Il ne passera pas par moi

14 décembre 2016 à 18:41

Imaginez vivre dans un pays où un quart de la population entre 15 et 49 ans est infectée par le VIH… C’est le cas du Botswana, où comme dans un grand nombre de pays d’Afrique, en particulier depuis le début du siècle, des organisations essaient d’utiliser la fiction à des fins de prévention, en subventionnant pour tout ou partie des séries qui tenteraient de s’adresser aux spectateurs de façon à la fois divertissante et pédagogique. Dans certains de ces pays, ces initiatives ont un intérêt supplémentaire, celui d’offrir une des rares opportunités de développer la fiction locale.
Car au Botswana, la télévision n’est apparue qu’en l’an 2000, avec la naissance de la chaîne publique BTV ; les spectateurs du pays ont donc pour la première fois commencé à voir des programmes parlant d’eux (d’autant que le diffuseur s’est imposé 60% de productions nationales, tous genres compris) au lieu d’émissions et séries venant d’autres pays d’Afrique via des chaînes frontalières. Au mieux.

Alors quand l’ONG appelée « PSI/Botswana » décide de lancer un appel à projet pour le développement d’une série parlant du virus du SIDA, vous comprenez que rien là-dedans n’est anodin. Développée pour 13 épisodes (ils seront plus tard réécrits pour n’en durer que 8), Morwalela ambitionne de s’adresser à des spectateurs à la fois saturés d’informations… et ayant grand besoin de celle-ci. Voici la review du résultat, et plus précisément du premier épisode de la série, diffusé en avril 2010 par BTV.

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Des séries sur ce sujet, j’en connais quelques unes, en particulier en Afrique où ces séries (peut-être parce qu’elles sont financées ou co-financées par des ONG bien souvent internationales) bénéficient régulièrement de légèrement meilleures conditions d’accès. J’ai eu l’immense plaisir de vous parler, en particulier, d’Intersexions, l’une des rares séries sud-africaines dont la première saison existe en DVD, mais aussi de Shuga, une série kenyane désormais panafricaine dont une 5e est en préparation, et dont la première incluait une certaine Lupita Nyong’o. On pourrait aussi citer les initiatives The Team dans plusieurs pays du continent, le soap médical Soul City, la francophone Sida dans la Cité, et plusieurs autres. Les liens et/ou tags sont au bas de cette review.
Leur point commun, pourtant, s’arrête à leur thématique générale : chacune de ces fictions a une façon bien à elle d’aborder le sujet (à l’exception bien-sûr des The Team qui sont des déclinaisons locales d’un même concept, et subventionnées par la même ONG). Ainsi Intersexions choisit-elle un format profondément anthologique ; c’est ce qui faisait son génie et qui lui permettait toutes sortes de variation de sujet, de genre et de ton d’un épisode à l’autre. Ses personnages sont passagers (hormis pour faire le lien entre certains épisodes et passer le relai), quand bien même ils importent énormément au spectateur, et le virus du SIDA est, aussi littéralement que possible, le protagoniste central dont on suit la progression. A l’inverse, Shuga flirte plutôt avec le soap, mettant en scène la vie amoureuse et sexuelle de jeunes protagonistes afin d’en révéler les dangers (sérologiques ou autres), en parlant vrai et en fonctionnant sur l’identification.

Dans ce panorama, Morwalela ne suit aucun de ces deux modèles opposés. La série a choisi de donner dans l’ensemble drama, mais en prenant du recul. De décrire des dynamiques, mais de ne pas oublier ses personnages.
En fait son premier épisode ne parle pas de séropositivité avant ses toutes dernières minutes, et s’intéresse d’abord à parler d’un centre social, d’un politicien, d’une idylle naissante… bref, de la vie d’un petit village, au jour le jour. La série doit son titre au nom du village (fictif) où elle se déroule, et c’est là qu’est la priorité.
Ici les personnages ne sont pas présentés par leur vie amoureuse, mais avec un regard assez général sur leur statut social, leur histoire familiale, leurs relations interpersonnelles et en particulier amicales. Zola, le narrateur lui-même, se présente comme ayant emménagé à Morwalela il y a quelques années à peine, où il tient désormais un bar ; on ignore tout de sa vie avant Morwalela, des raisons de son déménagement, ou de sa vie amoureuse quand se finit le premier épisode. L’objet n’est pas là. On prend ces personnages comme ils sont à un instant précis, en révélant qu’ils sont des êtres complexes avec toutes sortes de préoccupations, surtout pas des stéréotypes prêts à faire la leçon sur la base d’un élément précis de leur background.
Ce choix est vraiment intéressant parce que, on a beau savoir qui finance Morwalela, ainsi que l’entière raison d’être de sa commande, on n’en est pas moins pris par surprise quand en fin d’épisode, un personnage est dévoilé dans sa lutte intérieure avec sa séropositivité. On a abordé ce personnage de façon totalement différente.
Cela ne signifie pas que les clichés sont totalement absents, mais ils sont en tous cas limités, d’autant que bien souvent, l’épisode produit l’effort quelques minutes plus tard d’apporter des détails qui relativisent, voir renversent les idées préconçues.

Ainsi donc, tout commence au centre social de Morwalela, lorsque l’administrateur Thebe Shabane reçoit la visite de John Kenosi, un politicien local qui se voit comme un bienfaiteur du centre, mais qui en réalité tient surtout à se faire mousser. Ce matin-là, il annonce à Thebe que la demande de prêt de financement pour le centre, qui doit prochainement être étudiée par le conseil municipal dont Kenosi fait partie, devrait être remplie avec l’aide de quelqu’un qui s’y connaît. Comme il n’a (naturellement) pas de temps à vraiment consacrer à pareil projet, Kenosi recommande l’aide d’une avocate qu’il connaît, Beauty Kerapetse. En cours de conversation, l’assistante sociale Dikeledi Pilane (dite « Diks ») se mêle de l’affaire et il apparaît très vite au spectateur qu’elle est bien moins conciliante avec les manières du conseiller municipal, et pas franchement dupe quant à sa façon d’avoir l’air d’intervenir sans vraiment faire grand’chose.
Tout ce petit monde est interrompu par l’arrivée de Mogorosi Gabaitse, un inconnu qui se présente au centre social comme étant le nouveau professeur d’art du lycée de Morwalela. Il vient proposer un projet artistique au centre social ; Diks est beaucoup plus impressionnée par son attitude « can do » que par l’obséquiosité de Kenosi…

De ces premières scènes, le spectateur pourrait tirer la conclusion que Morwalela s’intéresse à ce centre social, à sa survie financière, à ses projets, à ses partenariats officiels ou pratiques. Ce serait une erreur : l’idée est vraiment de nous introduire aux personnages, en particulier à Diks qui va occuper une bonne partie de l’épisode. C’est précisément dans cette volonté d’introduire Diks comme assistante sociale, sérieuse, volontaire, et pas du genre à se laisser berner par de vaines paroles, que la série démontre son attention à la complexité de ses personnages. A terme, c’est pour nous raconter une autre histoire, certes, et qui colle parfaitement à la mission que la série s’est donnée ; mais l’exposition de ce personnage et de sa vie est l’opposé d’une introduction utilitariste.

Tous ces éléments commencent à prendre de l’importance, quoique sans fracas, quand il apparaît que Diks est clairement tombée sous le charme de Mogorosi. Une chose vis-à-vis de laquelle elle tente de garder la tête froide et de prendre du recul, entre autres lorsqu’elle se confie à son ami Zola. Morwalela ne vire pas tout-à-fait à la romcom, mais suit la façon dont Diks envisage avec prudence cet inconnu charmant.
Elle prend grand soin de lui mentionner qu’elle a une fille, Puleng. Elle écoute avec un esprit critique ce qu’il lui dit, lorsqu’ils se retrouvent autour d’un verre dans le seul bar de Morwalela. Bref, il n’y a aucune précipitation. Ce qui ressort clairement de ces scènes, c’est aussi à quel point le choix du personnage de Diks comme point central de l’épisode voire de la série est une véritable promesse au spectateur ; le personnage est une mère célibataire, une professionnelle aguerrie, une femme mûre. Autant de choix qui tranchent profondément avec ceux que font les séries préférant s’intéresser à des jeunes, et qui incite vraiment le spectateur à considérer les choses autrement que par le seul prisme de l’identification, tout en respectant le personnage pour ses qualités.

En toile de fond, dans le bar, pendant que Diks et Mogorosi font connaissance autour d’un verre, une jeune femme ivre est en train de danser avec des inconnus. On apprendra que c’est coutumier chez Lebo, ainsi que de rentrer avec ces inconnus le soir-même… un comportement clairement souligné comme étant à risque par les protagonistes l’observant d’un air navré, mais sans s’étendre sur ce risque (Morwalela n’est pas là pour faire la leçon, souvenez-vous). Après avoir noté à voix haute qu’elle a des problèmes (mais sans s’étendre sur leur nature), Zola tente de la sortir de son bar pour éviter que l’histoire ne se répète, et Mogorosi en chouette gars propose son aide pour  raccompagner Lebo chez elle au beau milieu de la nuit. Fin ?

Eh bien non. Le lendemain matin, la tête dans le…, la jeune femme titube péniblement chez elle, s’engueule avec sa mère, s’écroule sur son lit. Quelques heures plus tard, légèrement plus fraîche, Olebogeng « Lebo » Mooketsi est réveillée par son amie Mpho, qui vient la chercher pour aller aux réunions de Pledge for life, un groupe de parole.
On découvre alors que si les apparences sont contre elle, Lebo n’est pas une simple belle de nuit : c’est une femme séropositive qui peine à se remettre d’une immense tragédie. En effet, son partenaire l’a contaminée sans l’avertir qu’il était séropositif, et elle a transmis le virus à son fils ; le petit garçon est mort récemment. Incapable de sortir la tête hors de l’eau, Lebo est à la dérive et se noie dans sa haine d’elle-même. Ces nuits dans le bar de Zola, on le comprend, n’ont rien à voir avec qui elle, uniquement avec ce qui la hante.

Pas besoin d’être devin pour saisir, dans les grandes lignes, ce vers quoi se dirige Morwalela : il y a de fortes chances pour que Lebo ait passé la nuit avec Mogorosi, que celui-ci tente d’avoir une relation avec Diks, et que le virus continue potentiellement de se transmettre… Ou comment de petites décisions peuvent avoir de grandes conséquences, de loin en loin. Mais peut-être le pire sera-t-il évité. On peut l’espérer ou, encore mieux, le découvrir en regardant la série. A la fin du premier épisode, lorsque toutes les cartes sont sur la table et les enjeux posés, le spectateur peut commencer, de son côté, à essayer d’imaginer les solutions pour éviter que les choses ne tournent mal pour Diks. Qu’est-ce qui pourrait la sauver ? La communication avec Mogorosi, peut-être ? Mais peut-elle lui faire confiance ? Y a-t-il quelque chose dans son attitude qui permette d’ores et déjà d’avoir une idée sur la question ? L’air de rien Morwalela pose les bonnes questions.

Le soin apporté à l’introduction des personnages et la finesse avec laquelle les situations sont exposées fait sûrement de Morwalela la série feuilletonnante la plus sérieuse dans sa catégorie ; on n’est pas là pour se manger des messages de préventions paternalistes, mais bien pour à la fois aimer les personnages pour ce qu’ils sont, tout en réfléchissant à ce qu’ils font. Je ne suis pas sûre d’être capable de correctement pointer les nuances qui me sont apparues pendant ce visionnage tant la démarche est intelligente, mais j’aimerais au moins réussir à vous dire que Morwalela, même si elle est née autour de la volonté de faire de la prévention, n’en oublie pas moins d’être une solide série dramatique.
Et c’est là que tout se joue, dans le fond, n’est-ce pas ? Dans la capacité d’une série à traiter d’un sujet avec justesse. Quand bien même elle n’est pas née pour faire de la fiction, qu’elle ne se limite jamais à une opération de communication institutionnelle.
Sachant que la série de prévention est quasiment un genre à part entière (et pas qu’en Afrique, comme le fun fact de lundi aura eu l’occasion de le rappeler), la nuance est précieuse.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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