Les vigiles de Séries Mania n’ont pas procédé à des fouilles corporelles à l’entrée de la projection de Feed the Beast, mais il s’en est fallu de peu ; la séance, proposée en avant-première mondiale et en présence de Clyde Philips himself, était sous haute surveillance, une insistance particulière (et, d’après mon expérience, unique pendant cette 7e édition en dépit de sa compétition d’avant-premières) ayant été mise sur l’interdiction de filmer ce premier épisode. Pendant lequel, d’ailleurs, nos comportements étaient scrupuleusement observés par la sécurité du festival.
Ça vous pose une ambiance, en toute sincérité ; je m’attendais à voir défiler à l’écran les codes nucléaires ou la preuve qu’Elvis était toujours en vie, mais au lieu de ça, c’est un remake de la série danoise Bankerot qui nous a été proposé. Déçue ? Non. Mais moins excitée.
Pourtant, pour qui a pu jeter un oeil à Bankerot (…c’était le cas de votre serviteur l’an dernier à Séries Mania !), Feed the Beast est une expérience intéressante. La série tente de jongler avec le cadre de son aïeule scandinave, et avec ses propres intérêts : les personnages sont modifiés, le cadre changé, des ingrédients rajoutés. Contrairement à certains remakes qui collent vraiment au plus près de matériau d’origine, la série américaine s’est totalement approprié le plat, a ajouté ses propres épices, changé la durée de cuisson… et du coup l’effet de redite est amenuisé !
Le cœur du principe reste, je vous rassure, le même dans les grandes lignes.
Tommy Moran est veuf depuis environ un an, et il vit avec son fils dans le restaurant abandonné qu’il comptait ouvrir avec son épouse Rie. Il ne se remet clairement pas de ce décès, et a en outre totalement abandonné son rêve de sommelier (un domaine dans lequel il excelle). Chaque jour il constate que son fils TJ ne va pas bien non plus : depuis que le petit garçon a assisté à l’accident de voiture qui a coûté la vie à Rie, il s’est enfermé dans le mutisme le plus total ; une chose qui ne manque pas d’alarmer la psychologue de son école, laquelle menace d’avertir les services sociaux sur le manque de suivi médico-psychologique de l’enfant. Mais il faut dire que les moyens manquent pour le faire : Tommy gagne (à grand’peine) sa vie comme commercial en vins et le foyer joint à peine les deux bouts.
Dion Patras a une expérience radicalement différente : il vient d’obtenir une libération anticipée et quitte la prison. Son premier réflexe est de se procurer un passeport et un billet d’avion pour Paris, histoire de mettre les voiles aussi loin que possible et, pour faire d’une pierre deux coups, reprendre une carrière dans la cuisine. Ce chef émérite est en effet extrêmement talentueux, le genre que tout le monde s’arrache… si l’on omet que Dion a foutu le feu à son restaurant précédent. Son rêve : créer un restaurant réemployant les codes culinaires grecs, tout en les réinventant… mais loin. Aussi loin que possible.
Pourquoi ? Parce que le resto qu’il a réduit en cendres appartenait aux Woichik, une famille mafieuse crainte dans le Bronx. Or, le fils Woichik, un dénommé Patrick que tous surnomment The Tooth Fairy, est sur la piste de Dion. Et il est bien prêt à se faire rembourser les 600 000 dollars perdus dans l’incendie.
Dion décide donc (quasiment de son plein gré, il a suffit de lui casser un doigt) de proposer à son vieil ami Tommy d’ouvrir Thirio, le restaurant dont ils avaient toujours rêvé, tous les trois avec Rie. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, bien-sûr. Et pour réaliser ce rêve, il leur faudra peut-être envisager de renouer avec Aidan Moran, le père de Tommy…
Oubliez cependant l’histoire de Feed the Beast : au stade du pilote, le drama brille moins par son sujet ou son émotion, que par les scènes culinaires. Écoutez, j’ai toujours été franche avec vous, on ne va pas changer maintenant une recette qui marche : la cuisine, à la télévision, c’est carrément mon truc. J’ai à mon actif un long passif de séries regardées en grande partie, voire, parfois, uniquement à cause de leurs scènes culinaires. C’est ce que j’appelle mon syndrome de la chaise en bois.
Feed the Beast nourrit justement cette obsession personnelle pour les gestes précis. C’est un régal que de voir Dion imaginer l’assiette grecque de ses rêves, préparer à dîner, ou créer une côtelette de génie (ceux qui étaient dans la salle hier m’ont sûrement entendue étouffer de petits cris comblés). Rien que pour ça, la série de déguste avec gourmandise : plein de trouvailles visuelles, une grande fluidité, et un amour immodéré pour le food porn, sont au rendez-vous.
De ce fait, je m’estime conquise, quand bien même je déplore certains changements dans la mise en place de la série par rapport à son modèle. Le plus gênant à mon sens est le décor du Thirio : dans la version danoise, Thomas et son fils habitaient une décharge bordélique et en ruines, où tout était à l’abandon (Tommy vivait d’ailleurs de la réparation d’appareils électroménagers en fin de vie), quand la version américaine plante le décor d’un immense restaurant où c’est plus l’abandon que la pauvreté qui font que l’endroit est laid. On peut déjà bien voir les espaces du futur Thirio, comme si la production avait enlaidi un restaurant, au lieu d’imaginer un endroit dévasté qui devrait devenir un restaurant plaisant. C’est peut-être un détail pour vous, et toute cette sorte de choses, mais ça a infiniment joué sur l’ambiance à mes yeux ; en outre cette démarche est à ranger pour moi parmi les facilités choisies plusieurs fois par Feed the Beast (parmi lesquelles la présence d’un flic qui alourdit franchement le résultat). Des raccourcis mineurs mais qui trahissent une démarche de simplification et de schématisation, comme si Bankerot (pourtant d’une durée inférieure : ses épisodes ne font que 30 minutes) était trop complexe pour un spectateur américain (rarement j’ai eu autant l’impression qu’une série dramatique essayait de faire quelque chose de solide tout en prenant son public en pitié).
Cela n’implique pas que Feed the Beast est mauvaise, mais elle manque de profondeur ; je vous accorde que c’était le cas du premier épisode de son ancêtre mais celle-ci avec l’excuse de la durée, entre autres.
Je dois cependant à la vérité de vous dire que je ne regarderai pas Feed the Beast uniquement pour ses séquences culinaires, mais aussi parce qu’elle me semble avoir un embryon de réflexion intéressant sur le Bronx. Le quartier a été choisi pour être totalement en jachère, abandonné à la pauvreté et au crime, mais c’est aussi justement ce qui en fait une destination idéale pour la gentrification ; il y a dans le premier épisode tout un monologue sur les différentes vagues d’immigration qui modifient un quartier et son ambiance, et le Thirio est lui-même situé dans un endroit où personne ne songerait à se stationner, moins encore pour chercher un restaurant dans l’espoir de passer un moment agréable. Le contexte criminel (avec notamment la présence de Woichik, méchant très caricatural mais au pouvoir certain) ajoute à l’impression que le Thirio ne va pas simplement être une opportunité de revenir à la vie pour les Moran, mais aussi aller à l’encontre des dynamiques urbaines du quartier et participer à sa transformation. Ce que fera Feed the Beast de cet élément a le potentiel pour la rendre unique à la télévision américaine.
Pour finir, mentionnons le formidable générique et l’interprétation de David Schwimmer comme ingrédients délicieux de ce premier épisode, et on obtient un plat qui peut se manger sans faim.
Il vous faudra patienter encore un peu plus d’un mois pour en juger par vous-même. En attendant, j’espère simplement n’avoir aucun problème avec la sécurité de Séries Mania pour vous en avoir parlé…