Edie est une life coach… pardon, life optimizer. Pas vraiment thérapeute, mais intervenant auprès de personnes qui ressentent le besoin d’améliorer leur bien-être, et plus largement leur vie, Edie a pour mission de leur donner les clés d’une certaine idée du bonheur. Ce n’est pas un métier facile, mais c’est loin d’être le pire ; lorsqu’on est jeune, qu’on vit à LA, qu’on gagne sa vie en fixant ses propres horaires, et qu’on peut profiter de la vie tout en aidant d’autres personnes, il n’y a pas vraiment de raison de se plaindre.
Rien n’est jamais si simple, pourtant.
La websérie Happy Thoughts, mise en ligne au début de l’année par l’actrice Michaela Myers (qui en est également la créatrice), s’aventure au-delà d’un cadre WebTherapyesque, pour offrir un questionnement glaçant sur l’amélioration de soi… et la reconstruction.
Les épisodes entremêlent ainsi deux thèmes, qui se croisent ici de façon unique de par le métier particulier d’Edie, mais aussi son parcours personnel. Happy Thoughts n’en fait pas de mystère, et son héroïne non plus : 10 ans plus tôt, Edie a été violée par quelqu’un qu’elle considérait alors comme un ami. Elle en parle bien volontiers, y compris avec ses clientes si le sujet se présente lors d’une session, et même sa patronne Sabrina est au courant. La question semble avoir été digéré voilà longtemps… jusqu’à ce qu’une session avec une toute nouvelle cliente, Vernie, ravive des souvenirs difficiles, prenant Edie de court.
A travers ses épisodes courts (ils durent 5 minutes en moyenne), Happy Thoughts creuse ces deux problématiques, initialement évoquées de façon posée, pour en décortiquer toute la complexité et parfois la brutalité.
Edie suit elle-même ces préceptes, qu’elle a appris de sa patronne Sabrina avant de devenir elle-même une life optimizer.
Mais plus nous voyons Edie utiliser ces outils, au fur et à mesure que les épisodes défilent, plus les limites de leur efficacité apparaissent de façon criante. Happy Thoughts veut, comme beaucoup de séries sur le monde de la thérapie par ailleurs, insister sur ce fossé. Il y a une ironie mordante jusqu’au sang dans la façon dont ce contraste est organisé : pour être la life organizer dont ses clients ont besoin, Edie incarne la sérénité, le contrôle, l’optimisme pendant les séances. Mais hors de son élément professionnel, elle est aussi perdue que n’importe qui d’autre, capable de se laisser envahir par la négativité, et touchée par les mésaventures qui peuvent se produire dans sa vie. Comme une fenêtre cassée, mettons.
Bien qu’utilisant l’ironie pour souligner la différence entre ce qu’Edie prône, et ce qu’elle expérimente, Happy Thoughts ne cherche absolument pas à nous faire rire de ces différences ; au contraire, chaque épisode nous engage un peu plus émotionnellement aux côtés d’Edie. Au bout d’un ou deux épisodes, on a déjà tous les éléments en main pour savoir ce que ressent Edie intimement lorsqu’elle fait bonne figure dans un cadre professionnel et/ou social, et cela rend ce contraste entre son job et son ressenti non pas cocasse, mais cinglant. Happy Thoughts finit par souligner combien ces outils n’ont finalement qu’une force temporaire, pour ne pas dire symbolique, face à ce qui est probablement dans la nature humaine : nous sommes incapables d’être positifs en permanence.
C’est quelque chose que Happy Thoughts souligne à travers un second personnage : Ruby, la meilleure amie d’Edie, est une célébrité lifestyle qui vit de son compte Instagram. A coups de hashtags, elle prône l’amour de soi, le body positivism, et un style de vie sain… mais elle aussi a tendance à se plaindre, n’aime pas son corps, et consomme alcool et herbe pour se détendre.
Quelles que soient les pensées heureuses qu’on veut avoir, les négatives reviennent donc au galop… et les chantres du bien-être ne sont pas mieux lotis que les autres ; c’est juste que leurs revenus dépendent de l’image d’équilibre et de bonheur qu’ils renvoient.
C’est dans ce contexte que progressivement, Edie est confrontée à des flashbacks de son viol, apparemment réveillés par le harcèlement sexuel d’un homme dans un lieu public, pendant une séance avec Vernie, qui posait précisément des questions sur ce viol. C’est peut-être ce mauvais timing qui a réveillé quelque chose. Peut-être pas. En tous cas, depuis lors, Edie est sujette à ces évocations subites et subies, qui évidemment n’arrangent rien à son état émotionnel. Edie, qui admet d’elle-même avoir une tendance à tout contrôler (« c’est à la fois l’une de mes qualités et l’un de mes défauts »), avait jusque là géré en repoussant les émotions négatives…
Au fil de conversations avec Vernie ou Ruby, il devient clair qu’Edie n’a en réalité pas vraiment géré tout cela à l’époque. D’autant qu’à peu près à la même période, elle a rencontré Sabrina, qui est dans un premier temps devenue sa life optimizer avant de finalement l’embaucher ; les techniques positives promues par Edie, on le comprend, n’ont donc laissé aucune place aux émotions suscitées par le viol, au nom de l’optimisme et la volonté de garder le contrôle… relevant en fait plus de l’évitement qu’autre chose.
Happy Thoughts place donc Edie dans une situation où il devient apparent que ses méthodes ne peuvent s’appliquer à des événements traumatiques, trop puissants pour être vaincus par 3 mantras quotidiennes.
Sauf que de par son métier, justement, Edie n’a pas la possibilité de vivre ces émotions négatives maintenant non plus, et très vite, Happy Thoughts montre combien la jeune femme est en train de perdre le contrôle de ses émotions, ce qui est précisément l’opposé de ce qu’elle tente de projeter à sa clientèle. Après avoir perdu son calme devant Vernie lorsqu’elles sont toutes deux harcelées par un inconnu, Edie commence, en consacrant beaucoup d’énergie à le camoufler y compris pour elle-même, à accumuler les comportements nocifs. Plus elle essaie de maintenir une apparence positive (par exemple en minimisant son mal-être lorsqu’elle en parle à Ruby), plus les choses lui échappent. Piégée, Edie va même se retrouver à gérer une crise d’angoisse assez violente de Vernie, alors qu’elle-même perd pied… et que pour rien arranger, elle a bu et fumé de l’herbe avec Ruby quelques minutes plus tôt.
La glissade d’Edie dans Happy Thoughts pourrait être celle de n’importe quelle autre victime de viol (ou de tout événement traumatisant). Toutefois, sa profession est un facteur aggravant, parce qu’on attend d’elle de se conduire comme un roc infaillible, et non comme une personne. Son job de life optimizer est précisément la pire profession qu’elle puisse exercer au moment précis où son passé traumatique lui revient en pleine face.
On va donc bien au-delà d’un simple discours sur l’hypocrisie d’un métier branché, et ça me plaît. Le revers de la médaille, c’est que cela rend le visionnage de Happy Thoughts souvent plus difficile qu’il n’y paraît.
Parce qu’on a tissé ce lien avec Edie, et qu’on sait (on est le seuls à le savoir, en fait ! elle-même fait son possible pour l’ignorer) à quel point elle ne va pas bien, on observe ses interactions à la fois en saisissant l’ironie qu’elles représentent, et leur danger croissant. Il y a aussi des scènes qui peuvent être assez oppressantes, pas vraiment dans la façon dont est évoqué le viol (quoique je sois consciente que chaque victime de viol aura son ressenti personnel sur la question), mais plutôt dans les passages où la pression augmente au point de susciter l’apparition de flashbacks. C’est le cas dans le 2e épisode, lorsqu’un homme harcèle Edie et Vernie depuis sa voiture, et que la tension monte de façon spectaculaire (j’ai fini l’épisode avec les doigts véritablement incrustés dans les accoudoirs de mon fauteuil tant j’étais crispée), par exemple, ou pendant la crise d’anxiété de Vernie au 4e épisode (qui personnellement a manqué de très peu de m’en provoquer une), ou encore le 8e et dernier épisode de la saison, lorsque Sabrina démontre qu’elle considère le viol d’Edie comme une ligne de son CV et non comme un sujet délicat. Plus largement, il y a des rappels anxiogènes qui, sans aller jusqu’à susciter des retours traumatiques, renvoient Edie à une certaine fragilité ; l’attitude de parfaits inconnus masculins, en particulier (le harceleur de la voiture, par exemple, ou le réparateur qui vient pour sa fenêtre), est intrusive, paternaliste, toxique. Ce n’est pas constant, et pas dans tous les épisodes, mais cela se révèle tout de même étouffant.
Dans ces moments-là, c’est difficile de maintenir de la distance avec la série. C’est difficile, également, de garder à l’esprit que Happy Thoughts se veut aussi être une comédie (ce qu’il lui arrive d’être aussi). Vous saisissez l’ironie de cette réaction, j’en suis sûre…
Réalisée avec trois dollars en poche, pas toujours très rigoureuse dans la mise en scène de ses acteurs, et ponctuellement handicapée par des dialogues manquant parfois de finesse, Happy Thoughts n’est pas une websérie parfaite, en cela qu’elle n’est pas « TV ready » comme peuvent l’être d’autres à plus grand budget. Mais ce que Happy Thoughts n’a pas forcément sur la forme, elle l’a largement sur le fond, dévoilant en trois quarts d’heure un portrait complexe, et des questionnements intimes que justement, je ne suis pas sûre de pouvoir voir dans une série obtenant un feu vert plus institutionnel.
En tous cas une chose est sûre : Happy Thoughts n’aura peut-être été vue que par quelques centaines d’internautes sur Vimeo, mais à moi, elle a fait forte impression. De toute évidence elle m’a parlé intimement de plusieurs choses que je connais bien ; elle m’a aussi interrogée, plus largement, sur les processus que l’on met en place pour « aller mieux ». Nous aspirons tous à améliorer nos vies, à en éliminer les petites contrariétés comme les lourdes préoccupations… mais il n’existe pas de formule magique. Alors les processus que je mets en place, moi ? Quelle valeur ont-ils ?
Ah, et aussi, un autre effet secondaire de Happy Thoughts, c’est que pour quelques semaines, je pense que je vais regarder ma thérapeute d’un autre œil, et prendre de ses nouvelles.
Je n’ai pas grand-chose à dire sinon que ça a l’air intéressant, et que je pense qu’il va falloir qu’on invente l’immortalité rapidement (immortalité qui ne suffira pas, vu que des nouvelles séries n’arrêteront pas de sortir) parce que soyons honnêtes, je n’aurai jamais le temps de regarder tout ce que tu présentes en entier… mais it goes on the list 😀
A raison de 8 épisodes de 5 minutes en moyenne, celle-ci est faisable. Je promets rien sur les autres séries que je recommande, naturellement 😛 Mais sur le tag webseries, généralement, c’est jouable.
Oui, celle-là parait faisable en effet ^-^ C’était plus un commentaire sur le nombre grandissant de séries que je note. J’ai un carnet dédié aux listes de trucs que je veux voir, et je crois qu’il va falloir que j’entame un volume 2… si seulement tu pouvais ne parler que de webseries ! (mais pitié ne fais pas ça pour de vrai)(de toute façon tu pourrais pas, ta curiosité t’empêcherait de ne pas aller voir ailleurs)(good)
Ou alors je pourrais ne parler que de séries pourries, comme ça t’aurais pas envie de les regarder. Je me prépare donc à écrire des reviews par épisode de TBBT 😛
(complètement) (you SO get me) (non que j’en aie douté)