Plus tôt cet automne, je vous disais que l’afflux de séries nord-américaines sur le voyage dans le temps me donnait envie d’en regarder encore plus sur ce thème. Il y a tellement de façons de voyager dans le temps dans la fiction ! Et tant de raisons de le faire !
Send Me, une webserie commandée par la chaîne BET et proposée sur son site internet plus tôt cette année, est d’ailleurs une excellente démonstration de cela. Contrairement à la plupart des séries sur le voyage dans le temps, elle a comme principe fondateur de ne pas changer le passé. La visite de temps révolus, ici, est amenée à n’être qu’une expérience, quelque chose que les voyageurs apprécieraient de façon intime, et qui donc au lieu de changer l’Histoire, les changerait, eux.
Il faut dire que Send Me repose sur un postulat très spécifique : le retour dans le passé ne peut se faire qu’à l’époque de l’esclavage, dans une plantation américaine… les voyageurs étant spécifiquement des noirs. C’est une série de BET et ce n’est pas un détail.
Pour aborder Send Me, deux options sont possibles, surtout maintenant que tous les épisodes sont en ligne. Il est ainsi tout-à-fait envisageable de regarder les 6 épisodes et de s’en tenir là. D’une durée de 3 minute chacun maximum (plus pour le dernier… parce qu’il y a près de 2 minutes de crédits à la fin), ils contiennent une intrigue que je qualifierais de classique. Mais il est aussi possible de commencer par regarder les 11 « interviews » qui précèdent ces épisodes, et qui présentent plusieurs des personnages qui apparaîtront ou seront cités au long des 6 épisodes de 3 minutes ; c’est l’option que j’ai retenue et je n’en suis pas fâchée, je pense que ça fonctionne mieux de la sorte. En tous cas, vous avez le choix.
Ces 11 interviews servent en fait d’introduction à la série sur plusieurs aspects, notamment parce que chaque video est une sorte de vlog d’un personnage différent qui réagit à une annonce postée sur Craigslist :
Parmi les 11 réponses reçues… 10 proviennent d’Afro-américains, qui tous répondent par l’affirmative. Oui, ils retourneraient dans le passé, à cette époque précise, en étant noirs. La 11e réponse est celle d’une femme blanche qui s’indigne de la question (parce que « franchement l’esclavage c’est bon quoi c’était ya longtemps ») mais n’y répond pas.
Si sur le papier il peut sembler étonnant que des personnages noirs, a fortiori en nombre, indiquent être intéressés par l’idée, les vlogs individuels révèlent des nuances passionnantes. L’aspect monologué de l’exercice permet à chacun d’exprimer ce que cette perspective signifie à ses yeux.
Certains le prennent pour une expérience de pensée stimulant leur imaginaire (Serita envisage ce voyage comme une espèce de performance artistico-politique), d’autres envisagent que ce soit réel, et tentent de se représenter l’impact qu’une telle expérience aurait sur eux. Il y a des personnages qu’on ne prend pas nécessairement au sérieux, et ceux qui s’y voient déjà. Certains ont des doutes, entièrement légitimes puisqu’ils répondent à une annonce anonyme sur Craigslist sans aucune raison valable d’y croire totalement, mais nombreux sont ceux qui ont envie d’y croire. L’idée parle à ces personnages pour toutes sortes de motifs, de la jeune femme qui veut se prouver qu’elle est suffisamment noire (« black enough »), à l’universitaire qui a consacré sa vie à étudier la période et ses conséquences sur l’Amérique, et envisage un tel voyage comme l’accomplissement ultime de son existence.
Quelle que soit la raison, et certaines sont, de façon assez surprenante, totalement dépolitisées, Send Me présente des candidats au voyage dans le temps qui, en décrivant ce qu’ils ressentent à la simple idée de partir à une époque historique douloureuse dans tous les sens du terme, soulignent les différentes représentations de cette période dans la conscience collective des noirs aux États-Unis. Ces 11 « interviews » sont une façon de vraiment explorer en profondeur les thématiques de Send Me, hors de son intrigue… puisque les 6 épisodes, eux, s’abstiennent presque totalement d’aller aussi loin sur le fond, se focalisant sur des évènements en cours.
Ces évènements nous sont présentés alors que Gwen, qui est en fait la véritable héroïne de Send Me, est en train de recruter quelqu’un pour partir dans le passé. Cette femme noire semble savoir ce qu’elle fait, mais elle agit aussi en cachette de son mari, Peter, dont on découvre bientôt qu’il réprouve entièrement l’entreprise. Les dangers qui attendent un voyageur sont multiples, et (ceux qui auront vu les 11 interviews l’auront compris) des Américains du 21e siècle n’en prennent pas forcément la mesure quand bien même ils le voudraient.
Une chose est sûre : ni Gwen ni Peter ne semblent douter de la possibilité d’effectuer ce retour de 173 ans en arrière. Il y a une bonne raison à cela : il ne s’agit pas du premier voyage qu’ils organisent…
Send Me est une webserie tournée un peu rapidement, et avec peu de moyens comparée à d’autres ; ses acteurs, en particulier pendant la phase d’interviews, ne sont pas tous irréprochables, et les conditions dans lesquelles les vignettes et épisodes sont tournés ne font rien pour arranger les choses. Mais le plus grand défaut de Send Me, c’est sa durée : les 6 épisodes semblent vraiment trop courts, rapides, et un peu superficiels, et ce même en ayant pris le temps de regarder les 11 « interviews » au préalable. Peut-être que l’idée a toujours été de commander une deuxième saison (c’est ce que tend à indiquer la conclusion du 6e épisode), partant du principe que la première ne servirait que d’introduction, mais même comme ça, le goût de trop peu persiste.
Cela ne signifie pas que Send Me ne pose pas d’intéressantes questions à la fois historiques, sociales, et inhérentes à la science-fiction, notamment sur la fin de la saison, mais rien n’est fait pour laisser au spectateur du temps pour apprécier ces questions, et moins encore pour y apporter des réponses consistantes. Alors certes, une webserie a rarement le luxe de se lancer dans de grands épisodes théoriques, de s’arrêter le temps d’un stand-alone sur un point qui attise particulièrement la curiosité, ou même d’offrir une backstory détaillée de ses personnages (il y a des choses que j’ai apprises sur Gwen en visitant le site officiel après avoir vu la série…). Mais je crois aussi qu’en se perdant dans son sujet complexe, en hésitant entre deux traitements (les « interviews » abstraites d’une part et l’intrigue des épisodes de l’autre), Send Me commet aussi quelques erreurs qui rendent sa chute un peu plus difficile à digérer qu’elle n’aurait pu l’être. Les maladresses ne sont pas que dans la réalisation, en somme, mais aussi dans la conception.
Cela n’empêche en rien Send Me de donner beaucoup de grain à moudre une fois la saison finie ; c’est juste dommage qu’une partie des réflexions venant à l’esprit soit teintée par la déception de s’être fait couper l’herbe sous le pied.
Malgré ses imperfections, Send Me est une série intéressante ; ce que des personnages, pendant les « interviews » prenaient parfois pour une expérience de pensée potentielle, se transforme en une matière riche qui fait énormément réfléchir, sans pour autant être déconnectée d’un aspect plus émotionnel de par certains parcours personnels ou aspects de l’intrigue principale. Peu de séries sur le voyage dans le temps, à vrai dire, font le travail de ne se pencher que sur une époque en particulier, avec ce que cela implique pour une personne d’un autre temps (Outlander et 11.22.63 représentant deux des rares exceptions, certes récentes, à cette règle). D’ordinaire, le voyage dans le temps, ce sont les sauts de puce de Sam Beckett sur un peu moins d’un demi-siècle dans Code Quantum, les voyages incroyablement divers de Doctor Who, et désormais les aventures variées de l’équipe de Timeless. On ne reste pas en place suffisamment longtemps, dans les séries de voyage dans le temps, pour qu’une époque ait le temps de laisser sa marque sur le voyageur.
Mais ici le but est précisément de partir pour une époque spécifique, et une époque chargée de sens sur un plan humain, social, et politique. Avec les risques que cela implique à tous ces égards et quelques autres.
En outre, sur un plan strictement téléphagique, la façon dont Send Me s’empare d’un genre réputé (à tort) exclusivement blanc, la science-fiction, et l’utilise pour discuter de sujets chers à la communauté afro-américaine, est absolument unique. La démarche rappelle que la SF offre de formidables outils de discours sur la société, permet de jouer avec des hypothèses interrogeant directement nos convictions politiques, et peut créer de l’émotion basée sur des parcours qui, eux, sont bien réels.
Il y a donc bien des raisons de se passionner pour Send Me, quitte à se préparer à ressentir un peu de frustration en fin de saison… en espérant que la suivante puisse voir le jour.