet trop ennuyant. Toutefois, dans les heures suivant le début de l’enquête menée par Megat et Serena, un appel anonyme attire son attention sur la découverte du Second Link…
Vous le voyez, il n’y a pas grand’chose dans ce premier épisode de The Bridge de follement novateur… Bon, il se passe aussi quelques petites choses que je ne vous dévoile pas (et qui pour le moment, en apparence, n’ont aucune sorte de lien avec l’affaire), mais pour l’essentiel on connaît la chanson. Alors dans ce contexte, qu’apporte la série de neuf ?
Eh bien, ce qui m’a le plus fascinée, c’est le discours de ce premier épisode sur les différences entre Singapour et la Malaisie. Elles sont pour ainsi dire omniprésentes : il s’agit de mettre en valeur à quel point Singapour est riche, et la Malaisie… disons, moins.
Cela passe par une foule de détails. Implicites, d’abord : les enquêteurs Megat et Serena appartiennent tous deux à une unité internationale appelée ICD (pour « International Crimes Division »), chacun dans une branche locale, et pourtant leurs moyens sont radicalement différents. Le bureau singapourien est moderne et lumineux, quand le bureau malaisien apparaît comme vétuste, jauni par les années. Mais surtout, The Bridge est très explicite sur le déséquilibre entre les deux pays, et ses personnages font de multiples références à la richesse de Singapour, jusque dans le type de crimes qu’on y commet ; par exemple l’un des flics de l’équipe singapourienne dira à Megat, à propos du type d’affaires traité par Monica Lee : « c’est Singapour ici, on n’a pas de serial killer, uniquement de la fraude fiscale » ! Les Malaisiens, Megat en tête, manifestent à cet égard une amertume masquée par de l’humour (au départ il veut faire enrager Serena uniquement parce qu’elle est Singapourienne… ensuite c’est parce qu’il apprend à la connaître). Comme beaucoup de séries asiatiques, The Bridge est donc particulièrement douée pour nous parler de la différence fondamentale entre avoir de l’argent et ne pas en avoir, aussi bien de façon individuelle que nationale et donc systémique. Les riches et les pauvres vivent dans des réalités parallèles.
Sur la fin de l’épisode, nous sommes amenés à penser que c’est précisément la question du statut qui est le motif du crime du Second Link, la clé semblant être logée dans l’identité de la seconde victime…
En fait, c’est d’autant plus saisissant que dans l’histoire des adaptations de Bron/Broen, le cas est totalement unique.
Bien que le concept repris d’adaptation en adaptation soit sensiblement le même, il a en effet connu des variations que l’on peut jusqu’à présent classer dans deux catégories :
– soit, comme la série originale, il s’agit d’une co-production entre deux pays. Dans ce cas-là les deux pays sont montrés comme égaux bien que différents ;
– soit, comme c’est le cas de certaines versions, la série n’est produite que par un pays. Il n’existe alors pas de garde-fou quant aux représentations de l’autre nation impliquée dans l’intrigue.
Ce second cas de figure, d’ordinaire, tend à favoriser naturellement le point de vue du pays producteur. C’est vrai pour Most, la version russe ; mais c’est particulièrement criant pour la série étasunienne The Bridge : on y trouve une forte tendance à simplifier si ce n’est caricaturer sa représentation du Mexique. Et puisqu’aucun diffuseur mexicain ne veille au grain (en fait l’équipe de la série est intégralement constituée d’Américains), qu’il n’existe pas au moment-même de la production un souci de savoir comment ce sera perçu par le public mexicain, eh bien le processus est assez mécanique ! Il n’a même pas besoin de relever d’une démarche volontaire. Dans The Bridge US, c’est le pays riche qui raconte l’histoire. Y compris lorsqu’elle traite de problèmes de la société mexicaine.
Mais dans le cas de ce The Bridge malaisien, c’est justement l’inverse ; il y a un déséquilibre économique entre les deux pays de la série, mais cette dernière emprunte la perspective du pays le moins riche. Cela ne change pas les éléments constitutifs du format d’origine, comme par exemple la personnalité des enquêteurs (elles sont au contraire sensiblement les mêmes que dans les autres adaptations), mais cela influe sur leur dynamique, ainsi que sur l’enquête elle-même. Soudain tout peut revêtir un commentaire sur les différences induites par des PIB très différents, y compris lorsqu’un enquêteur doit se rendre de l’autre côté de la frontière pour une étape de l’investigation.
Cela rend le visionnage de The Bridge étonnamment rafraîchissant. Pas unique, n’exagérons rien ; étant donné qu’on connaît si bien le concept de la série et plusieurs de ses ressorts, il ne faut pas en attendre une révolution. Mais le travail d’adaptation fait pour la série inclut, ici, une véritable appropriation de thèmes qui avaient pu être traités très différemment par les versions l’ayant précédée.
A défaut de totalement changer l’intrigue, au moins la série malaisienne change-t-elle notre regard sur une partie de celle-ci. Dans le fond c’est peut-être encore mieux.
Je ne vous abandonne pas sans avoir glissé un mot sur Viu, la plateforme à laquelle on doit The Bridge, histoire d’en profiter pour vous donner un autre angle d’approche encore. Et par « un mot », je veux dire une deuxième moitié d’article…
Viu, c’est une plateforme de SVOD dont on n’entend pas parler en Europe, mais qui ailleurs dans le monde est en train de prendre une sacrée importance. Née à Hong Kong, elle a aujourd’hui étendu son influence à d’autres pays d’Asie du Sud Est, en Inde, mais aussi dans le MENA, et désormais en Afrique du Sud aussi (pour le moment seul pays d’Afrique ayant accès au service). En fait, à l’heure actuelle, on trouve des abonnés dans près de 20 territoires sur 3 continents différents…
Comme toute plateforme qui se respecte, Viu s’est lancée dans la fiction originale : outre des films, son offensive s’est naturellement dirigée vers les séries. La première a évidemment vu le jour à Hong Kong, sous le titre de Margaret & David – Green Bean, une série dramatique construite autour d’un triangle amoureux.
C’est à partir de là que les problèmes ont commencé, parce que produire des séries originales pour des pays aussi culturellement et linguistiquement différents, c’est cher. Alors Viu procède par étape, pays après pays, tout en essayant de frapper un grand coup lorsqu’elle entre sur un marché. Un exemple ? En 2018, Viu lançait pas moins de 11 séries originales rien qu’en Inde (l’une d’entre elles ayant 2 saisons d’un coup), produites dans 3 langues différentes, dans toutes sortes de genres allant de la comédie au thriller en passant par la série d’horreur. Progressivement, la plateforme étend sa démarche à d’autres territoires.
C’est donc ainsi que fin 2018, Viu a lancé sa première offensive dans la fiction originale malaisienne, avec pas moins de 3 séries différentes lancées en l’espace d’un trimestre : Salon en septembre, Jibril en octobre, et The Bridge en novembre. Toutes les trois sont principalement des thrillers, mais avec un traitement différent (Salon emprunte plutôt au revenge drama, Jibril à l’action et au legal drama, et The Bridge à l’enquête criminelle). Bien-sûr, cela a un coût. Alors comment faire ?
Eh bien, pour reprendre l’exemple de The Bridge, la série était également diffusée bi-hebdomadairement par la chaîne nationale malaisienne NTV7, en parallèle de sa mise en ligne sur Viu, ce qui a permis de renflouer un peu les caisses de la plateforme de SVOD. En outre, dans les pays asiatiques où Viu n’est pas présent, la diffusion était assurée par HBO Asia.
De fait, The Bridge tente de naviguer entre l’héritage de son format (Bron/Broen et ses adaptations sont des séries très sombres, lorgnant parfois sur le gore)… et les limites imposées par les partenaires locaux et leurs propres obligations légales de diffusion. D’ailleurs, la série n’a pu s’autoriser qu’une seule grossièreté pendant toute sa saison, et la presse malaisienne rapporte que la production a donc dû organiser une sorte de mini-audition pour choisir quelle parole vulgaire, dans son scenario, pourrait être maintenue à l’écran… ça vous donne une idée des difficultés avec lesquelles il fallait jongler pour faire exister The Bridge.
Mais c’est le genre de compromis que, disons au moins dans un premier temps, Viu est un peu forcée d’accepter à ce stade de son expansion. La plateforme vient à peine de se lancer dans la fiction originale malaisienne, et si à terme elle veut en faire autant dans la vingtaine d’autres pays où elle a des abonnés (…et elle le veut), elle est bien obligée de composer avec des partenaires locaux et leurs impératifs très variables. La même chose s’est produite pendant le Ramadan 2018, quand Viu a voulu produire un mosalsal en Arabie saoudite, et qu’il lui a fallu sceller un partenariat avec la télévision traditionnelle pour sa première série originale dans le pays (il s’agissait de Hob El Tayebin ; on verra si ce sera aussi le cas de la série Doon, le thriller saoudien que Viu a annoncé pour 2019).
En cela, les défis qui attendent la plateforme Viu sont uniques, à cause des marchés où la plateforme s’est implantée. Ces dilemmes ne vont être qu’un casse-tête croissant dans la mesure où les goûts, les langues, et les standards de diffusion varient grandement entre, disons, Singapour et l’Arabie saoudite, et que la liste des pays investis par la plateforme s’agrandit.
Des territoires où, d’ailleurs, des acteurs majeurs de la SVOD internationale comme Netflix ou Amazon n’ont pas encore investi dans la fiction locale… et où Viu doit donc agir, vite. Et donc, faire encore plus de compromis.
iflix, une plateforme malaisienne également implantée en Asie du Sud Est et dans le MENA, fera peut-être des choix différents, d’ailleurs depuis environ un an elle commence elle aussi à produire des séries originales. Poussez pas, derrière !
Vous l’aurez compris, il se passe des tas de choses dans The Bridge, et autour de The Bridge.
Exercice de style sur la question complexe de l’adaptation d’un format à succès ; fantastique perspective sur le pouvoir de représentation d’un pays par sa fiction ; et aperçu des problématiques rencontrées par les plateformes de SVOD de par le monde… la série donne du grain à moudre à bien des égards. Une expérience qui, pour un spectateur cherchant juste une série divertissante, ne sera pas forcément primordiale, surtout après avoir bouffé du Bron/Broen à toutes les sauces depuis environ une décennie ; mais qui, pour un téléphage curieux des subtilités du monde télévisuel, peut vraiment fournir plein de pistes de réflexion.
Passionnant article !