On ne le sait pas forcément, mais la Turquie a une tradition de séries militaires et para-militaires plutôt riche. Il ne s’agit là, je vous l’accorde, pas de ses plus grands succès d’exportation ! Les différents publics internationaux (et ils sont de plus en plus nombreux) leur préférent et de loin les drames, les romances, les séries historiques et les thrillers. Si l’on trouve quelques titres militaires dans le passé télévisuel de la Turquie, c’est surtout à partir du début du 21e siècle que la série militaire turque connaît son heure de gloire.
Et pourtant, paradoxament c’est avec une série n’ayant rien de militaire que cette épopée commence alors !
A l’origine du succès des fictions militaires turques, on trouve en effet la série Kurtlar Vadisi (« la vallée des loups »), diffusée entre 2003 et 2005 mais totalisant pas moins de 4 saisons. A l’origine, elle repose sur un thème semblable à la série américaine Wiseguy, soit l’infiltration du personnage de Polat Alemdar, un agent des services secrets à qui l’on confie la mission d’infiltrer le Kurtlar Konseyi (« le conseil des loups »), une organisation mafieuse. Rapidement, la série s’oriente moins vers l’enquête en eaux troubles que la série d’action, mais continue à parler essentiellement de mafia. Trois saisons sont produites pour la chaîne Show TV, avant que la série ne soit rachetée pour une ultime saison, plus courte, sur Kanal D.
Un peu agacée d’avoir laissé filer la poule aux œufs d’or, Show TV ne se démonte pas et entreprend de se lancer dans la production d’un spin-off, intitulé Kurtlar Vadisi: Terör ; nul n’est besoin d’être bilingue en turc pour comprendre que ce spin-off en question parle de terrorisme ! En effet, cette fois les actions de la mafia étudiées dans l’intrigue sont liées au financement de groupes terroristes ; le sujet est d’ailleurs si sensible que la diffusion du premier épisode, en février 2007, conduit à une convocation devant la RTÜK, l’autorité de régulation télévisuelle turque qui a reçu plusieurs milliers de plaintes… si bien que le deuxième épisode n’est pas diffusé la semaine suivante. Il faudra attendre le mois d’octobre pour que celui-ci finisse enfin par faire son apparition, et ce sera le dernier de la série. Kurtlar Vadisi: Terör a voulu jouer, et a perdu, se faisant annuler faute de pouvoir réorienter la production.
Cela ne décourage pourtant Show TV qui récidive en mettant en chantier un autre spin-off, également en 2007, du nom de Kurtlar Vadisi Pusu ! Polat Alemdar reprend donc une nouvelle fois du service pour s’intéresser cette fois aux actions de la mafia étrangère sur le sol turc ; comme il a pris du galon depuis le temps, désormais il a toute une équipe d’intervention sous son commandement. Bien que traitant des questions mafieuses comme son aînée, Kurtlar Vadisi Pusu s’oriente donc plus encore vers des scènes d’action, et notamment, d’action en commando ; il n’est plus tant question d’infiltration que d’interventions souvent musclées. A mesure que la série progresse (et elle va connaître un total de 10 saisons entre avril 2007 et juin 2016), Kurtlar Vadisi Pusu devient une série incontournable qui s’attache aussi à parler d’espionnage et de contrespionnage, de géopolitique et… oh juste un peu c’est promis, de terrorisme.
Par-dessus le marché, la franchise Kurtlar Vadisi connaît 5 spin-offs cinématographiques, Kurtlar Vadisi Irak (en… euh, Irak donc), Kurtlar Vadisi Gladio, Kurtlar Vadisi Filistin (en Palestine) et Kurtlar Vadisi Vatan (qui porte sur rien de moins que le putsch avorté de 2016 ; le film sort 14 mois après celui-ci).
Après avoir démarré comme une série sur la mafia, la franchise Kurtlar Vadisi a donc progressivement évolué vers un cocktail bien différent : de la géopolitique et/ou du terrorisme, de l’action, et un groupe de personnages complexes mais dédiés à leur mission de sauvegarde de la nation.
Eh bien c’est précisément ce mélange que les séries militaires vont employer à partir de là. Ont ainsi suivi des séries comme Şefkat Tepe (devenue Sungurlar lors de sa 5e saison), İsimsizler, Ekip 1 ou encore Sakarya Fırat. La plupart ont duré plusieurs saisons et ont été couronnées de succès ; il faut dire que ces séries sont plutôt onéreuses à produire et qu’on n’investit pas dans leur prolongation si elles ne sont pas suivies. A l’heure actuelle, le genre est représenté par des séries comme Savaşçı sur FOX (dont la diffusion a démarré quelques mois à peine après, là encore, la tentative de coup d’État de 2016 qui sert de point de départ à son intrigue), Söz sur Star TV, ou prochainement Nöbet sur Show TV. Vous le voyez, tout le monde a la sienne.
On retrouve dans toutes ces séries le même cocktail que dans la franchise Kurtlar Vadisi. Ainsi, à l’intersection entre la série policière et la série d’action, il s’agit presque toujours de séries contemporaines (ou « historiques »… mais portant sur des évènements très récents), qui ne donnent donc pas dans la reconstitution d’un conflit armé ancien. La série militaire turque n’est pas une série en costumes, mais uniquement une série en uniformes. En outre, en traitant de situations géopolitiques présentes et non passées, ce type de fiction s’intéresse souvent autant aux excursions armées qu’à leurs implications politiques et idéologiques. Cela implique parfois des risques, notamment lorsque ces séries sont vues de l’étranger, à l’instar de la controverse autour d’Ayrılık.
Dans ce panorama, Börü est apparue l’an dernier, avec une particularité parce qu’il en faut bien une pour se démarquer de la concurrence : celle de démarrer par une saison courte (6 épisodes), imaginée comme une mini-série pré-produite (et non tournée en parallèle de la diffusion), pouvant éventuellement ouvrir sur une franchise plus longue par la suite. Pour le moment, seul un long métrage, sorti en décembre dernier, en a découlé. Cela a cependant suffit pour que Netflix fasse débarquer la série sur sa plateforme courant 2018.
Aujourd’hui, je m’apprête donc à vous parler du premier épisode de Börü, une série qui en-dehors de son format est strictement dans l’héritage des séries militaires turques l’ayant précédée… jusque dans son nom, d’ailleurs.
« BÖRÜ » est une unité militaire d’élite qui doit son nom au loup, son animal mascotte. Comme le premier épisode va nous l’apprendre, la sélection à l’entrée est particulièrement rigoureuse, et seuls les meilleurs des meilleurs peuvent rejoindre cette unité.
Turan Kara y fait son retour après deux ans de mise à pied… En fait, deux ans moins deux jours : il devait n’arriver que plus tard, mais une intervention a précipité sa réintégration. Il débarque donc, en Tshirt et sa valise roulante derrière lui, en plein milieu des échanges de tir. La situation semble dramatique, presque une scène de guerre, avec des tanks et des armes d’assaut… et pourtant le BÖRÜ n’intervient « que » sur la prise d’otages d’une école. Celle-ci a pris ce tour particulier parce qu’il ne s’agit pas d’un tireur isolé mais de tout un groupe armé, dont seuls les chefs se sont retranchés dans une salle de classe avec des enfants et des parents d’élèves, tandis que quelques dizaines d’autres quadrillent le quartier. Ah, et précision qui va progressivement prendre de l’importance : la prise d’otages a lieu pendant la visite du gouverneur.
Avec cette longue séquence, qui détaille à la fois la procédure d’intervention et commence le portrait des différents membres de l’unité, Börü donne le ton.
Etrangement, cette séquence est aussi très décontractée. Les retrouvailles avec Turan sont l’occasion pour tout le monde de se balancer des fions, dans cette atmosphère de franche camaraderie un peu particulière qu’ont si souvent les milieux très masculins. Cette intervention remplit ainsi non seulement un quota certain d’action, mais nous introduit aussi à la personnalité de chacun, et il s’avère que les gars (et les rares femmes) du BÖRÜ sont extrêmement sympathiques.
Le chef, c’est Behçet ; sous son commandement, les hommes filent droit mais n’ont jamais peur de l’asticoter et échanger des plaisanteries avec lui. Kemal est un peu plus vieux que la moyenne, il est l’intellectuel du groupe. Turan est le chien fou du groupe, un peu dingo et toujours une plaisanterie à l’esprit, mais profondément professionnel malgré tout. Tolga est présenté comme l’agent de liaison, restant en arrière pour assurer la communication avec les différents membres de l’unité, et traiter les données qui lui remontent. Murat (dit « l’ours ») est le gros bras du groupe, un géant expert en armes ; on apprend qu’il a perdu 20 kilos depuis la dernière fois que Turan l’a vu, ce qui en fait une montagne de muscles. Barbaros est à la fois une force d’intervention et le technicien du groupe. Asena est la sniper ; on apprend qu’elle et Kemal ont récemment rompu après une longue relation. Zeynep est une jeune femme qui vient d’achever sa formation théorique et s’apprête à rejoindre le bras armé du BÖRU. Ömer et Baran sont les deux derniers arrivés.
Tout au long de l’épisode, parfois très explicitement, Börü va insister sur leurs différences, et le fait que des personnalités très variées constituent une unité soudée, et paradoxalement cohérente. Elles en font sa force. C’est ça, le crédo dramatique de la série.
Hélas, même si l’intervention s’avère fructueuse et qu’aucun enfant n’est blessé, le bilan reste douloureux pour le BÖRÜ à l’issue de la prise d’otages. D’abord parce que le gouverneur a été exécuté avant même qu’ils n’arrivent, mais surtout parce que Mert, l’un des membres du groupe, est mortellement touché. Il meurt dans les bras de Turan…
La suite de l’épisode consiste à explorer toutes les pistes ainsi lancées.
Sur un plan dramatique, il s’agit de gérer la perte d’un membre… et à en accueillir un nouveau. Pour remplacer Mert, une jeune recrue du nom de Kaya intègre le BÖRÜ. Il est encore plutôt novice mais il s’est distingué lors de son entraînement et fait preuve d’une volonté de fer.
Kaya vient d’une famille riche qui ne comprend pas sa décision de mettre sa vie en danger chaque jour. Mais il y a une explication à sa présence au BÖRÜ : la série s’ouvre en réalité sur une scène bien différente de l’intervention à l’école. Après nous avoir montré des jeunes gens passant une soirée dans une boîte de nuit, la scène d’introduction se concentre sur l’irruption d’un homme armé, qui tourne immédiatement au massacre. Dans la panique, de nombreuses personnes sont tuées ou blessées, y compris Ifet, la petite amie de Kaya, signant la fin de l’innocence de celui-ci.
On découvre également que le BÖRÜ n’est pas là que pour intervenir dans les situations graves : on y traite les informations sur l’intervention pour suivre une enquête sur les modalités de l’opération terroriste, et comprendre quelle en est la cause. Il n’y a eu, en définitive, aucune revendication par le groupe qui a pris l’école en otage et tué le gouverneur. Qui a commandité cette attaque ? Et pourquoi ? Börü met alors en place une trame qui va bien au-delà de la série d’action, plus feuilletonnante… et profondément ancrée dans la réalité géopolitique de la Turquie. Si le PKK n’a pas financé la prise d’otages, alors qui ?
Sur un plan également très ancré dans le réel, d’autres choses se trament encore dans ce premier épisode de Börü, lorsqu’après l’enterrement de Mert, Behçet rend visite İrfan Aladağ, l’un des trois fondateurs du BÖRÜ. Ce n’est pas vraiment une visite de courtoisie : celui-ci est en prison pendant son procès : il est accusé d’avoir truqué des marchés publics afin de financer des actions terroristes séparatistes. Accusé ainsi de rien moins que de trahison, il est seul sur le banc des accusés depuis qu’un autre créateur du BÖRÜ s’est suicidé en prison. Une partie du public (et des bruits de foule en colère, en-dehors du palais de Justice, qui crie « nous sommes les soldats de Mustafa Kemal« ) soutient l’accusé, tout comme Behçet, bien-sûr. En discutant avec İrfan dans sa cellule, Behçet réalise combien la situation est avant tout politique et non judiciaire, et surtout, combien le sort d’İrfan est plus ou moins scellé avant même que le jugement ne soit rendu. En dépit de sa loyauté envers son ancien responsable, Behçet est averti par son mentor que celle-ci pourrait lui coûter à terme, ainsi qu’au BÖRU en général, et qu’il vaudrait mieux tenir ses distances avec l’affaire.
Il se passe donc beaucoup de choses dans ce premier opus, mais quand on a des épisodes d’1h20, on peut bien se le permettre ! Börü démontre une capacité intéressante à donner à la fois dans la série dramatique (le backstory de plusieurs éléments de l’unité étant progressivement dévoilée), le récit patriotique (l’insistance de la série à souligner l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk n’y est pas pour rien ; un portrait de celui-ci figure même au générique), la mise en scène d’action (il y aura une deuxième scène d’intervention dans la seconde moitié du pilote), et la fiction politique… Un mélange qui lui garantit de ne jamais verser dans le prétexte ou le superficiel, tout cela se mêlant avec beaucoup de fluidité.
Mais ce qui surprend le plus, c’est ce qu’en filigrane, Börü décrit comme complètement naturel et quotidien non seulement pour son unité d’élite, mais pour la Turquie en général. Il ne semble pas spécialement étrange, ni dans l’écriture ni dans la réalisation, que des groupes armés prennent en otage autant de monde sur le sol turc, que des chars circulent dans les rues d’une ville, là, comme ça, ou encore qu’un immeuble d’habitation devienne soudainement le théâtre d’une opération militaire. Quelques policiers apparaissent vaguement dans le décor à l’occasion, mais il est aussi montré de façon très claire que l’intervention militaire du BÖRÜ tombe sous le sens, alors qu’elle se déroule systématiquement sur son propre sol dans un pays qui n’est supposément pas en guerre. Or c’est très exactement à cela que la série ressemble : une série de guerre. Sur son propre sol. C’est non seulement nécessaire pour les enjeux de la série, mais ne saurait être séparé de son propos plus idéologique, qui est toujours un composant essentiel de la série militaire, mais qui ici prend un tour bien particulier du fait même de l’actualité. L’accusation qui tombe explicitement en fin d’épisode le montre plutôt bien.
Ce que Börü décrit de la vie en Turquie fait plutôt peur (un peu à dessein, admettons-le, d’autant que la série se targue de s’inspirer d’évènements réels), et est profondément ancré dans le climat politique d’un pays qui digère encore les évènements de juillet 2016. Pas étonnant que les chaînes étrangères se passionnent un peu moins pour ce type d’import, à la réflexion… mais aussi un peu dommage.
Je ne connaissais pas du tout ce genre, même si connaissant un peu la situation en Turquie, ça ne m’étonne pas vraiment. Merci pour la découverte. 🙂