Il était assez difficile d’échapper ces derniers mois à la réputation de potentielle première de la classe de This is Us, la série dramatique lancée par NBC cet automne qui nous promettait à la fois des émotions puissantes et un twist intrigant. This is Us était ainsi parvenue, sans nous en dire énormément sur elle dans le fond (« des personnages qui partagent le même anniversaire »), à se glisser dans la très convoitée liste des séries les plus attendues de la rentrée, bien aidée par quelques critiques évasives mais très positives.
Le danger c’est bien-sûr que cette attente ne se concrétise jamais vraiment. Ou pire, qu’elle se transforme en déception : on sait combien l’impatience de découvrir une série peut aisément se retourner contre elle lorsqu’elle débute finalement. C’est plus vrai encore lorsque cette impatience se base, pour nombre d’entre nous, sur un certain flou… et c’était pire encore dans mon cas, puisque je ne regarde pas les trailers. Qu’a donc This is Us de si unique ?
Son pilote répond en grande partie à ces questions en juxtaposant trois duos de personnages : Jack et Rebecca, un couple qui attend des triplés ; Kate et Kevin, des jumeaux dont la vie ne pourrait pas être plus différente mais pourtant aussi peu satisfaits d’elle l’un que l’autre ; Randall et Beth, un couple marié dont l’époux découvre enfin l’identité du père qu’il cherche depuis des décennies. Lorsque commence This is Us, chacune des intrigues se déroule le jour où au moins l’un des personnages de ces tandems (deux dans le cas des jumeaux, bien-sûr) fête le jour de ses 36 ans, l’entrée dans la seconde partie de la trentaine, le moment des bilans et, bien souvent pour eux, l’impression que les choix sont derrière soi.
Le pilote de This is Us s’ingénie à nous aider à les comprendre intimement ; pas nécessairement en se reposant sur un travail d’exposition des personnages à proprement parler, mais plutôt en utilisant cet anniversaire comme un déclencheur d’émotions latentes qui deviennent, lorsqu’elles remontent à la surface, notre porte d’entrée dans l’intimité de ces personnages. Nous ne savons pas forcément les professions qu’ils occupent, par exemple, et très peu d’autres détails de cet ordre ; This is Us s’intéresse à leurs émotions plutôt qu’à leur statut, leur fiche d’identité, voire même dans un certain nombre de cas, leurs traits de caractère. Et c’est quelque chose que la série s’autorise à faire, chose assez rare dans un pilote de drama de ce type, parce que tout son soin est reporté sur une invitation : nous encourager à aimer ces personnages sans s’arrêter à de tels marqueurs.
Étrangement, c’est précisément ce qui se produit. Les évènements du premier épisode de This is Us nous font partager ce qu’ils ressentent (espoir, sentiment d’échec, ou encore rancœur, selon le tableau) et par la même occasion s’immiscent dans nos propres émotions, non pas par effet d’identification mais au contraire en sollicitant des mécanismes d’empathie. En affirmant que nous n’avons pas besoin de connaître les circonstances précises dans lesquelles évolue chaque personnage, This is Us nous pousse à les aimer pour ce qu’ils ont de profondément humain, pour ce qu’ils partagent de leur émotion du moment, pour ce qu’ils expriment face à une situation donnée.
La pratique est-elle fondamentalement différente d’un pilote plus classique qui nous expliquerait par le menu qui fait quoi, qui vit comment, qui est lié à qui et pourquoi ? Pas totalement, on ne va pas se mentir : c’est un artifice essentiellement structurel, qui se justifie par le fameux « twist » que promettent tous ceux qui ont parlé de This is Us pendant l’été (et sur lequel on revient dans un instant). Mais le fait reste que ce stratagème de forme fonctionne, parce qu’il fait appel aux ressources intimes du spectateur pour se projeter non pas dans un personnage qui lui ressemblerait, mais dans tous les personnages, quels qu’ils soient, parce qu’ils sont présentés comme émus et donc émouvants. Rien que cette démarche a le mérite d’apporter un angle nouveau dans la façon d’aborder une série basée sur l’émotion, dont beaucoup (comme Brothers & Sisters ou Parenthood ; abondamment comparées par la critique, en particulier la seconde, à This is Us) procèdent dans l’autre sens, c’est-à-dire nous expliquer par le menu qui fait quoi, qui vit comment, qui est lié à qui et pourquoi, avant d’insérer un évènement perturbateur quelconque qui va lancer des intrigues interpersonnelles dans lesquels les détails appris dans le pilote vont prendre de l’importance, comme si nous avions besoin d’approuver les personnages avant de les aimer.
This is Us nous force la main pour passer outre cette étape.
Et attention, après l’image, ya du spoiler, car oui, exceptionnellement, une review de pilote va inclure des spoilers.
Tout cela est entièrement imaginé autour de ce fameux twist, qui est que This is Us ne présente pas des personnages dont l’anniversaire tombe le même jour, mais des membres d’une même famille (un peu comme Modern Family l’avait fait au terme de son propre pilote) dont la plupart des anniversaires tombent le même jour (c’est donc pas Sense8 ici). Jack et Rebecca sont en fait les parents biologiques de Kate et Kevin, et les parents adoptifs de Randall. On a donc en fait assisté sans trop le soupçonner à des scènes se déroulant à deux époques : l’une, lorsque Jack fête ses 36 ans et que Rebecca s’apprête à donner naissance à leurs enfants, et les deux autres, trois décennies plus tard, lorsque Kate, Kevin et Randall fêtent leurs 36 ans. 1980 et 2016, pour ceux qui ont encore plus de mal avec le calcul que moi.
Très franchement, ce « twist » s’annonçait en fait très tôt dans le pilote, par plein de petites références, et il aurait pu être possible, je pense, pour quiconque préférait faire fonctionner son cerveau rationnellement, de relier les points entre eux bien avant la conclusion de l’épisode. Mais, de par sa volonté de nous plonger non pas dans qui ils sont, mais dans ce que ressentent les personnages, This is Us a eu tout le loisir de nous distraire de cette épiphanie jusqu’au moment qui l’arrangeait, pour faire culminer toutes les émotions ressenties pendant trois quarts d’heure et utiliser l’attachement construit envers les personnages pour obtenir une apothéose affective au moment où la série le choisit. C’est de la manipulation pure et simple, mais toutes les séries dramatiques dignes de ce nom ne font pas autre chose ; on a ici, simplement, affaire à une série qui pour son épisode inaugural a trouvé comment orchestrer parfaitement tout cela à son avantage. This is Us, en saturant le pilote d’émotions plutôt que d’informations, s’est arrangé pour nous rendre vulnérable à sa révélation finale et c’est bien joué.
Le premier épisode de This is Us apparaît comme une belle origin story de cette famille même. En racontant comment, en 1980, Jack et Rebecca n’ont eu que deux enfants naturels lorsqu’ils en attendaient trois, mais comment ils ont aussi choisi d’adopter un petit garçon né et abandonné ce même jour, This is Us est une magnifique déclaration d’amour à une famille qui s’est construite d’une part de façon génétique, mais aussi par choix. C’est l’histoire de deux parents qui décident, ce jour-là, de donner une forme à leur famille, qui aura donc des répercussions trois décennies plus tard.
Cela ne définit pas le bonheur de leurs enfants, cela ne définit pas les adultes que ces enfants deviendront ; mais cela suppose aussi qu’en examinant les décisions de ces jeunes parents, This is Us va radiographier non seulement les vies de ces trois enfants, mais la façon dont elles ont été façonnées. Peu de séries ont cette opportunité, a fortiori les séries familiales dont absolument aucune (à part les soaps de daytime) n’a trois décennies devant elle pour dévoiler autour de quoi se construit une cellule familiale. C’est un privilège rare que de pouvoir assister à la façon dont sont prises les décisions des parents ET leurs conséquences leurs enfants une fois à l’âge adulte. Or, en faisant des parents (aujourd’hui âgés de plus de 70 ans, s’ils sont encore envie d’ailleurs) des personnages permanents et non de simples flashbacks, This is Us a trouvé la combine pour s’offrir ce luxe quand bien même elle serait annulée dans quelques mois.
L’astuce de This is Us, bien-sûr, apparaît à plusieurs égards comme purement cosmétique, et surtout éphémère : ce twist de fin de pilote ne pourra pas se répéter en l’état. Même si la série venait à faire le choix de continuer d’utiliser la juxtaposition de deux époques pour nous manipuler émotionnellement de façon similaire avant de lâcher une « révélation » de fin d’épisode, l’idée s’essoufflerait vite : c’est facile de duper un spectateur lors d’un pilote, lorsqu’il est encore en train d’acquérir les mécanismes d’un nouvel univers fictionnel, mais c’est une toute autre gageure une fois qu’il les maîtrise. Croyez bien que je ne demande qu’à être contredite quant à l’ingéniosité de son écriture, mais je vois mal comment chaque semaine, This is Us pourrait faire exécuter d’autres contorsions à notre perspective sur ces personnages et leur lien.
Cela signifie que, pour tout fascinant que soit le procédé employé dans ce premier épisode, This is Us ne pourra pas longtemps se reposer sur lui, et il lui faudra vite trouver d’autres outils pour continuer de nous émouvoir.
Le patchwork générationnel (et son lot de dynamiques causes/conséquences évoqué plus haut) est l’un des outils que la série peut employer à partir de là… et il inclut ses propres pièges. J’admets bien volontiers avoir pleuré toutes les larmes de mon corps en fin de pilote de This is Us, mais je suis aussi très consciente que peu de séries sont en mesure de répéter pareille claque semaine après semaine, surtout lorsqu’elle démarre grâce à un grand nombre d’artifices.
Si elle parvient à trouver l’équilibre entre sa volonté de nous manipuler et son talent pour susciter l’empathie, This is Us pourrait bien être l’un des dramas les plus fascinants à suivre, tout simplement parce que jusqu’à présent, le high concept ne s’était jamais intéressé au genre du drama familial, genre du low concept par excellence.
Pour autant que j’aie envie de l’aimer, je ressens aussi énormément de méfiance à l’égard de This is Us. Et malgré tout, c’est aussi ce défi que me galvanise, et me donne envie de découvrir la série : non seulement pour ces personnages auxquels je me suis attachée si vite (peut-être un peu vite, et maintenant j’ai envie qu’on s’attarde un peu là-dessus au-delà des rares éléments qui nous ont été donnés ; rappelons qu’émotion et character development sont deux choses différentes), mais aussi pour voir quelles techniques la narration va employer pour me parler de leurs émotions.
Du coup, je me suis arrêtée à la partie spoilers, parce que je pense qu’il y a des chances que je regarde cette série un jour, quand j’aurai le temps. Ou plutôt quand je le prendrai. Mais c’était intéressant de lire la partie qui ne spoile pas, aussi 🙂 Et… c’est tout. J’ai pas grand-chose à ajouter en vérité, mais merci pour l’article ! Ou le demi-article, pour le moment 😀