Nation builders

21 septembre 2017 à 17:56

En Australie, cet été (enfin… hiver, enfin vous me comprenez), la télévision publique ABC proposait la 3e saison de la comédie Utopia. Vous vous souvenez peut-être que je vous ai parlé de son premier épisode il y a un peu plus de deux ans, et/ou que la série avait été projetée dans le cadre de Séries Mania. Est-ce parce que j’ai, comme nombre d’entre nous, repris le travail ? Ou est-ce l’incessant flot d’extraits publiés par ABC sur Twitter ces derniers mois ? Toujours est-il que je me suis refait les premières saisons, et ai dévoré la 3e dans la foulée, qui s’est achevée début septembre. Je n’ai aucune idée, à ce stade, du statut de la série (sera-t-elle renouvelée ? on ne le saura probablement pas avant les Upfronts, cet automne, voire plus tard encore), mais je me suis dit que j’allais profiter de ce marathon pour vous dresser un bilan de mon visionnage.

Et puis dans le fond, il importe peu qu’Utopia obtienne une saison 4, parce que je doute d’en dire jamais quoi que ce soit de radicalement différent de ce que je vais vous dire aujourd’hui. La raison en est simple : elle est très formulaic, et sans être tout-à-fait répétitive, n’offre aucune forme d’évolution ni à ses intrigues, ni à ses personnages. Et ce fait, loin d’être un défaut, est totalement ancré dans son propos.

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Reprenons pour ceux qui n’auraient pas lu la review initiale : Utopia se déroule dans les bureaux de la Nation Building Authority, un organisme public récemment mis sur pied qui a pour tâche d’élaborer la création de nouvelles infrastructures à l’échelon national. La création de la NBA répond à une volonté politique : le Premier ministre s’est positionné comme un homme de vision, un constructeur d’avenir. La NBA doit donc appliquer sa politique en étudiant la faisabilité de projets divers, en planchant sur les contrats passés avec les compagnies de construction, en planifiant sur le long terme mais aussi en répondant aux aléas de l’actualité.
Et c’est là que se loge tout le problème : parce que son sort est lié de si près à celui du Gouvernement, la NBA est en réalité incapable de travailler correctement. C’est ce dont s’est vite aperçu Tony Woodford, qui est à la tête de la Nation Building Authority ; son savoir est avant tout technique, juridique, financier, mais pas politique, et il bute presque systématiquement à des obstacles extérieurs à son cœur de métier. Ca explique pas mal son humeur.

Beaucoup de séries se déroulant dans un monde professionnel reposent sur une partie de ce qui constitue les épisodes d’Utopia : une équipe d’incapables plus ou moins gentils, une tâche perpétuellement freinée par des lourdeurs administratives, et des lubies passagères typiques de la vie de bureau, forment le plus gros des obstacles. De ce que j’ai pu voir de ces séries (j’admets volontiers n’en avoir vu aucune en entier), Utopia est dans le voisinage, si ce n’est à l’intersection, de comédies comme The Office et Parks and Rec.
Mais c’est grâce à cette dynamique issue des influences politiques nationales qu’Utopia affirme sa différence (ainsi qu’en refusant d’humilier ses personnages : contrairement aux séries sus-nommées, Utopia ne m’a jamais fait subir de secondhand embarrassment). Tout son propos consiste à démontrer combien le travail de la NBA est impossible, voire dans une certaine mesure, purement cosmétique, précisément à cause du climat politique venant du Gouvernement.

Un épisode typique (et quasiment tous le sont) se déroule donc avec un projet sur lequel Tony et son équipe planchent, qui va être déraillé par l’intervention du monde politique dans les travaux de la Nation Building Authority. Cela se personnifie bien souvent par l’irruption de Jim Gibson, un politicien chargé de faire la liaison entre la NBA et le Gouvernement, et qui n’a aucun intérêt pour le fond du problème mais uniquement pour les considérations politiques. Bien souvent l’intervention de Rhonda Stewart, la directrice de la communication, vient également compliquer les choses. A eux deux, ils parviennent généralement à empêcher Tony d’accomplir le projet qu’il s’est fixé, ou à en changer les modalités au point de retirer tout intérêt.
En parallèle, Nat, bras droit de Tony, est plus souvent confrontée à des obstacles internes, généralement organisationnels. Le turn-over d’employés est en effet immense à la NBA, et il faut y ajouter des problèmes informatiques, ou administratifs, quasiment quotidiens. Un personnage semi-récurrent, celui de la DRH Beverley Sadler, personnifie plusieurs de ces difficultés, en y ajoutant une pointe d’agressivité passive par-dessus le marché. Et bien-sûr il y a les employés moyennement compétents, ou très impressionnables, ou tout simplement plus intéressés par des broutilles que par leur boulot, que dans le fond ils font sans vraiment comprendre.
Il s’avère en outre que pas un épisode ne se produit sans que la NBA ne soit confrontée à un détail gênant le bon fonctionnement des bureaux : soucis informatiques, mise en place d’un nouveau protocole, inspection de sécurité ou tenue d’une semaine spéciale pour encourager l’exercice sportif, il y a toujours quelque chose.

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A travers cette structure immuable, qui pourrait sembler répétitive de prime abord, Utopia décrit bien les causes de l’inertie administrative. Tony et Nat, perpétuellement victimes de tous ces freins à leur bonne volonté, leur bon sens et leur compétence, ont entre leurs mains d’excellents projets qui pourraient réellement faire progresser le pays… mais ne peuvent jamais les mener à bien.

Utopia insiste sur la fracture entre les annonces fracassantes et les effets très tièdes de celles-ci, entre autres en utilisant habilement des extraits d’émission TV ou de radio se faisant l’écho des discours officiels (d’ailleurs le générique de la série, même s’il change à chaque saison, conserve à chaque fois une collection de soundbites de termes à la mode mais vides de sens autour des expressions « nation building » et « infrastructure »). Bien souvent, la NBA n’existe que pour donner un semblant de crédibilité aux décisions hâtives du Gouvernement (et ne surtout pas pinailler sur l’infaisabilité technique), pour valider des projets déjà décidés (souvent avec une certaine dose de copinage entre le public et le privé), ou pour signer des chèques en blanc (y compris si ce chèque représente au bout du compte plusieurs milliards en argent public bêtement gaspillé dans des chimères).
Au final, ce que dit Utopia, c’est combien l’immobilisme des politiques publiques est dû à de multiples facteurs, l’incompétence des subalternes de Tony et Nat n’étant, en réalité, qu’une goutte dans l’Océan.

Dans tout cela, Tony est régulièrement furieux, et bien que dépeint comme un homme juste et attentif aux autres (…voire peut-être à cause de cela), il est aussi très bougon. Il passe beaucoup de temps à se battre contre ce que veut imposer, en dépit du bon sens, Jim ; lequel, bien que souvent très jovial, ne lui laisse pas vraiment le choix la plupart du temps. Chaque arrivée de Jim annonce un changement dans le projet en cours, une nouvelle instruction empêchant la NBA de faire ce pour quoi (en théorie) elle a été créée.
Jim est en outre totalement inattentif à ce que fait la NBA : seul lui importe ce qu’il peut ensuite dire au Premier ministre, et cela doit évidemment aller dans le sens du chef du Gouvernement. Il y a de nombreuses scènes au long des 3 saisons qui indiquent qu’il ne connaît pas grand’chose aux infrastructures existantes, à la construction ou encore à la science en général (un train à très grand vitesse reliant toute l’Australie ? super idée, même si totalement infaisable : en tous cas ça sonne bien), qui le conduisent à s’enthousiasmer pour des choses totalement impossibles, et se désintéresser de ce qui l’est. S’il a l’opportunité de dire au Premier ministre qu’un projet peut être annoncé, il le fera, quand bien même ce projet ne peut être mené à bien (et fait l’objet de nombreuses études en ce sens depuis 50 ans !).

Rhonda, quant à elle, incarne le bullshit du monde de la communication, où le paraître (et en particulier, le paraître du Premier ministre) importe plus que toute autre chose, et où le recours aux dernières lubies marketing, l’emploi du jargon imbitable du milieu (il s’avère qu’elle-même n’en maîtrise pas la totalité, se référant souvent à un consultant privé, Karsten, ou à d’autres intervenants, sans aucun jugement critique), et l’organisation d’événements clinquants mais vides de sens, sont une fin en soi. Souvent impressionnée par des pratiques venues du monde privé, en particulier les start-ups (elle rêve la NBA en clone de Google, ce qui explique son dédain face à la plupart des employés de l’autorité publique), Rhonda est régulièrement prise par des obsessions qu’elle impose à tout le monde, comme former tout le monde à un procédé stérile ou engager un coach quelconque pour les employés de la Nation Building Authority.
Méprisante, elle ne s’excuse pas de ne pas comprendre ce que tente d’accomplir Tony : elle le revendique. Contrairement à Jim qui est couard et tente de masquer son incompétence par une bonhommie feinte, Rhonda déteste qu’on perde du temps avec le fond, et n’a d’attention que pour la forme. Elle m’évoque parfois quelques uns des meilleurs épisodes de Hénaut Président !

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Est-ce une utopie que de vouloir construire le pays de demain dans ces conditions ? Ou le problème est-il, justement, que les utopies ne laissent pas assez de place à la réalité ?

Dans Utopia les vrais projets utiles sont souvent jugés peu sexy, pas assez intéressants à annoncer. La réalité n’intéresse tout simplement pas les politiques.
Prenons ainsi un épisode un peu atypique dans lequel, pour une fois, Tony se déplace en Tasmanie pour aller à la rencontre des citoyens (ceux-ci n’étant, par ailleurs, quasiment jamais pris en compte dans les autres épisodes) et leur demander de quelles structures ils auraient besoin. Une fois n’est pas coutume, le procédé semble laisser l’opportunité au sens pratique de prendre le dessus ! C’est excitant, même si ces réunions publiques lui ont été imposées (au prétexte qu’il faut d’urgence trouver quelque chose à annoncer en Tasmanie pour que la région ne semble pas oubliée des politiques publiques), comme s’il n’avait pas assez de travail. Il revient avec une liste de priorités, établie par les premiers concernés, et au premier rang de laquelle on trouve l’infrastructure routière : à cause du trafic élevé de camions transportant du bois, il y a des nids de poule partout ! Mais c’est quasiment au bas de la liste que Jim trouve une idée bien plus alléchante : construire des stades. A charge pour Tony maintenant de trouver un usage pour un stade de plusieurs milliers de places…

Si Utopia parvient à être intéressante à regarder, y compris en rafale, pendant 3 saisons sur ce mode, c’est parce que chaque épisode, outre une excentricité anecdotique qui sera vaguement drôle sur le moment (la NBA passe au tout numérique, ou les clés des bureaux sont remplacés par des badges magnétiques, mettons), appuie sur une nuance différente de ces difficultés.
L’un de mes épisodes favoris est ainsi celui dans lequel Tony, bien malgré lui, se retrouve obligé d’étudier un rapport sur les projets de Défense. C’est pas son job, mais personne ne le comprend, ce rapport, et il est suprêmement important. Au cours de l’épisode il va ainsi découvrir que ce qui englue son administration, des discours vides aux buzzwords désincarnés, touche tout autant le secteur de la Défense, où pas un seul de ses interlocuteurs n’est capable d’expliquer concrètement en quoi consiste « un pivot vers la sphère Asie-Pacifique » qui expliquerait le budget astronomique réclamé.

Il est possible que, pour saisir ses nuances, il faille donner à Utopia un peu plus que ce qu’une comédie moyenne réclame en termes d’attention, à cause de sa tendance à lancer ses meilleurs gags de façon totalement deadpan (comme en plus c’est une comédie en single camera, ne vous attendez pas à ce qu’on vous signale quand rire). En un sens, Utopia est un The West Wing de la débâcle, infiniment plus pessimiste quant au fonctionnement de l’État et de ceux qui le dirigent, mais exigeant une vigilance similaire face aux subtilités de discours et de pensée. C’est d’autant plus impressionnant qu’Utopia est réalisée, mais aussi co-écrite, par son acteur principal, Rob Sitch.
Il n’y a pas de place pour l’excellence, et pas même pour un petit bout de succès, dans Utopia, qui voue à l’échec toute politique publique gangrénée par de mauvaises habitudes de nos dirigeants, et empirée encore par des tendances empruntées au monde des start-ups. Rien de spécialement australien là-dedans si vous me demandez mon avis.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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