Il est des sujets dont la fiction DOIT s’emparer ; généralement ce sont justement les sujets à propos desquels les diffuseurs renâclent souvent à commander des séries. Cela ne signifie pas (loin s’en faut) qu’aucun scénariste ne s’y intéresse, mais surtout que certaines questions sont jugées trop sensibles par bien des exécutifs pour prendre le risque financier de produire des séries s’y attelant. Fort heureusement, c’est précisément à cela que sert la télévision publique d’un pays : à admettre qu’il y a des sujets trop importants pour faire des calculs d’apothicaire.
L’an dernier, je vous parlais de Lampedusa, une mini-série en deux volets de la Rai ; à ma grande surprise, une version sous-titrée a fait son apparition dans un recoin d’internet. Je vous embarque donc dans une review de sa courte saison, où il va être question de crise humanitaire, de réfugiés, d’accueillir toute la misère du monde (et comment). Considérez-vous prévenu. J’ai jamais promis que ce serait la franche rigolade tous les jours que de regarder des séries de la planète entière.
Bien-sûr, il me faut commencer cette review par une notion importante : Lampedusa est une série italienne, racontée essentiellement du point de vue de personnages italiens (et blancs). A ce titre la mini-série avait le choix entre tomber dans deux écueils : soit ne s’intéresser qu’au parcours de ses héros et l’expérience transformative de leur travail, et donc traiter les réfugiés de son histoire que comme des éléments du décor déshumanisés, soit s’apitoyer sur la situation tragique des réfugiés mais faire passer les personnages blancs pour des héros au grand cœur sans qui rien n’aurait été possible (ce que nos amis anglophones appellent le « white savior complex« ). C’est ce qui arrive quand ce ne sont pas les premiers concernés qui font une fiction…
Dans le cas de Lampedusa, c’est la seconde option qui a été retenue, ce qui de mon point de vue est un moindre mal.
Ne vous trompez pas : cela n’empêche à aucun moment Lampedusa d’être lacrymale et d’utiliser les trajectoires de personnages réfugiés comme d’un outil tragique. Ils manquent, souvent, de nuances, et leur caractérisation se limite souvent à leurs modalités de passage à Lampedusa, et c’est quand même un petit peu gênant par moments. On notera également une nette prédisposition de la mini-série à montrer les personnages noirs comme des victimes, et les personnages arabes, à l’exception d’un, comme des dangers…
Mais en regardant la série, il apparaît aussi clairement que Lampedusa prend à bras-le-corps un sujet polémique et essaye de créer de l’empathie chez des spectateurs qui, bien souvent, ne sont pas incités à en avoir par ailleurs. Quand on regarde le traitement par les médias des crises humanitaires de ces dernières années (Lampedusa choisit la Libye en 2010, mais il y aurait, surtout en ce moment, fort à dire des réfugiés syriens), et les voix notamment dans le milieu politique qui se font entendre, ce n’est pas franchement la bonté d’âme qui prédomine. C’est d’ailleurs, précisément, là que se trouve le mérite de la fiction sur des sujets d’actualité, en général comme dans ce cas particulier : réintroduire une composante émotionnelle, appeler le spectateur à puiser dans son affect, remettre l’humain au centre de la question. Le procédé n’est pas apolitique, loin de là, mais paradoxalement il dépolitise une partie du débat, et c’est là que Lampedusa, malgré ses défauts, reste nécessaire.
Alors qu’en est-il au-delà de ce préambule ?
Au centre de Lampedusa, il y a le commandant Marco Serra, un gradé des garde-côtes qui a été muté pendant l’été 2010 à un poste sur l’île, supposément à titre de punition puisqu’il a fort caractère et a déjà trop souvent tenu tête à sa hiérarchie. Sans aller jusqu’à le vivre comme une punition (Serra est d’un tempérament plutôt bonhomme), le commandant est peu enthousiaste et aborde sa nouvelle mission avec un solide sens du devoir, mais sans plus.
Serra est, comme les autres garde-côtes de Lampedusa, hébergé dans un hôtel local (chose d’autant plus facile que le tourisme a chuté et que les chambres vacantes sont nombreuses) tenu par un dénommé Santoni. Le commandant passe le plus clair de son temps à bord du bateau qu’il dirige, généralement en dépit des ordres qui lui sont donnés, et travaille avec une petite équipe qu’il apprend à connaître. Leur boulot consiste essentiellement à repêcher des réfugiés arrivant par bateau, j’emploie ce terme très généreusement, au large de l’île. Il s’agit-là un job rendu compliqué par divers facteurs, dont certaines obligations légales ; par exemple il faut attendre que les réfugiés sortent des eaux libyennes, et se retrouvent en mer territoriale italienne, pour pouvoir les secourir…
L’autre personnage principal de la mini-série, c’est Viola (j’ai trouvé aucune trace de son nom de famille…), la responsable du centre d’hébergement installé au cœur de l’île. Face au flot quasi-continu de nouveaux arrivants, elle doit gérer ses ressources et ses équipes, un travail d’autant plus ardu que les fonds ne suivent pas toujours, et que la place vient à manquer. Elle peut se consoler en se disant que le maire soutient l’effort humanitaire, mais ce n’est pas le cas de tous les locaux.
Ce sont clairement ses convictions qui animent Viola, mais elle affiche aussi une certaine dose de fatigue quant au climat dans lequel elle doit mener sa mission humanitaire. L’immobilisme politique, les problèmes de financement, et les ponctuelles oppositions de riverains du centre d’accueil, sont autant de raison de s’épuiser, quand bien même elle ne manque pas de passion dans son travail.
Vous l’aurez compris, les deux personnages vont se rencontrer, s’aimer, s’épauler ; pas nécessairement dans cet ordre. Mais ce qu’il y a de bien dans Lampedusa (et c’est une téléphage allergique à la romance qui vous le dit), c’est que cette idylle est introduite de façon si fluide et naturelle, tenue comme si évidente, qu’elle ne tient finalement pas tant de place dans la série. Je m’attendais à pire, largement pire, et au final la rencontre entre Serra et Viola sert surtout à les pousser à raconter ce qui les a menés à Lampedusa, ce qui les habite alors qu’ils font un travail clairement ingrat, et ce qui les motive à aller de l’avant. Cela permet aussi, bien évidemment, d’aborder deux bouts de la chaîne humanitaire, puisque l’un récupère les réfugiés et l’autre les héberge, au moins temporairement.
Ce qui est peut-être encore plus agréable à observer dans tout cela, c’est la façon dont Lampedusa utilise ces personnages, ainsi que quelques autres, pour discuter aussi des choses sur le fond.
Pour s’inquiéter du sort de tous ces réfugiés au-delà de leur sauvetage, par exemple : même si des gens comme Serra sauvent la vie de ces personnes désespérées, même si des gens comme Viola tentent de leur fournir le gîte et le couvert, l’avenir reste sombre. Les conditions d’accueil des chercheurs d’asile sont incroyablement difficiles à réunir, et la plupart de ces réfugiés, nous explique-t-on, finissent par être renvoyés chez eux après leur (parfois long) passage à Lampedusa. En gros, il est possible de sauver leur vie, mais pas de la changer. Tous les efforts que montre Lampedusa au cours de ses 3 heures (ils seront nombreux ; un épisode de plus et ça devenait Brigade des Mers cette affaire), qui assurément font mal au cœur vu les circonstances difficiles dans lesquelles les réfugiés tentent d’atteindre l’Europe, se font un peu en vain, au bout du compte ; et ça Lampedusa ne le répète pas toute les dix secondes, mais le dit suffisamment clairement pour que le spectateur ne puisse pas l’ignorer. Une problématique sur laquelle d’ailleurs la série ne manque pas d’interpeller aussi bien les spectateurs que les autorités italiennes (et même européennes !),
Dans leur pratique de leur métier respectif, Serra comme Viola tentent toujours de voir le côté humain de leur mission. Lampedusa utilise de nombreuses situations critiques (et faisant un douloureux écho à ce que l’on peut entendre dans les médias d’information) pour, en quelque sorte, mettre leur empathie au défi… et par-là même, celle des spectateurs. Rien que les scènes concernant les émeutes au centre d’hébergement pourraient remettre en question l’assentiment du public quant à la mission humanitaire engagée à Lampedusa.
Mais chaque fois, absolument chaque fois, dans le moindre détail et le moindre événement négatif, la mini-série rappelle aux vertus de la tolérance et la compréhension, ses personnages principaux rappelant à d’autres ou à eux-mêmes le pourquoi du comment des agissements des réfugiés. Leur fatigue, leur ras-le-bol, leur sentiment de n’avoir pas d’avenir (justifié, comme on l’a vu), de n’avoir pas de liberté non plus, expliquent leurs actions. Lampedusa humanise en permanence les réfugiés (quand bien même la mini-série choisit presque systématiquement de le faire à travers les personnages blancs) pour rappeler au spectateur que les réactions de violence, de rejet ou d’illégalité, parfois, trouvent leur source dans des choses plus complexes qu’il n’y parait. Mettez-vous à la place de ces gens, répète Lampedusa à travers ses héros, voyez comme les choses vont mal pour eux et semblent dénuées d’espoir, n’en feriez-vous pas autant ?
Au-delà, la mini-série aborde au fil de ses discussions entre les personnages d’autres aspects complexes de la question. Seront ainsi abordés les réseaux de passeurs, la question des violences sexuelles, l’isolement des enfants, les conditions dans lesquelles certains réfugiés trouvent la mort, et bien d’autres problématiques ici abordées, toujours, avec la préoccupation de faire ressentir au spectateur les choses de l’intérieur. Autant que faire se peut vu la configuration de la mini-série, évidemment.
Lampedusa reconnaît régulièrement que l’empathie ne va pas de soit pour tout le monde, et ne recule pas devant la perspective d’une discussion sur les raisons qui pourraient animer quelqu’un d’opposé à la mission humanitaire sur l’île : Lampedusa a une longue tradition d’aide aux réfugiés, mais cela ne signifie pas que les habitants sont unanimement ravis par la mission humanitaire. Par le biais de Santoni notamment, nous allons ainsi apprendre que le tourisme a diminué de moitié, que les plages et donc les hôtels de l’île se vident, et qu’à terme c’est toute l’économie de Lampedusa qui est menacée. Bien-sûr, parce que Lampedusa est une série avec une intention marquée d’empathie (vous l’aviez sûrement compris), une partie de ces objections seront levées devant l’importance de la mission humanitaire ; mais il reste que les points mentionnés restent irrésolus quand s’achève la mini-série.
Parfaitement consciente des limites de son exercice, Lampedusa propose un happy ending pour plusieurs de ses personnages, à une petite échelle, mais n’oublie pas que son message principal est de tirer la sonnette d’alarme à un niveau plus vaste. Les points que la mini-série a soulevés ne l’ont pas été par pure coquetterie : la fiction est clairement engagée, pour ne pas dire enragée. Elle se clôt d’ailleurs, juste avant le générique final, par des images d’archives et des chiffres factuels soulignant l’urgence de la situation. Elle ne veut pas que sa jolie fin efface tous les problèmes soulevés. Au contraire, Lampedusa a beau situer sa mission en 2010, elle insiste pour qu’il soit bien clair que rien, strictement rien n’est résolu à l’heure actuelle. Derrière l’abattement ponctuel de ses personnages (qui savent pertinemment que pour un réfugié sauvé, dix autres ont peut-être péri en mer sans que nul ne s’en aperçoive), derrière leur colère à peine dissimulée face à certains faits (l’impossibilité pour la plupart des gens ainsi accueillis de pouvoir tenter leur chance ailleurs en Europe et ainsi maîtriser leur destin), il y a surtout un problème de volonté politique et donc de soutien public. D’ailleurs la production de Lampedusa qualifie ouvertement de « propagande » le discours général, en Italie, quant à l’aide apportée aux réfugiés sur et aux alentours de l’île, ce qui en dit long sur l’ambition de la mini-série.
Derrière sa mise en scène de la souffrance des réfugiés, des efforts des sauveteurs et de la pugnacité des humanitaires, Lampedusa veut surtout travailler sur l’opinion publique, précisément. La mini-série ne le fait pas de façon parfaite, et n’évite pas toujours la caricature ou le pathos extrême, mais en insistant autant sur le mauvais que le bon, en autorisant ses personnages à émettre de nombreux doutes, en abordant des choses difficiles, elle parvient à tenir une discussion honnête, bien qu’orientée, sur la question.
Honnêtement je ne venais pas à Lampedusa avec un a priori positif ; mais j’ai été surprise, en dépit de sa volonté claire d’émouvoir, par la sobriété de son scénario (concernant la romance mais aussi, en général, les autres orientations des intrigues), par la dignité du jeu de ses acteurs même dans les scènes les plus remuantes, et par son souhait visible de ne pas mentir sur les faits, mais de ne jamais ignorer l’aspect humain du « problème ». Je m’attendais à plusieurs moments qu’on vire à la fiction-catastrophe grandiloquente et ça ne s’est jamais produit (même si on est passés pas loin parfois). Au final, je suis agréablement surprise par les efforts ici déployés.
Lampedusa rappelle qu’outre s’atteler à des sujets importants, la fiction télévisée doit aussi le faire avec toute l’honnêteté possible. Je le répète : c’est une mission pour la télévision publique, et c’est vraiment à porter au crédit de la Rai que d’avoir commandé cette mini-série. Elle n’est pas parfaite, mais en attendant, combien d’autres séries sur le sujet ont fait mieux ? Moi, je ne demande qu’à ce qu’on me fasse mentir, mais pour le moment, pour autant que je sache, sur la question des réfugiés et de la crise humanitaire qui en découle, Lampedusa est la série à voir.