Le saviez-vous ? En Suisse alémanique aussi, il existe des séries. Pas des centaines, je vous l’accorde, mais il en existe. En fait, la chaîne publique SRF est même en train de se réveiller. Après avoir un temps produit annuellement 4 téléfilms par an, deux épisodes de Tatort, et une série originale, l’objectif de la chaîne publique SRF est à présent d’augmenter sa production de fiction afin de passer, à partir de 2017, à deux séries originales par an à l’écran (ainsi qu’à un total royal de 6 téléfilms, plus 2 épisodes supplémentaires de Tatort). Nouveau record personnel ! Administrons donc une tape d’encouragement à SRF en observant à quoi ressemble Der Bestatter, sa seule série pour le moment (elle sera rejointe l’an prochain par la nouveauté Private Banking).
Der Bestatter a toutes les apparences du macabre : il s’agit d’une série tournant autour de Luc Conrad, un entrepreneur des pompes funèbres… mais derrière ce contexte se cache en réalité une série policière, qui est d’ailleurs capable de réunir jusqu’à 60% des parts de marché. Bon, je vois le genre, il faut définitivement qu’on examine cette série de plus près.
Toute la série s’explique par une information capitale sur son personnage central : Luc Conrad n’est pas croque-mort par vocation, mais était jusque récemment un flic de la petite ville d’Aarau, décrite comme provinciale voire rurale. Son père, qui a passé l’arme à gauche un mois avant le début de la série, gérait seul l’établissement funéraire de la ville, un poste auquel Luc a pris le relai. Mais vous comprenez bien qu’avec ses antécédents de policier, notre homme a vite tendance à observer les cadavres d’un œil différent, au grand dam à la fois de son ex-subalterne qui a désormais pris sa place, la commissaire Anna-Maria Giovanoli, mais aussi d’Erika, l’employée loyale du funérarium qui aimerait bien que Luc gère la société familiale exactement comme son père avant lui au lieu de mener des enquêtes en douce.
Dans son premier épisode, Der Bestatter trouve le moyen de raconter tout cela sur le background de son personnage principal, voire légèrement plus, sans lourdeur. En fait, plus généralement, il règne dans la série une étonnante légèreté vu son contexte et son genre ; on n’est pas dans de la dramédie à proprement parler, mais la bonhommie affectueuse de Luc Conrad (bien aidée par l’excellente interprétation de Mike Müller), le rythme des scènes, et la volonté d’éviter certains écueils, fonctionnent plutôt bien. Der Bestatter se veut une série grand public, mais ne cherche pas à tout prix à faire rire le spectateur pour le distraire ; personnellement j’ai vraiment apprécié cet équilibre, surtout après avoir vu tant de séries policières essayer de dédramatiser avec des gags ridicules juste pour ne pas effrayer les spectateurs n’ayant pas envie de se prendre la tête. Der Bestatter est sympa, mais n’en fait pas des tonnes pour le prouver : ça fait rudement plaisir.
L’affaire de ce premier épisode en elle-même, qui se déroule dans un élevage de poulets (poulet… flic… non ? ça fait rire que moi ? ok bon bah pardon), possède à peu près les mêmes qualités : ce n’est pas l’originalité qui foudroie, mais on se laisse gentillement emmener dans une enquête officieuse qui ne néglige pas ses personnages ni ses ressorts. On n’est pas non plus dans le domaine du prétexte : il y a quelques scènes qui renvoient à la question du travail de deuil, rappelant au spectateur que si Der Bestatter est une série policière, elle n’en a pas totalement oublié d’être dramatique. Étonnamment c’est dans son traitement des personnages les plus silencieux que cet aspect-là apparaît comme le plus réussi, ce qui permet à la fois de créer une émotion sincère, et de ne pas sortir les violons pour y parvenir (le choix est ainsi, en quelque sorte, laissé au spectateur qui peut choisir d’ignorer les aspects trop sombres à son goût).
J’ai presque failli verser une larme pendant la scène de conclusion, lorsqu’un personnage qui n’avait quasiment pas parlé de l’épisode a échangé un signal avec un autre qui n’avait eu qu’une seule scène pour exister. Ce petit détail à lui seul m’a fait pousser un petit soupir ému : Der Bestatter a l’art et la manière de faire de jolies choses, derrière son intrigue policière classique.
On ne parlera probablement pas de cette série comme d’un monument méconnu de la fiction européenne, c’est sûr, mais Der Bestatter a au moins l’honnêteté de son côté. Il est incroyablement aisé de se lier à son personnage principal (et j’aime beaucoup la façon dont il interagit avec son nouvel assistant, lui même un personnage plein de potentiel), de le suivre dans ses aventures (y compris lorsqu’il fait son possible pour mener une enquête policière sans mener d’enquête policière), de regarder les familles se succéder dans son funérarium (la conclusion de la petite intrigue secondaire sur la chanteuse d’opéra est parfaite). Bref, ce n’est pas de la grande fiction. Mais c’est de la fiction qu’on n’a pas non plus honte d’aimer.
A ce stade je trouverais presque dommage que SRF se promette de draguer un public plus jeune et plus citadin avec ses prochaines productions ; moi, je trouve Aarau pleine de charme…