Si vous avez lu mon introduction aux séries parlant d’enfance maltraitée, plus tôt cette semaine, vous savez déjà que le bilan n’est pas des plus brillants. Peu de séries osent seulement s’attaquer au sujet, et plusieurs de celles qui tentent tout de même quelque chose le font tardivement et/ou en s’esquivant le plus vite possible (quand ce n’est pas en banalisant les actions de parents maltraitants). Patrick Melrose, diffusée au printemps dernier par Showtime et SKY, partage certains de ces travers.
Problème : Patrick Melrose est précisément une série sur un homme qui a été abusé dans l’enfance.
Patrick Melrose doit son nom au personnage éponyme qui, un jour de 1982, apprend que son père David Melrose vient de décéder à New York. A charge pour lui d’identifier formellement le corps puis de le rapatrier au Royaume-Uni, dont il est originaire. Tout dans ce voyage est une plaie sans nom, d’une part parce que Patrick est en lutte permanente avec sa consommation de drogues et son embryon d’envie de devenir sobre, mais surtout d’autre part, parce que Patrick est pour ainsi dire animé d’une haine insondable envers son géniteur. Des difficultés déjà compliquées à gérer séparément, mais alors, simultanément…
Initialement, Melrose part auto-convaincu qu’il va profiter de cette expédition pour arrêter de prendre les substances auxquelles il est accoutumé (parmi lesquelles, mais j’en oublie sûrement : héroïne, cocaïne, Quaaludes… ce à quoi il faut encore ajouter l’alcool). C’est sans aucun doute une idée brillante au timing parfait ! La définition même de l’auto-sabotage. Évidemment il n’a pas fait deux pas à New York qu’il commence déjà à négocier avec lui-même, et à partir de là, ne va cesser de faire des concessions avec sa sobriété nouvellement acquise. Comme on pouvait le deviner, elle ne l’est pas du tout, acquise ; elle n’est même pas effleurée.
L’épisode atteint son point d’orgue après que Patrick Melrose ait récupéré les cendres de son père, et, n’ayant pas réussi à abimer l’urne autant que son locataire a pu abimer son fils de son vivant, se lance dans une soirée de débauche rageuse qui manque de tourner au tragique, avant de reprendre l’avion dans l’autre sens.
En cours de route, Melrose n’aura pas loupé une seule occasion de vitupérer sur son père devant qui veut l’entendre (et surtout ne pas l’entendre), usant de sarcasmes à peine voilés qui traduisent combien il n’a pas vraiment l’envie de préserver les apparences, non plus que la capacité. Patrick Melrose s’adonne jouissivement à l’empilement de one-liners amers de la part d’un personnage central qui mâche aussi peu ses mots à propos de son père, qu’il peut être complaisant avec lui-même. Le message est clair : Patrick hait son père, et bien au-delà d’un « simple » problème relationnel. Il y a quelque chose qui motive cette rage, quand bien dans la pratique même elle se retourne plus contre Melrose fils que Melrose père.
…Enfin, non. Pas exactement. Le message n’est PAS clair. Et Patrick Melrose, dans son premier épisode, va s’échiner à faire toutes les pirouettes possibles et imaginables pour n’avoir pas à nommer les choses.
Ainsi son héros, en proie à des flashbacks non pas récurrents mais pour ainsi dire omniprésents (la consommation de drogues dures n’aidant pas à garder un semblant de contrôle de ses pensées, naturellement), se refuse à nommer la pomme de discorde même lorsqu’il critique son père devant autrui. Et moins encore lorsqu’il est seul avec lui-même.
Les images allusives se succèdent donc, sans jamais oser la précision d’une confession quant à la nature du crime originel du père envers le fils. Les proches de David Melrose admettent, par un regard lourd ou une excuse sibylline, une part de responsabilité dans le pouvoir paternel exercé sur le fils, ne serait-ce que pour avoir joué les aveugles, mais sans en donner la mesure. On devine les choses, parce que Patrick Melrose n’est pas écrite ni filmée ni même jouée par les derniers des imbéciles ; quand noyé dans une brume intoxiquée Patrick siffle un « Nobody should do that to anybody else« , le spectateur peut conclure par lui-même, parce que la série elle-même ne veut surtout pas le faire trop frontalement, ou trop vite, ou les deux. C’est beaucoup plus simple de laisser planer un certain doute, d’évoquer en parallèle la froideur, la rigueur, la cruauté de ce père, de mentionner fugitivement les manquements de la mère, d’abandonner le spectateur à ce qu’il peut et veut bien imaginer, au moins dans un premier temps. Comme autant de fausses pistes pour maintenir une certaine incertitude dans l’esprit du spectateur. Ce dernier songera-t-il immédiatement au pire du pire ? Des indices le permettent, mais n’y forcent pas. Patrick n’est pas obligé de raconter son histoire dés le premier épisode, et personne n’est obligé de l’écouter ; par contre on peut voir de longues scènes détaillant son auto-destruction subséquente.
Tout le doigté de Patrick Melrose est de laisser chacun interpréter la douleur et la rancœur exprimées à l’aune de ce qu’il peut encaisser, pas plus.
C’est un doigté de couard. Cela permet à Patrick Melrose de faire tout, sauf parler des abus vécus ; ou la négligence, d’ailleurs. L’épisode s’autorise (pour ne pas dire s’amuse) ainsi à explorer en long en large et en travers la consommation de Patrick, ce qui n’a rien d’audacieux quand on sait que précisément l’alcool et la drogue sont absolument partout dans la fiction télévisée américaine depuis au bas mot une vingtaine d’années. Que Patrick Melrose le mette extraordinairement bien en scène ne change rien au problème, voire l’empire.
Alors oui, les trips successifs sont à la fois bordéliques, fins, et étrangement, amusants. Les discussions de Patrick avec lui-même pour prétendre planifier son addiction, puis y succomber avec panique et délice sont bien écrites. Sans parler du fait que chaque scène d’excès est nécessairement un fantasme d’acteur, le personnage passant l’essentiel de l’épisode à se donner la réplique à lui-même.
Au final, Patrick Melrose s’avère être plus une série sur l’addiction (et un appeau à critiques) qu’un drame sur la survie à la maltraitance. Elle avait une chance de faire les deux mais répugne à tenter l’exercice.
Pire encore : en faisant ce choix, Patrick Melrose renforce un insupportable cliché, celui de confondre le symptôme avec le mal.
Les adultes ayant survécu à des maltraitances dans l’enfance, quelle que soit leur nature, ont effectivement des probabilités accrues d’abuser de diverses substances, légales ou non, une fois parvenus à l’âge adulte (s’ils ont cette chance). On estime qu’environ deux tiers des personnes soignées pour addiction ont subi des violences dans l’enfance. Mais cela ne représente certainement pas l’alpha et l’omega de la survie à des traumatismes de ce type, ou d’aucun type en fait ; et c’est d’une paresse sans nom que de résumer les difficultés de Melrose fils à cela. Pourtant la série, au moins au stade du premier épisode, se refuse à entrer dans le détail des souffrances ressenties.
En s’interdisant pour le moment d’explorer aussi bien les souvenirs (présentés de façon diffuse, comme je le disais, et d’autant plus que le réel est un concept très abstrait pour Patrick étant donné le cocktail qu’il absorbe) que les sentiments eux-mêmes hors la colère, Patrick Melrose recule devant l’obstacle. Même l’expression des sentiments contradictoires ressentis par le fils à l’annonce de la mort du père (à la fois soulagement, exprimé en partie dans la scène d’ouverture, et colère, palpable dans l’essentiel du reste de l’épisode) est impossible dans le détail vu les barrières que se met cet épisode inaugural. En somme, même sur le plan émotionnel, le spectateur peut n’attraper au vol que ce qui lui convient, et le conforte dans les clichés.
Voilà une vérité (parmi d’autres) sur le rapport à la mort dans une situation abusive que Patrick Melrose n’exprime pas du tout pour le moment : la déception. Celle de voir qu’il est désormais trop tard et que la relation, ou ce qui tient lieu de, est désormais impossible à améliorer, les choses à être dites, les réparations à être offertes ; je sais que quand mon père mourra, je ne pourrai plus attendre de lui des excuses, quand bien même je sais aussi pertinemment qu’elles n’arriveront jamais non plus de son vivant. Où sont ces complexités dans les multiples scènes droguées de Patrick Melrose ?
Que raconte sur son sujet une série dans laquelle le personnage n’existe que par l’évitement ? Que dit-on d’un sujet grave quand on n’autorise même pas son propre héros à exprimer son ressenti ou même à en être conscient ? Et ce, alors qu’il est seul avec lui-même à longueur de scène !
Oui, bien-sûr, je comprends que Patrick Melrose est l’adaptation d’un livre. Une part du problème vient de la source, et pas seulement de la série elle-même. Cependant on peut s’interroger sur le fait que ce soit souvent si ce n’est toujours ce genre d’angle qui se trouve abordé, vu comme valant d’être adapté, perçu comme marketable auprès d’un public « large »… et pas celui permettant de montrer la violence vécue, de dire la souffrance ressentie, de décrire les sentiments contradictoires, de suivre le parcours vers la résilience, si elle existe.
Encore et toujours, il semble plus simple de résumer un traumatisme à des abus de substances (et/ou de sexe), à un style de vie excessif mais subi, qui transforme une expérience complexe en une simple suite de comportements dits « à risque », sans jamais creuser le sujet. En somme, trop souvent ces fictions privilégient une simplification qui permet de n’avoir pas à explorer la souffrance, quelle qu’en soit l’origine, pour ce qu’elle représente de dérangeant pour le public qui ne l’a pas vécue… ou de cathartique pour celui qui en est familier. Quel maître Patrick Melrose sert-elle, au juste ?
Ce sera peut-être pour plus tard. Sauf que rien dans ce premier épisode ne donne confiance. Au final Patrick Melrose fait ce que font tant d’autres séries sur les abus sur mineurs : faire mine d’en parler… mais ne pas en parler au point de mettre mal à l’aise. Comme nous autres, les survivants de la maltraitance, sommes incités à le faire, en fait.
Or, si nous sommes obligés de vivre avec ces images réelles pour le restant de nos vies, j’estime qu’il n’est pas trop demander que d’autres écrivent ces images fictives le temps d’une mini-série de quelques heures qui en a fait supposément son sujet.
Alors peut-être que Patrick Melrose a pour but d’explorer autre chose que le cœur de cette maltraitance, son silence étouffant, cette douleur qui persiste malgré les décennies et dévaste tout sur son passage. Peut-être que Patrick Melrose est une série avant tout intéressée par l’addiction, fascinée par la perte de soi, captivée par les tentatives erratiques de reprise de contrôle, émue par les oscillations entre la guérison et la rechute (et je suis de tout cœur avec les séries qui s’y attèlent). Peut-être que Patrick Melrose veut justement parler de la façon dont c’est indicible pour son héros lui-même, comment le souvenir s’interdit, comment l’amnésie traumatique peut imposer sa loi surtout à une époque où ces choses-là sont encore plus tues que maintenant. Peut-être que Patrick Melrose a un autre objet encore, que dans mon amertume et mon besoin de représentation je n’ai pas perçu.
Peut-être que Patrick Melrose n’était pas le bon drama pour cela. Mais quel est-il, le bon drama pour cela, au juste ?
Argh, je fais tout dans le désordre ! Je lis cet article avant d’avoir lu le précédent, mais… j’étais curieuse. J’ai l’intention de regarder cette série un jour (liste de choses à voir très longue, blablabla, tu connais la rengaine) et je n’en avais lu que du bien, donc forcément, tu m’annonces une critique négative, je saute dessus.
Je pensais que ta critique me dégoûterait peut-être de voir la série, mais finalement, pas vraiment. Elle me donne des réserves, et je comprends que tu aies été déçu de la voir refuser d’attaquer le sujet moins traité pour retomber sur quelque chose de plus conventionnel. Mais à te lire, elle semble bien faite sur les autres plans (la réal, les acteurs, notamment) et le dernier paragraphe me laisse de l’espoir. Donc ça reste sur la liste de « à regarder un jour », en gardant ton opinion à l’esprit pour savoir à quoi m’attendre 🙂
Merci pour l’article ♥
Ooh, je n’avais pas du tout réalisé que les romans d’Edward St. Aubyn avaient été adaptés en série, en plus avec Cumberbatch ! Il fut un temps où l’information n’aurait pas pu m’échapper, quand bien même la série de romans ne m’a jamais attirée (mais elle est connue je crois, je tombe régulièrement dessus en librairie, au moins dans les pays anglophones)… Tout se perd. :'(
Je crois que les romans suivent un ordre chronologique et commencent donc avec l’enfance du héros (où on assiste aux abus dont il est victime, donc) ; ça expliquerait que dans le second volume (celui adapté ici) les abus soient (peut-être) abordés de façon plus allusive ? Mais comme justement le premier tome n’a PAS été adapté par la série, ça ne fait que confirmer ton analyse.
Merci pour cet article, en tout cas.