Pour comprendre un peu les enjeux de la review d’aujourd’hui sur le premier épisode de Zankoku na Kankyakutachi, il vous faudra maîtriser deux composantes différentes de la popculture japonaise ; mais je suis sûre que vous pouvez le faire. A la clé, je vous promets une review décortiquant les mécanismes d’une série en apparence simple, que vous ne regarderez peut-être pas (je ne m’apprête même pas à vous la recommander !), mais qui vous garantit d’élargir un peu vos horizons téléphagiques, et d’appréhender des idées à mille lieues de nos réalités télévisuelles occidentales. N’est-ce pas dans ce but que vous venez me rendre visite, après tout…?
A la base, Zankoku na Kankyakutachi est une série high concept évoquant un chouïa Battle Royale : dans un futur proche, des lycéennes se retrouvent sans prévenir prises au piège de leur salle de classe, et sont mises face à un défi. Il s’avère que la classe est filmée, et que des internautes peuvent suivre en direct l’évolution de l’activité des adolescentes. Pire encore, ils peuvent non seulement commenter, mais surtout voter à coups de « like » ; plus une jeune fille récolte de like, plus elle se rapproche du succès dans le cadre du défi. Au cours du premier épisode, les 21 élèves découvrent ainsi qu’il leur faut 1000 like pour pouvoir sortir de la salle de classe qui les retient…
Jusque là c’est plutôt simple, et d’ailleurs pas fondamentalement différent de ce que certaines autres séries japonaises à concept ont pu proposer ; j’ai encore souvenir de Piece Vote (également sur NTV) qui reposait sur un mélange similaire d’enfermement et de réactions d’internautes. Zankoku na Kankyakutachi est en effet une série lancée en mai dernier (pour la saison printanière, donc) dont les épisodes durent une demi-heure environ, et sont diffusés en toute dernière partie de soirée (de 0:59 à 1:29 du matin, rappelons que les horaires des grilles japonaises sont exactes au pet près).
Si vous me fréquentez depuis quelques temps, vous n’êtes pas sans savoir que la série d’une demi-heure proposée en nocturne, et à plus forte raison en semaine (ici le jeudi soir), est bien souvent l’apanage des séries de genre de la télévision japonaise. C’est dans ces cases, sur quasiment tous les networks, qu’on trouve des séries à forte teneur en high concept. Il s’agit de séries de niche, généralement adressées à un public plutôt masculin et/ou geek. Bref, ce sont des ovnis par rapport à l’essentiel de la production télévisée japonaise qui a tendance à préférer le public féminin et/ou familial en général. Zankoku na Kankyakutachi réunit tous les ingrédients devenus, en environ une décennie, typique de ce type de séries.
Comment ces séries sont apparues ? Petit paragraphe historique.
En 2004 sort le long métrage Chakushin Ari, un film high concept basé sur le roman d’un dénommé Yasushi Akimoto, et dans lequel plusieurs personnes meurent deux jours après avoir reçu un message venant de leur propre numéro sur leur répondeur ; ce message n’est rien d’autre que l’enregistrement du moment de leur mort. C’est, en somme, leur moi futur qui les prévient de leur mort imminente, et toujours violente… Le film, réalisé par Takashi Miike, n’est pas forcément encensé par la critique, mais rencontre un succès suffisant pour obtenir une suite l’année suivante, ainsi qu’une série également appelée Chakushin Ari, et diffusée par TV Asahi le vendredi à 23h15 (ci-contre).
Ce que n’a pas Chakushin Ari en originalité (surtout après des concepts similaires comme Ring ou l’univers Juon), la franchise l’a en sens pratique : chaque nouvelle incarnation est l’occasion de promouvoir de nombreux smartphones dernier cri. Dans le cas de la série, par exemple, les portables de l’offre du téléphoniste DoCoMo (la ligne de produits FOMA 901iS, précisément) sont abondamment utilisés et montrés à l’écran. On a la bosse du commerce ou on ne l’a pas ; hélas nous ne sommes pas là pour aborder la longue et merveilleuse histoire du product placement,mais ce n’est pas innocent.
Le succès de Chakushin Ari, la série, fait naturellement des envieux. En dépit de sa diffusion tardive, la série a réussi à capter un public certes ciblé, mais fidèle. Plus précisément, un public jeune, un peu plus masculin qu’à l’accoutumée, et un peu plus geek, aussi.
Bientôt se développent d’autres séries similaires, parfois tirées de manga, roman et/ou film existant, mais aussi plus simplement inspirées par ce succès tout en étant basées sur une idée originale. J’en ai d’ailleurs reviewées pas mal au fil des années, qu’elles soient proposées par les chaînes NTV, Fuji TV, TBS ou TV Tokyo : LIAR GAME (l’une des rares du genre à apparaître en primetime), 0 Goshitsu no Kyaku, les deux versions de The Quiz Show, Reset, LOVE GAME, Clone Baby, FACE MAKER, Piece Vote, Doku ~Poison~, Soumatou Kabushikigaisha, Mirai Nikki, O-PARTS, Suteki na Sen TAXI, entre autres. Même la chaîne publique NHK s’y est essayée à sa façon, bien que sur le tard, avec DOUBLE TONE.
Après un pic d’activité entre 2010 et 2012 (mais à raison de 4 rentrées télévisuelles par an, et avec au moins une série de ce type par saison, ça n’est pas rien), le genre a commencé à être progressivement un peu moins exploité. Toutefois de telles séries peuvent encore continuer d’apparaître, comme le prouve Zankoku na Kankyakutachi depuis ce printemps.
Bien souvent le high concept nippon repose sur l’utilisation d’une technologie de la vie courante (un portable, un DVD…) ou d’un fait de société entré dans les mœurs (une émission de télé réalité, la chirurgie esthétique…) pour partir sur une intrigue virant aisément au cauchemardesque. On trouve aussi l’idée récurrente de jeux dangereux à fort enjeu financier ou personnel (c’est le cas de LOVE GAME mais surtout LIAR GAME). Ces séries peuvent être feuilletonnantes, ou, de façon plus surprenante, s’avérer procédurales, au point parfois de flirter avec l’anthologie. Vous le voyez, les Japonais n’ont pas été trop déboussolés lorsqu’a débarqué Black Mirror ! C’est par exemple le cas de FACE MAKER, dont chaque épisode décline pour un personnage différent le principe de départ : un chirurgien esthétique mystérieux échange le visage d’un patient désespéré contre le visage d’un patient précédent, permettant ainsi à chacun de commencer une nouvelle vie… avec une clause en petits caractères, évidemment.
Plus sporadiquement, on trouve au cœur d’un dorama une avancée scientifique future (clonage, voyage dans le temps…) ou une catastrophe surnaturelle (tel Tamagawa Kuyakushou OF THE DEAD et ses zombies), mais c’est loin d’être la norme : le genre a clairement une préférence pour la création de suspense autour d’éléments anodins du quotidien moderne ou futur, qui deviennent autant d’outils capables de chambouler la vie des protagonistes, si ce n’est l’arrêter brutalement. En filigrane de ces intrigues, dont la conclusion est rarement positive, se posent des interrogations morales voire philosophiques sur l’âme humaine ; c’est dans ces séries qu’on trouve la grande majorité de la production de genre de la télévision japonaise de la dernière décennie.
Mais avec son concept, Zankoku na Kankyakutachi va un peu plus loin que ça, et mélange à cette première composante de la popculture japonaise un autre ingrédient.
Les Keyakizaka46, qui ne sont pas 46 mais 21. Ce serait trop facile.
La série est en effet conçue comme un vehicle pour un groupe comptant 21 idols, répondant au nom de Keyakizaka46. Un groupe dont le créateur et producteur est un certain… attendez, bougez pas, je regarde ? Oui c’est ça : Yasushi Akimoto.
Avant d’aller plus loin, rappelons que les idols sont un pilier de la popculture japonaise. J’avais déjà expliqué de quoi il s’agit dans ma review du premier épisode de Majisuka Gakuen, mais reprenons pour les sièges du fond. La pédagogie n’est rien sans répétition.
L’industrie de l’idol est fondée autour du recrutement de préadolescentes et adolescentes dont la mission essentielle est d’être jolies mais pas trop, capables de chanter et danser mais pas trop, et dont l’ingrédient essentiel de la popularité est un mélange d’innocence, de pureté, et de marge d’amélioration. Réunies dans des groupes voire des supergroupes (jusqu’à plusieurs dizaines d’individus peuvent en faire partie), ces jeunes filles sortent des singles puis albums, se produisent en concert, se font mannequins pour des magazines de mode, représentent des marques dans diverses publicités, apparaissent dans des dorama… bref, font ce qu’il est attendu d’une célébrité qui cartonne au Japon, en se montrant aussi versatiles que possible.
Ce qui est attendu d’elles musicalement est assez simpliste : on leur donne des jupes très courtes (si possible évoquant des uniformes d’écolières, mais pas nécessairement), on leur fait chanter des chansons en apparence innocentes (si possible subtilement suggestives, là encore pas nécessairement), on leur donne une choré à apprendre au cheveu près (là par contre c’est un prérequis), et vogue la galère. On ne leur demande pas grand’chose de plus dans les nombreuses émissions de variété ou séries qui les embauchent que de maintenir ces apparences, d’être capable de tenir une conversation agréable et/ou d’adopter des réactions drôles, et de réciter des lignes de texte de façon relativement fluide. Ecoutez, on les embauche à 12 ans, on va rester réalistes quand même. De toute façon, leur maladresse fait partie de leur charme, paraît-il.
Puis, quand elles commencent à dépasser les 18/20 ans, elles s’orientent progressivement vers quelque chose d’un peu plus « mature » (groupes à concept légèrement plus sexy, par exemple), avant d’être gentillement écartées pendant la première moitié de leur vingtaine au profit de nouvelles recrues plus jeunes (le sotsugyou, rite inspiré par les cérémonies de fin d’études au lycée et correspondant au moment où une idol quitte son groupe d’origine pour atterrir dans un autre plus adulte, ou passer en solo, est très souvent le début de la fin, et très peu de ces jeunes femmes font une longue carrière au-delà). La plupart des supergroupes sont régulièrement approvisionnés en chair fraîche, le terme n’est pas vraiment exagéré, grâce à la tenue d’auditions (assez basiques, puisque recrutant autant que possible des gamines sans aucune expérience artistique), qui permet de former de nouvelles « générations » du spergroupe. Ainsi, le groupe subsiste quand bien même ses membres opèrent un turn-over au fil des années.
Les idols existent depuis plusieurs décennies. Yasushi Akimoto le sait bien : il est marié à Mamiko Takai, qui était brièvement idol au sein du groupe légendaire Onyanko Club dans les années 80 ! Le phénomène des idols connaît des périodes d’enthousiasme plus mainstream que d’autres, et des variations de la formule selon les époques (il me faudrait aussi mentionner l’équivalent masculin, qui possède quelques particularités, mais ain’t nobody got time for that).
Pour l’essentiel, malgré les décennies qui défilent et les groupes qui gagnent puis perdent en notoriété, les coutumes varient assez peu, car les fans sont assez imperméables au changement, il faut bien l’avouer.
On vit actuellement une sorte de « peak idol » au Japon qui tarde à se calmer. Le coupable principal, c’est le supergroupe AKB48, créé par Yasushi Akimoto (encore lui !), qui a la particularité d’avoir sa propre salle de concert dédiée (ci-contre) où des représentations ont lieu tous les jours que Dieu fait, grâce à un système de rotation entre différentes « teams ».
AKB48 est devenue, depuis sa naissance en 2005, l’entité musicale à avoir vendu le plus de singles dans l’histoire du pays. Record bien aidé par des pratiques commerciales légèrement sales du style : « coucou-on-va-sortir-plusieurs-versions-d’un-single-donné-avec-des-jaquettes-différentes-collector-si-vous-êtes-un-vrai-fan-il-vous-les-faut-toutes », ou « hello-avez-vous-acheté-le-single-en-édition-Type-D-qui-contient-un-clip-video-absent-des-éditions-Type-A-à-C ? », ou « dites-on-a-glissé-une-photo-individuelle-des-idols-au-hasard-dans-les-singles-vous-pensez-que-vous-allez-trouver-votre-préférée ? », ou encore « attention-on-a-caché-un-nombre-limité-d’invitations-dans-nos-singles-pour-rencontrer-les-AKB48-en-personne-tomberez-vous-dessus ? », qui poussent les fans les plus hardcore à acheter plusieurs éditions d’une même sortie. Sans parler des encore plus hardcore, mais fort heureusement, pour impressionnants que soient ces phénomènes, ils restent marginaux.
J’ajoute pour compléter le tableau que, les fans adultes masculins étant les plus invétérés, ceux peuplant les concerts (représentant environ 95% du public présent dans la salle dédiée d’AKB48 on any given day ; alors que les tickets pour hommes adultes sont les plus chers proposés par le théâtre de la troupe), et ceux achetant les produits dérivés (l’autre cible, les préadolescentes, est aussi fan, mais son pouvoir d’achat est plus restreint), la tentation est souvent grande de verser dans une certaine dose de fanservice, avec une dose d’objectification sexuelle plus ou moins subtile, et des sous-entendus de lesbianisme à l’ambiguïté variable. Que le public adolescent féminin, minoritaire, attribue des valeurs différentes aux idols ne semble pas freiner ce phénomène ; d’ailleurs il est plutôt rare qu’une fois adultes, les jeunes femmes continuent d’être fans… interprétez-le comme vous le voudrez, hum.
Les 712 membres actuelles d’AKB48,
et admettez que pour une fois j’exagère à peine. (cliquer pour agrandir)
Avec ces pratiques, AKB48 est une machine qui marche si bien que des sous-groupes, on pourrait dire des spin-offs si vous préférez, ont commencé à être créés pour décliner toujours plus ce succès, et multiplier les produits dérivés. Ainsi, Keyakizaka46 est le sous-groupe… d’un sous-groupe d’AKB48. Vous suivez ? Une bonne façon de franchiser quelque chose de déjà impossible à rendre unique à la base : des ados en jupette qui chantent et dansent plus ou moins en rythme. Mais soudain, trouver un « 48 » ou un « 46 » en fin de nom de groupe devient alors un label de qualité, quand bien même il est totalement artificiel puisque rien ou si peu ne distingue la plupart de ces groupes des autres.
Mais l’idée derrière l’industrie des idols est de faire tout, sauf offrir un concept unique ; pour les fans masculins adultes des idols, il s’agit au contraire d’un produit réconfortant. Se lier à un groupe, et le plus souvent à une idol au sein d’un groupe (jusqu’à ce qu’elle soit rendue à la vie civile lorsqu’elle devient défraîchie en tous cas), est souvent vécu comme une expérience constante, rassérénante, et aussi souvent que possible, porteuse d’une vision idéalisée de la fraîcheur adolescente. Optimisme, innocence, et pureté sont les mots d’ordre. Oui, « pureté » : par contrat ces adolescentes et jeunes adultes sont interdites de vie amoureuse ; ça donne ce genre de tragédie quand l’inévitable se produit et surtout se découvre.
Ces attributs de la petite amie idéale (avec tout ce que cela signifie de peu ragoûtant quand on connaît l’âge moyen du public masculin des idols) impliquent une présence permanente auprès du fan, qui doit avoir l’illusion d’un accès constant à son groupe, et à sa préférée dans le groupe. Cette constance est aussi une nécessité commerciale, inhérente au marché de l’idol : pour que des dizaines de jeunes filles sans aucune particularité ou presque continuent d’attirer des millions de yens fans chaque mois, l’omniprésence est un ingrédient central du système. Il existe tant de groupes, surtout depuis que les idols d’AKB48 ont le vent en poupe et que d’autres producteurs lancent eux aussi des groupes similaires, que disparaître des radars pendant ne serait-ce que quelques semaines est plus ou moins signer l’arrêt de mort de la poule aux œufs d’or.
Selon cette logique, Keyakizaka46 se devait donc de se montrer très vite impossible à oublier. Résultat ? Le groupe a été formé courant 2015, a sorti son premier single en avril 2016… et en est déjà à un total de 4 singles, 2 émissions de variété/comédie régulières, et 2 séries télévisées. Plus les concerts, les talk shows radiophoniques, et les diverses activités promotionnelles qui vont bien, parce que tout ça ne va pas se vendre tout seul. En un an.
La série de fiction précédente des Keyakizaka46 était Tokuyama Daigorou wo Dare ga Koroshitaka? (ci-contre), diffusée en octobre dernier par TV Tokyo, et également proposée par Amazon au Japon. Ce teen drama prenait la forme d’un thriller mélangeant suspense et (presque paradoxalement) une touche d’humour, dans lequel des adolescentes découvraient le cadavre d’un de leur prof dans leur salle de classe. J’hésite à lui donner sa propre review ; en tous cas je la trouve mieux gaulée, quand bien même elle est moins conceptuelle que ne l’est Zankoku na Kankyakutachi par bien des aspects.
Mais elle n’a pas la valeur high concept de celle qui lui a succédé, qui boucle si parfaitement la boucle pour Yasushi Akimoto.
Zankoku na Kankyakutachi, une série qui respire la joie de vivre.
Car ces deux phénomènes (série high concept nocturne et vehicle pour groupe de 21 idols qu’il faut continuellement monétiser) se répondent parfaitement dans Zankoku na Kankyakutachi.
Le concept de base, pour commencer, permet de justifier la présence des sacro-saints uniformes d’écolières, et oblige les membres de Keyakizaka46 à occuper l’écran de façon quasiment permanente. L’épisode intercale bien de brefs aperçus des internautes réagissant à ce qui se passe dans la salle de classe, mais il s’agit généralement de plans rapides, et cadrés de façon à rendre les acteurs peu reconnaissables, donc quasiment anonymes. Une voix off adulte, féminine, vient compléter le tableau, mais elle est désincarnée au point que la série ne nous dit même pas à qui elle appartient si ce n’est une narratrice omnisciente. Non, l’idée est vraiment, ici, de forcer le spectateur (j’emploie naturellement le masculin à dessein…) à se gaver d’images de Keyakizaka46 jusqu’à saturation, toujours avec cette notion d’omniprésence, d’occupation absolue de l’espace.
Ce n’est pas tout. Dans ce premier épisode, le défi donné aux lycéennes est simple : obtenir 1000 like de la part des internautes. Comment les obtenir, en revanche, est laissé à leur discrétion. Organiquement, les adolescentes vont tenter de gagner l’approbation des internautes avec un concours de hengao, puis d’imitations de personnalités connues (amateurs de Terrace House qui me lisez, je souligne que quelques imitations de YOU sont au programme, entre autres, et elles sont assez drôles). Bref on est dans une ambiance bonne enfant, où l’image des idols n’est pas salie et où au contraire, comme dans une émission de variété, elles vont se proposer de faire des moues, de faire rire, de s’inscrire dans le panorama popculturel nippon, avec leurs maigres capacités. Être mignonne mais timide et/ou maladroite, c’est le moteur de la carrière d’une idol, et la mise en abîme n’est pas loin de comparer les internautes de l’univers avec les spectateurs réels.
Zankoku na Kankyakutachi aurait matière à en profiter pour critiquer la culture des fans d’idols, leur côté souvent hautement critique, et l’ambiance sur de nombreux forums japonais où le trolling peut être assez violent envers ces adolescentes. Et c’est pas mieux pour leurs collègues Coréennes, soyons clairs. Il y aurait aussi long à dire du parallèle avec l’une des spécificités des AKB48 et consœurs produites par Yasushi Akimoto, qui est la tenue du senbatsu sousenkyo, un système d’élection annuelle qui permet aux fans de voter pour les idols les plus populaires de la troupe, leur permettant d’avancer leur carrière (les gagnantes sont regroupées en plusieurs groupes hiérarchisés, qui ont alors la possibilité d’êtres mis en vedette lors de la sortie single suivante). Que la bataille de popularité auprès de fans anonymes dans Zankoku na Kankyakutachi ressemble tant au senbatsu sousenkyo devrait permettre quelques commentaires sur l’exercice, mais pas ce n’est pas vraiment le cas.
Le premier épisode se contente pour le moment de survoler la question, bien que les scènes qui en font mention soient assez difficiles à ignorer. Elles ne forcent évidemment surtout pas la remise en question du public réel de la série (comme pouvait le faire Toranai de Kudasai!! sur un sujet proche, celui des gravure idols). On peut espérer que cela soit plus développé par la suite, mais à votre place je ne compterais pas trop dessus : clairement Zankoku na Kankyakutachi veut brosser ses fans dans le sens du poil, pas questionner la forme de leur engagement avec leurs idols.
Et bien-sûr la série ne serait complète sans ECCENTRIC, le générique interprété par, mais oui, bien entendu, les Keyakizaka46, qui s’avère être une chanson figurant sur 2 des 6 éditions de leur dernier single en date, justement sorti au printemps. Par chance, le générique de fin mélange des images de la série et les idols chantant et dansant au rythme d’ECCENTRIC ! Que le hasard fait bien les choses.
Un cycle promotionnel bonheur n’arrivant jamais seul, les Keyakizaka46 étaient ce weekend invitées à l’émission musicale THE MUSIC DAY sur NTV (chaîne qui diffuse Zankoku na Kankyakutachi, mais c’est probablement une coïncidence), pour y interpréter la chanson « en live »… vêtues des uniformes portés dans la série (voire ci-contre). Sacrifice utile au nom du Dieu cross-promotion.
Avec tous ces éléments en main, vous comprenez donc que Zankoku na Kankyakutachi n’est vraiment pas de la grande télévision. Loin de là.
Mais c’est, fondamentalement, une lumineuse idée commerciale. On y retrouve le goût propre aux exécutifs japonais pour les stratégies de synergie plurimédia ; l’industrie du divertissement nippon repose, précisément, sur cette omniprésence, sur la capacité d’une industrie (la télévision) à en promouvoir une autre (la musique). A moins que ce ne soit l’inverse !
Et puis après tout, la fiction télévisée est, comme nous le rappelle Netflix chaque vendredi comme un coucou suisse, d’abord et avant tout une opération commerciale ; s’il y a bien UN pays au monde où c’est visible et assumé, c’est bien le Japon. La façon dont Zankoku na Kankyakutachi est créée pour capter l’attention, et par extension capter l’argent, des fans d’un groupe d’idols, démontre qu’il est possible de décliner ces offres télévisuelles de façon à pleinement tirer partie des particularités d’un microcosme particulièrement rentable. Le coup de génie, dans le cas présent, réside dans le fait que le high concept au Japon a déjà tendance à draguer plus particulièrement un public masculin et geek ; le diagramme de Venn avec les fans de groupes d’idols ressemble presque à un cercle parfait ! Dans ces conditions, ne pas prendre leur argent serait quasiment de l’ordre du blasphématoire.
Devant Zankoku na Kankyakutachi, personne n’est assis au bord de son siège en s’étouffant d’angoisse quant au sort de la vingtaine de lycéennes charmantes bloquées dans leur salle de classe futuriste. Et personne ne s’ébahit non plus du scénario, ou ne s’émeut des performances. Ce n’est pas le but. Le but, c’est que vous soyez fan, que vous achetiez leur prochain single (ou leur album, tiens : sa sortie coïncidera avec la diffusion des derniers épisodes de la série ! encore une fichue coïncidence), que vous alliez à leur concert, que vous achetiez les produits qu’elles vont promouvoir, et ainsi de suite. Et donc que vous continuiez de les aimer de tout votre cœur. En tant que spectateur européen, a fortiori si vous ne connaissez rien au monde des idols, ça vous en touchera une sans bouger l’autre ; mais pour Yasushi Akimoto et la villa qu’il va s’acheter en Toscane, ça a son importance.
Oui, Zankoku na Kankyakutachi, tout comme Tokuyama Daigorou wo Dare ga Koroshitaka?, n’est là que pour vous rappeler combien les Keyakizaka46 sont jeunes, et jolies, et touchantes, et innocentes, et parfois drôles. Ambiguës aussi à l’occasion. Mais c’est mis en scène avec tellement d’astuce pour faire croire qu’on a affaire à une vraie série high concept, genre lui-même à la trajectoire très spécifique à la télévision japonaise, que ça force quand même aussi l’admiration !
Je ne vous recommande donc pas spécialement de regarder Zankoku na Kankyakutachi, surtout quand d’autres séries japonaises à concept méritent plus votre attention (à choisir ma nomination va à l’excellente Soumatou Kabushikigaisha). Mais comme sujet d’une étude de cas, je trouve ça fascinant, non ?
En effet, c’était fascinant tout cela !
(Le bordel à la maison est en train de progressivement se calmer donc je suis en rattrapage de ce que j’ai loupé chez toi)
En particulier, le passage sur les séries high-concept, et la naissance de leur « time slot ». Parce que j’ai vu plusieurs de ces séries (dont celle qui a apparemment tout lancé, Chakushin Ari, parce qu’il se trouve que j’aime beaucoup le film) mais n’avais jamais vraiment fait gaffe à leur point commun, à la façon dont elles étaient liées, et oui, du coup, j’ai appris des trucs wouhou !
Et puis en effet, c’était intéressant de te lire sur cette idée commerciale de génie. Je savais déjà que le public des idols féminines était majoritairement masculin et adulte, je connaissais les techniques utilisées pour vendre plus d’albums (et y a des groupes que j’écoute qui utilisent les mêmes techniqus d’ailleurs, et oui, c’est dégueulasse, ça laisse un goût très amer dans la bouche en tant que fan. Cela dit, j’ai jamais été fana au point d’y succomber au moins… bon par contre j’ai acheté 10 éditions de Peter Pan… arf), la règle du « no dating », tout ça, et certainement que j’aurais pu voir dans la série l’opportunité de parler du système des idols, mais vu que je ne connaissais pas l’histoire de ces séries high-concept (que celle-ci « imite » plutôt, si j’ai bien compris ton article), je n’aurais pas fait le lien niveau « public visé ». Oh et je n’avais jamais entendu parler du senbatsu sousenkyo non plus ! *apprend plein de choses*
Je vois bien que tu ne recommandes pas la série, mais je suis un peu curieuse maintenant, quand même… En tous les cas, merci pour l’article 😀 -j’avais autre chose à dire, mais j’ai oublié quoi… ça me reviendra peut-être-