En janvier dernier, ma généraliste n’était pas disponible ; je suis donc allée voir sa collègue, dans le bureau d’à côté. Tout était familier : même salle d’attente, même liste pour prendre les patients sans rendez-vous dans l’ordre… Et pourtant la consultation a été entièrement différente ; le plus surprenant, c’est lorsqu’elle m’a diagnostiqué quelque chose d’imprévu. Ce n’était pas ce pour quoi j’étais venue la voir (j’avais le poignet immobilisé) et il s’agissait de quelque chose sur quoi, depuis des années, les médecins jetaient un oeil absent. J’avais même, il y a quelques années, tenté de consulter une spécialiste qui, ma foi, n’avait jamais vraiment réagi, se contentant de quelques ordonnances à l’efficacité totalement limitée. Ce jour-là je ne me souviens plus bien comment c’était arrivé dans la conversation, mais elle s’est levée, m’a examinée, et a eu un petit sourire simple, celui de quelqu’un qui vient de relever une évidence. Cette « remplaçante » a alors posé un diagnostic sur ce qui me trouble depuis des années sans y trouver ni de nom, ni de solution ; elle m’a immédiatement recommandé un spécialiste, écrit une lettre de recommandation détaillée à ce confrère dont elle m’a assurée qu’il était familier de la question, et m’a rassurée tout en vaquant à mon poignet.
Je suis rentrée chez moi avec une ordonnance pour des médicaments, une attèle, des radios… et l’impression vague d’avoir assisté à un tour de prestidigitation.
En réalité ce diagnostic, je me rappelle l’avoir soulevé une fois par le passé. Il y a quelques années, j’étais tombée par inadvertance sur un article et avais réalisé que plusieurs des symptômes m’étaient familiers. Il me semble m’être dit qu’il n’existe rien de pire qu’un diagnostic sur internet, et j’étais passée à autre chose.
Cette fois je suis retournée faire ma lecture studieusement. J’ai lu les articles, les témoignages, les sites des associations ou des médecins spécialisés. J’ai épluché les forums expliquant le quotidien ou les suites d’opération pour les cas les plus graves.
J’ai compris un peu mieux pourquoi mes symptômes avaient été mis sur le dos d’autres choses. J’ai compris un peu mieux le lien avec ma malformation invisible, car oui, je suis une cumularde, et en fait il y a une piste d’explication médicale. J’ai compris, aussi, pourquoi tant de médecins n’ont rien vu : parce que le monstre mangeur de chair est si rare et tellement lié à d’autres choses, que ce sont toujours ces autres choses qui sautaient d’abord aux yeux des praticiens. En fait, ce qui depuis des années est perçu par tant de monde, médecin ou non, comme un problème esthétique, est totalement médical.
J’ai aussi tenté de ne pas m’arrêter sur cette histoire de « maladie orpheline » parce que, bon, je n’avais pas encore vu le spécialiste encore. Peut-être qu’il allait poser un diagnostic différent ; après tout cette généraliste ne pouvait pas avoir la science infuse sur une affliction si particulière. Il allait peut-être me dire que, oui, il y avait des ressemblances, mais je n’avais pas ça, et à ma maladie à moi, correspondait un traitement, pas une voie sans issue.
Sauf que je n’avais pas les moyens d’aller voir le spécialiste tout de suite. A vrai dire ce soir de janvier-là, si j’avais écouté mes finances, je n’aurais même pas dû aller voir la généraliste… mais sans poignet, difficile de retourner travailler et j’étais alors en pleine recherche de poste.
Et puis, qui plus est, comme c’est toujours le cas, les symptômes se sont calmés. Puis ils sont revenus. Puis ils se sont calmés. Sûrement que le cycle allait continuer encore longtemps comme ça, parce que ça faisait déjà des années que je vivais comme ça, même avant d’avoir un nom à mettre dessus. Et encore une fois, c’est un cycle que je connais bien pour l’appliquer déjà à mon dos depuis près d’une décennie et demie. Je m’étais habituée à la douleur, toutes ces années ; j’avais déjà les outils pour tenir bon jusqu’à ce que les choses aillent mieux financièrement. Rien ne pressait.
Ce weekend les symptômes se sont redéclarés. En fait ils ont même décidé de frapper un grand coup, de fondre sur moi comme jamais, de marquer dans ma chair leur présence. Terrassée par la douleur, incapable de faire le moindre mouvement sans gémir, j’ai réalisé que le monstre mangeur de chair n’a jamais eu l’intention de me foutre la paix, et que s’il veut m’imposer son propre calendrier, je n’ai pas mon mot à dire. Il se contrefout totalement que ce ne soit pas le moment, que j’aie des problèmes d’argent, que j’aie des projets qu’il met ainsi en péril.
Ma première réaction est de me rabattre sur les outils que j’ai. Sur les compresses, les fioles, tout le système échafaudé pour ma malformation ; puisqu’elle et le monstre mangeur de chair sont cousins, alors ça a du sens, non ? D’ici quelques jours, on verra bien. Peut-être que j’irai réclamer une incision quelque part.
Ma seconde réaction… que je le veuille ou non, est de sombrer dans les idées définitives. En théorie je sais qu’elles n’ont rien de bon mais en pratique je ne peux pas leur échapper.
Si le monstre mangeur de chair est en moi, comment mettre en place une vie « normale » ? Comment espérer qu’on me regarde, qu’on m’accepte, qu’on me veuille, si je suis sans cesse accompagnée en société du monstre mangeur de chair ? Qui voudra de quelqu’un comme moi dans sa vie ? Un jour j’aimerais bien être de nouveau dans la vie de quelqu’un, mais personne n’a envie d’une fille laide, dépressive, et encore en plus affublée d’un monstre mangeur de chair…
Juste avant qu’il ne se déclare, j’avais l’impression d’avoir entrepris de grands travaux de réfection de ma vie. La mise en chantier, enfin, après plus de deux années de fermeture pour insalubrité. J’étais contente de l’ampleur des travaux qui m’attendaient. J’avais envie de me lancer, outils à la main, de démolir les murs inutiles, renforcer les murs porteurs, refaire la charpente, tout remettre à neuf.
Et voilà le monstre mangeur de chair qui me force à reposer jusqu’au plus petit tournevis et à reprendre ma place de ruine où personne, jamais, ne voudra habiter. Même moi j’ai juste envie de déménager.