Avec le lancement ce soir de la nouvelle saison de This is Us, voici l’heure de faire le point sur la première. Vous vous souvenez peut-être de ma review du pilote, qui était enthousiaste (mais prudente). Pour vous la faire courte, si jamais vous craignez de lire toute une review consacrée à l’une des séries de network les plus populaires du moment, ce sentiment n’a guère évolué, en définitive.
Autorisez-moi cependant à vous détailler les nuances, parce qu’elles me semblent d’importance, dans ce point de vue, qui même s’il n’a pas changé, s’est étoffé au gré des épisodes.
J’ajoute que la review de saison qui suit est totalement dénuée de spoilers.
Et pourtant, ne vous y trompez pas, il y a de nombreuses choses que j’aime en This is Us. A mesure que la première saison s’est déroulée, ces ingrédients ont été explorés de façon plus ou moins élaborée, mais il reste que la série a de multiples qualités.
L’une de mes préférées est probablement le fait que, là où le pilote installait deux époques (parce qu’employant deux jeux de personnages, les uns vivant en 1980 et les autres en 2016), This is Us s’autorise à en arpenter beaucoup plus. Au lieu de simplement se limiter à ces sortes de « timelines » parallèles (et franchement, This is Us est l’une des rares séries US de la saison passée à avoir réussi ses voyages dans le temps), la série en arpente bien plus. Les trois enfants de la famille Pearson ont ainsi droit à des épisodes rappelant aussi bien leur petite enfance, que leur adolescence, sans compter les nombreuses nuances entre les deux ; mais à ma grande surprise, à l’occasion, This is Us s’autorise aussi à parler voire montrer l’enfance des deux parents, Jack et Rebecca.
Ne pas se borner ainsi à raconter ses deux histoires en parallèle, pour établir un continuum de vécus, est vraiment l’une des richesses imprévisibles de This is Us. Cela l’autorise aussi bien l’exploration de thématiques riches (généralement en dressant des parallèles) que l’approfondissement de la genèse de cette famille.
De cette qualité en découle une autre : des décisions très fines lorsqu’il s’agit de rapprocher des expériences à des époques différentes autour d’une même thématique. This is Us créée à travers ces juxtapositions une forme d’héritage émotionnel sur certaines relations, en particulier la vie de couple ou familiale.
On peut ainsi observer que de nombreuses choses débattues par Jack et Rebecca dans les années 80 et 90, autour de la parentalité et ses difficultés en particulier, sont tenues pour totalement évidentes pour Randall et Beth une trentaine d’années plus tard. Après avoir consacré une part non-négligeable de ses intrigues à apprendre la paternité ou la maternité à une génération de héros, This is Us implique donc que l’apprentissage est simplifié, pour ne pas dire naturel, pour la génération suivante. C’est évidemment plus complexe que cela, mais les avancées d’un premier couple sont, sans nul doute possible, ce qui permettent au suivant d’avancer de façon plus fluide. Un beau symbole de progrès social qui ne cherche pas à dire son nom, mais constitue un axe riche.
Plus largement il faut souligner combien This is Us réalise un excellent travail dans la construction d’images positives mais complexes de la famille… et en particulier de la famille noire. J’aime ces choix qu’elle fait pour ne surtout pas oublier que l’un de ses personnages centraux est noir, tout en banalisant des choses finalement peu présentes dans les séries dramatiques, a fortiori familiales. Ce n’est hélas pas si naturel qu’il y paraît à la télévision étasunienne, où assez peu de dramas mettent en scène des familles afro-américaines. Les comédies, oui, plein ; les séries dramatiques, beaucoup moins. Là tout de suite, je pense à Soul Food, peut-être Lincoln Heights et encore, à cause de l’angle policier ; les choses ne se sont vraiment développées que récemment avec des séries comme Queen Sugar et, dans une moindre mesure, des séries telles que Greenleaf ou Saints & Sinners (mais ces dernières sont infiniment plus soapisantes). Les décisions de This is Us dans ce contexte apparaissent comme extrêmement mesurées ; conscientes de la portée de certaines dynamiques, de certaines images, de certains symboles.
Mais, plus important que tout, This is Us est surtout une incroyable série sur ce que c’est que d’être parent (…parfois même mieux que Parenthood, en dépit de son titre). C’est sa plus grande richesse, de par le nombre de questions abordées, et l’angle par lequel elles sont abordées, surtout.
Pêle-mêle : les hésitations de Rebecca devant la maternité, la confiance inébranlable de Jack dans son rôle de père (lorsqu’il l’assume), l’affection tendre de Randall, le désir de maternité de Kate même… Outre les relations entre parents et enfants, les épisodes de This is Us interrogent ce que signifie, pour soi, intimement, d’être parent. De le devenir. De tenir ce rôle toute une vie durant (ou une partie seulement, dans le cas de William). Non pas de faire des erreurs, mais de se voir les faire, ce qui est différent. De fonder un partenariat avec l’autre parent, quand il y en a un, et d’essayer de faire marcher cette coopération qui confronte des interrogations différentes. De ne pas forcément être parent au sens traditionnel du terme (biologique par exemple), mais de tout faire pour donner le meilleur tout de même.
Ce faisant This is Us est une fantastique série sur tout cela, même si elle est aussi, très souvent, une série sur beaucoup d’autres choses. Ce qui la rend si forte, c’est aussi d’avoir intégré que beaucoup des choses qu’elle veut raconter sont tristes, déplaisantes, effrayantes, mais qu’elles sont peu dites, et que c’est ce qui leur donne leur valeur émotionnelle. En cherchant à raconter ces histoire torturées de parentalité, This is Us parvient, par un étonnant miracle, à faire un énorme effort de représentation : de la paternité engagée (à travers surtout de Jack, mais aussi Randall), de la paternité noire (là encore Randall, mais aussi avec William), de la maternité hésitante mais énergique (Rebecca), et ainsi de suite. Des parents que je ne suis pas sûre qu’on puisse souvent voir, dans les séries familiales, d’ordinaire, s’interroger sur leur rôle, ce qu’ils veulent en faire, et ce qu’il représente dans la continuité de leur existence (Rebecca surtout mais aussi Jack, et bien-sûr Randall, ont des intrigues renvoyant leur parentalité à leur jeunesse/enfance).
Une ode à l’imperfection. A l’effort réfléchi, l’effort volontaire, l’effort qui coûte et qui pourtant apporte tout. La parentalité consciente. Cette remise en contexte, pleine de nuances, est rare. Je crois sincèrement que c’est la plus grande réussite de cette première saison.
C’est ainsi que This is Us est plus qu’une série dramatique sur une famille. C’est une série dramatique sur ce qui a fait cette famille. Sur les expériences formatrices qui ont fait de ses membres ce qu’ils sont aujourd’hui. C’est une origin story. Et comme toutes les origin stories, elle pose la question : « comment ces personnes sont-elles devenues ce qu’elles sont ? ». Or dans cette question réside à la fois une force et une faiblesse.
Eh oui, on atteint maintenant le moment où je vous fais part de ma retenue concernant certains aspects de This is Us.
De par la structure de ses épisodes, qui invite au questionnement (« comment sont-ils devenus ceux qu’ils sont ? »), ainsi que par l’entremise à la fois des flashbacks et des twists proposés très régulièrement, la série emploie de façon systématique le foreshadowing, et tend à indiquer que tout a une importance pour la suite des événements.
Il n’est aucun détail qui ne sera réemployé, parce que ça fait partie de la dimension de semi-thriller de cette série familiale ; là où les autres dramas sur une famille se contenteraient de la chronique (et l’ont fait jusque là : c’est ce que je disais lorsque, au moment du pilote, je vous indiquais que la série familiale était d’ordinaire low concept, là où This is Us est high concept), This is Us est un drama enrobé de mystère.
Que s’est-il passé entre deux époques ? Que sont devenus certains personnages pour qu’ils ne soient plus présents dans la vie de certains autres ? This is Us encourage ce type de questionnements, de multiples façons mais surtout en préparant des surprises, des révélations qui doivent ajouter à l’émotion une forme d’anxiété de comprendre. Comme ces surprises ne peuvent sortir d’un chapeau, alors il faut les préparer, en lancer quelques indices, et c’est le foreshadowing auquel This is Us, certes généralement avec talent, se livre si souvent. Le moindre indice a de l’importance parce que This is Us ne l’offrirait pas au spectateur autrement, contrairement à une simple chronique familiale. Rien n’est anodin.
Le problème qui se pose à mes yeux, c’est que dans une vie, en particulier dans une vie d’enfant, tous les moments ne sont pas formateurs, ne sont pas déterminants, ne sont pas décisifs. C’est peut-être un peu contre-intuitif mais tout n’est pas que souvenir marquants, qu’orientations capitales, que dynamiques mises en place au berceau. Il y a plein de moments dans une vie, et encore une fois, a fortiori une jeune vie, qui sont simplement oubliés ET n’ont aucune incidence.
Ces moments-là n’existent pas dans This is Us, parce que tout appartient au puzzle de la famille Pearson. En soi ce n’est pas exactement un tort ; encore une fois This is Us assume totalement de n’être pas la même série familiale que vos séries familiales habituelles.
En revanche c’est un problème pour moi parce que je pense, non en fait je sais, qu’il n’est pas nécessaire d’envisager les séries dramatiques comme des équations à 18 inconnues, pour délivrer des choses vraies, et que je trouve que quelque chose dans l’approche du drama « pur » se perd à la télévision américaine, en particulier si elle se veut grand public. This is Us, de par sa formule, est éminemment moderne et c’est, bien-sûr, ce qui lui doit ses résultats pour NBC : ses scénaristes ont compris qu’aujourd’hui, pour entrer dans la popculture, le moyen le plus efficace est précisément de jouer sur le suspense, les questions sans réponse, les retournements de situation, les révélations qui prennent de court.
Parfois j’aimerais juste qu’elle profite de sa richesse dramatique, qui est bel et bien là, je vous le disais plus haut, et qu’elle délivre les moments authentiques qu’elle sait à l’occasion proposer, sans manipulation, sans faux-semblant. Cela aurait plus de valeur à mes yeux que d’essayer d’arracher à ses spectateurs des oh et des ah en même temps que des larmes. Parce que dans la vie, il existe des moments purement gratuits, et This is Us, pour tout ce qu’elle peut offrir, n’en comporte aucun. Tout est chargé de sens dans une série reposant sur ce type de mécanisme. This is Us me semble emblématique, de cette manie de la télévision américaine à tout vouloir tourner en série à suspense, comme si on ne pouvait pas s’attirer l’intérêt des spectateurs sans cela. Et vous savez quoi ? En un sens elle a raison, comme en témoignent ses audiences. Mais ça ne m’empêchera pas de regretter que ce dont elle se réclame, l’émotion et l’authenticité, soit à l’opposé de ces méthodes, et qu’au final il devienne de plus en plus difficile de trouver, sur un network étasunien en tous cas, une série véritablement dramatique qui accepte de chroniquer l’existence de ses personnages sans vouloir absolument retourner la tête de son public.
Et très franchement, des séries qui le font, ça existe encore et ça existera toujours (…parfois ailleurs), donc je ne suis pas à la rue non plus ; mais elles ont ma préférence et parfois, les ficelles de This is Us m’ont fait plutôt rouler des yeux que les essuyer avec un mouchoir.
Une bonne partie de ce qui fait son succès, en un sens, semble aussi vouer This is Us à une existence jetable, parfois. Les richesses dramatiques sont parfois reléguées au second plan par ce type de choix, et ne reste en mémoire, au bout du compte, que la question de savoir comment un personnage a disparu, plutôt que les choix, parfois hautement impressionnants, que ce même protagoniste a faits de son vivant. This is Us a d’ailleurs, à cause de cela, assez peu d’intérêt lors d’un revisionnage. Il s’agit d’une série ancrée dans l’idée que plusieurs décennies d’interactions construisent une famille, mais je doute qu’elle soit appréciable dans quelques années de cela, par nostalgie ou affection, par ses spectateurs, qui au mieux y trouveront plus tard peut-être plus facilement un tear jerker (réussi, certes) qu’une série authentiquement attachée à faire partie de leur vie.
Cela n’ôte, bien-sûr, rien à son succès actuel, qui est dû à une maîtrise des codes narratifs de la série américaine moderne. Toutefois cela relativise le phénomène qui l’entoure, surtout lorsque l’on sait que les séries reposants sur les twists et révélations (même quand on les retarde autant que This is Us, dont le season finale est même assez irritant sur ce point) peuvent facilement causer une certaine fatigue. A force de vouloir tirer de la surprise et/ou des larmes, This is Us est parfois éclipsée par ses pratiques, alors qu’elle a aussi des choses passionnantes à dire pendant sa saison inaugurale. Et, avec un peu de chance, il lui en reste encore pour cette deuxième saison.
Je n’avais jamais vu This is Us analysé sous cet angle. Et pourtant c’est exactement ça, bravo ! Cette absence de moments gratuits, on le voit aussi au cinéma (surtout chez Nolan, qui aime tellement tisser des symboles et du foreshadowing que chaque moment n’existe qu’en tant que partie du tout). Je suis partagé car c’est une maîtrise d’écriture que je souhaite un jour acquérir, et en même temps, l’histoire ne « respirerait » jamais. Scénariste est bien un métier d’équilibriste.