Lorsque Virgil Tibbs revient dans la petite ville de Sparta (dans le Mississippi), il n’est pas là pour des raisons professionnelles : ce flic de la police de Philadelphie vient enterrer sa mère, une femme noire appréciée dans toute la communauté noire de Sparta, et même, chose rare, une partie de la communauté blanche.
Il faut dire que comme beaucoup de petits patelins du Sud profond, on a beau vivre dans les années 80, on a encore du mal à avaler la lutte pour les Droits civiques. A la limite, le problème n’est même pas la nostalgie des années 60, mais de l’ère antebellum… Dans cette bourgade ensoleillée où la culture du coton fait partie du paysage depuis toujours (sauf que désormais des hommes blancs aussi peuvent être employés au moulin de coton), la mixité raciale reste un sujet qui jette un froid.
Ce n’est pas la seule chose qui trouble la quiétude de Sparta. La ville est en effet, dans la pratique, sous la coupe de Harold LaPierre, issue de la plus vieille et donc de la plus riche famille des alentours (vivant sur les terres d’une ancienne plantation…), et bien décidé à le faire savoir à quiconque l’empêchera d’agir à sa guise. Ou fera obstacle à son fils, le jeune et arrogant Scott LaPierre. Une façon d’agir qui déplait fortement à William Gillespie (dit Bill), shérif depuis des décennies, et pas spécialement du genre à accorder des passe-droits. Le shérif Gillespie se présente donc sous les traits d’un homme droit et rigoureux, mais ça ne le dispense pas, loin de là, de préjugés racistes, et quand une jeune victime blanche est retrouvée morte dans un quartier noir, son opinion est rapidement faite.
Si Tibbs et Gillespie se connaissent déjà (mais pour savoir comment et pourquoi, il fallait regarder le film !), In the heat of the night va les rapprocher de gré ou de force. Ce qui les conduit à collaborer ? Le maire Jim Findlay, dont les ambitions dépassent largement les limites de la ville, réalise que s’il ne montre pas un peu de bonne volonté en matière de « diversité », cela va lui coûter le vote des électeurs noirs. Il propose donc à Virgil Tibbs de rejoindre la police de Sparta sous les ordres de Gillespie.
Spoiler alert : c’est pas exactement de gré.
Pourtant Tibbs n’est pas exactement un gauchiste patenté, et Gillespie n’est pas un mauvais bougre (l’épisode le présente d’ailleurs en priorité comme un homme droit avant de nous faire découvrir son racisme). Chacun des deux hommes est conscient qu’ils n’ont pas exactement le choix, mais ils reconnaissent tous les deux que la Justice est mieux rendue par leur collaboration. Le nerf de la guerre pour In the heat of the night n’est absolument pas de passer son temps à les opposer dans une rivalité plus ou moins saine (genre The Outcasts), mais bien d’utiliser leurs interactions, et les interactions qu’ils ont avec les différents habitants de Sparta, pour explorer une question autrement plus complexe.
In the heat of the night aborde, en mettant côte à côte ces deux personnages au vécu radicalement différent, une question souvent écartée par les séries policières (uniformes ou pas).
Elle est pourtant essentielle : si le flic, en particulier en uniforme, est dans une mission de proximité ; si son travail le fait intervenir dans le quotidien parfois intime des citoyens ; si son rôle dans le cadre du système judiciaire est le reflet de la société… ses pouvoirs ne sont-ils pas à double tranchant ?
La police de Sparta est, jusqu’à l’arrivée de Virgil Tibbs, exclusivement composée d’hommes blanc (l’officier noir de la photo ci-dessus arrive plus tard). Ils vivent dans une ville, un comté, un État même, où le racisme est vivant. Pire, la ségrégation, quoiqu’officieuse, toujours considérée comme acceptable. Comment peuvent-ils dés lors faire respecter une loi qui a pour dessein de traiter tout le monde de façon supposément équitable ?
Eh bien ils ne le font pas, bien souvent, et l’enquête du premier épisode va le démontrer lorsqu’ils se dépêchent d’arrêter un jeune garçon noir qu’on a vu discuter avec la victime plusieurs heures avant la mort de celle-ci. Soupçonné sans la moindre preuve, sur la base d’un très court témoignage, puis passé à tabac par Skinner, l’adjoint du shérif, le jeune garçon finit par être retrouvé pendu dans sa cellule laissée grande ouverte, dans un commissariat totalement désert au beau milieu de la nuit. Et c’est rageant, bien-sûr, un suicide aussi tragique, mais il était coupable n’est-ce pas ? Telle est la réaction communément admise par la plupart des effectifs de police de Sparta (certes comptant une demi-douzaine de têtes de pipes au maximum), et partagée par les citoyens blancs de la ville. Presque tous, du moins, car la rigueur du shérif Gillespie lui permet de reconnaître que tout cela n’est pas très propre.
Mais ce n’est pas une évolution ou une relativisation du racisme de Bill Gillespie qu’In the heat of the night veut mettre en place. C’est plutôt une description de sa complexité. Car à côté, l’homme de loi est toujours enragé à l’idée que Tibbs ait voulu assister à l’autopsie d’une jeune femme blanche, blanche entendez-vous, même lorsque le coroner a pratiqué les prélèvements vaginaux, ça ne se fait tout simplement pas. Un portrait comportant plusieurs épaisseurs, et qui doit beaucoup à son interprétation par Carroll O’Connor qui oscille entre bonhommie et pur produit du Sud (en outre, son image indélébile pour son rôle dans All in the Family aide énormément à asseoir le personnage).
Virgil Tibbs n’est pas aussi ambivalent. Il n’en a pas le luxe.
Tibbs sait pertinemment dans quoi il met les pieds en acceptant ce poste à Sparta. Un poste qu’on lui a vendu comme étant « chef des détectives », ce qui n’est pas spécialement fatigant car à Sparta, avant son arrivée, il n’y en avait pas, des détectives. Du moment où il a accepté ce poste, dont il sait qu’il lui a été offert par pur calcul politique, tout est sans cesse devenu un jeu de pouvoir. Il fallait négocier son contrat (…alors qu’un contrat ne se fait pas), négocier chaque interaction au bureau du shérif, il fallait même négocier de se faire appeler « Mister Tibbs » plutôt que « boy ». Il fallait tout prendre à zéro, sans jamais céder un pouce de terrain.
Howard Rollins incarne ce rôle plus unidimensionnel avec beaucoup d’âme. Les intentions, les valeurs et les problématiques de Tibbs sont plus simplistes que celles de Gillespie, en revanche chaque réaction est habitée de façon à faire prendre conscience au spectateur de l’ampleur de ce à quoi il fait face, à sortir de la caricature. Sa rage, qu’il doit toujours rentrer. Son inquiétude, lorsqu’il évolue dans les rues de Sparta. Sa résignation lorsqu’il est lui-même agressé. Et son horreur en découvrant le corps pendu du jeune suspect noir, surtout, un moment terriblement poignant parce que se jouant presque totalement sur le visage de Tibbs et non sa découverte.
In the heat of the night ne veut pas simplifier les questions qu’elle pose. La série accepte leur difficulté.
Contrairement à la plupart des services de police des séries que nous avons citées jusqu’à présent dans le cadre de cette semaine thématique sur la police en uniforme, la police de Sparta ne garantit ni la Justice, ni la sécurité. Du moins, pas pour tous. Elle ne protège donc pas l’égalité non plus. Elle peut être dangereuse pour des individus et donc pour une communauté. Cela ne signifie pas qu’elle manque de bonnes volontés, mais In the heat of the night démontre combien le travail de police, pour être bien fait, doit aussi s’accompagner d’un travail plus large auprès des policiers. Dans In the heat of the night, ce travail est accompli par Virgil Tibbs, indirectement, qui de par sa présence va progressivement se faire une place dans la structure du bureau du shérif. Cela suffira-t-il à soigner le mal qui ronge Sparta, et tant de villes comme elle ?
Probablement pas. Et la meilleure preuve, c’est que près de 30 ans après In the heat of the night, il s’écrit encore des séries sur les violences policières ou le racisme de cette institution comme si la fiction les découvrait. La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent.