Il n’a pas l’air brillant, notre futur. Entre Trepalium et Section Zéro, les séries françaises récentes qui se risquent à l’anticipation prédisent que la fracture sociale ne va qu’empirer : les riches et les pauvres vont désormais vivre dans deux univers différents, cloisonnés non seulement de façon systémique comme maintenant, mais aussi physiquement. Trepalium gageait que la vie serait invivable (bien que, certes, à des degrés différents) des deux côtés de la fracture. Section Zéro fait le pari qu’en tous cas, le côté le moins bien loti deviendra une véritable zone de non-droit, violence et en perdition.
Soyons clairs : l’une de ces séries cherche à dénoncer un projet de société avec ses outils futuristes… quand l’autre veut surtout mettre en scène un terrain de jeu. Section Zéro n’a en effet pas l’air de savoir que l’anticipation est un outil bien plus riche que la simple mise en place d’un univers dans lequel on peut répliquer le présent en ne conservant que ce qui nous intéresse et en se débarrassant des règles qui gênent aux entournures. Dans Section Zéro, le futur est post-apocalyptique parce que ça donne les coudées franches au scénariste pour laisser libre cours à ses fantasmes policiers.
Le premier épisode est ainsi entièrement dédié à dépeindre un quartier des « Marches » en perdition où ne semblent vraiment exister que deux camps : les truands (violents, sans morale), et les flics (violents, et dont la morale est à géométrie variable). Les Marches, c’est ce quartier entièrement dévasté, où le reste de la population n’existe qu’à des fins de figuration, généralement sous la forme de drogués et de prostituées. Dans Section Zéro, on nous dit que la population défavorisée vit là, dans les Marches, mais on ne la voit pas vivre, on ne voit que ses excès. A se demander qui la police protège dans cet univers. Ailleurs que dans les bidonvilles des Marches, il y a la citadelle de la corporation Prométhée, dont on nous dit qu’elle a racheté l’Europe et qu’elle remplace désormais les gouvernements. Le premier épisode s’y intéresse finalement assez peu, bien que cet aspect des choses soit sûrement voué à évoluer dans les épisodes suivants : une terrible conspiration s’y prépare entre gens influents, mais forcément amoraux. Un autre genre de truand, en somme.
Pour son exposition, Section Zéro préfère raconter la violence des Marches, qui explique voire justifie la violence des flics. Sur ce terrain de chasse, la police n’a pas vraiment à se préoccuper de suivre des règles. Et d’ailleurs, qui va l’y forcer ? L’Intelligence Artificielle qui demande, sans effet, à ses agents de ne pas boire dans les bureaux (alors que s’y trouve en permanence une impressionnante collection de bouteilles, elle croit quoi, l’IA, que c’était à des fins décoratives ?), mais n’est même pas présente dans les véhicules de patrouille ? Non, dans Section Zéro, il n’y a pas d’autorité au-dessus des flics, et même quand il y en a un ersatz, ils l’ignorent. Ou la méprisent, comme le prouve la relation des personnages à l’unité du Black Squad. Dans la vision de Section Zéro, les flics sont des cowboys violents qui circulent dans les Marches sans aucun garde-fou, et peuvent tuer sans sommation (ni raison), soustraire des preuves matérielles, accepter des « échanges de bons procédés » avec des mafias locales, etc. On nous invite à suivre des flics désabusés qui voudraient nous faire comprendre à quel point ils ont un job de merde… mais il est difficile de s’empêcher de penser qu’ils se feraient peut-être moins caillasser la bagnole s’ils arrêtaient de tuer des mecs juste parce qu’ils ont dû se lancer dans une course-poursuite, ou s’ils cessaient de libérer des prostituées en échange d’une partie de baise à l’œil. Vous savez, cette moralité à géométrie variable ? Avec un peu moins de variables elle les rendrait peut-être moins détestables par la population. Mais que dire d’une série qui de toute façon est décidée à dépeindre les habitants pauvres des marches uniquement comme des truands et les femmes qu’ils achètent, et non comme des personnes ? La série elle-même n’a que mépris envers les non-flics.
Les flics de Section Zéro sont les mêmes mecs qui déplorent qu’il n’y plus d’ordre, et que leur boulot est ingrat, mais qui sont bien contents de trouver des avantages en nature, des à-côtés plus ou moins légaux, et de n’avoir à répondre à personne de leurs agissements.
Et si je parle essentiellement de « mecs » ici, c’est que, soyons clairs, les femmes dans Section Zéro ne sont pas très présentes. D’abord elles ne sont pas légions, ensuite elles n’ont souvent même pas de nom, et pour finir on leur demande surtout d’être des vagins et pas trop d’être des gens.
On les voit pour la plupart faire de la figuration en arrière-plan (« prostituée dans une vitrine » a l’air d’être une annonce passée plusieurs dizaines de fois par l’agence de casting), seins et/ou cul nu si possible. On les entend rarement parler : la femme du héros a maximum trois phrases de dialogue, leur fille peut-être deux de plus mais elle meurt à la fin du pilote (parce qu’elle couchait avec un truand, même pas pour un truc qu’elle aurait fait elle-même). Par mansuétude, je vais aussi compter la voix désincarnée de l’IA du commissariat et la journaliste au visage flou qui fait 15 secondes sur un sujet sur un petit écran pendant une scène en voiture. Une femme est apparemment au centre des machinations de Prométhée, mais là encore ça doit lui garantir trois répliques sur tout l’épisode. Il y a apparemment une femme qui travaille dans une autre brigade qui patrouille dans les Marches, je crois qu’elle a dit deux mots vers la fin de l’épisode.
A part ça, si, oui, ok : il y a une femme-flic qui accompagne le héros. Mais elle passe la majeure partie de l’épisode à bien fermer sa gueule, n’étant autorisée à l’ouvrir que pour rappeler qu’elle est lesbienne et qu’elle baise donc des femmes (elle a droit à une scène de baise avant même d’avoir pu prononcer une parole à l’écran, et rappellera plus tard qu’elle baise des femmes ; la seule façon pour Section Zéro d’être moins subtile sur ce point serait d’insérer un encart dans le générique « EH LES GARS VENEZ ON A MIS UNE LESBIENNE DANS NOTRE SÉRIE »).
Voilà, outre ces petites anomalies statistiques, Section Zéro est un univers masculin, où les hommes parlent (et n’hésitent pas à rappeler aux femmes de fermer leur gueule si jamais elles oublient qu’elles ont un vagin et que ça les rend inférieures, t’sais des fois qu’elles auraient eu l’effronterie d’oublier avec toutes ces femmes-objets en vitrine en permanence autour d’elles), se battent, tuent, prennent des décisions, ont des sentiments. Les femmes n’ont rien de tout ça par contre elles ont un vagin. C’est très chouette. Surtout que je ne suis pas capable de vous donner le nom d’aucun de ces personnages sans regarder Wikipédia, à part feue la fille, et qu’évidemment à aucun moment deux personnages féminins ne vont échanger deux mots (non, même pas pendant la scène de sexe lesbien).
Alors, même si en soi Section Zéro est une production soignée et visuellement ambitieuse, dans l’ensemble elle fait un peu mal à regarder. Sous un prétexte futuriste, on y trouve en fait énormément de choses rétrogrades. J’ai l’impression d’assister à la même rengaine de « la fin justifie les moyens » que nous sortent tous les cowboys qui prétendent sauver la société du chaos dans lequel elle bascule… alors que ce sont ces mêmes moyens déployés qui précipitent le chaos. A justifier tout ce que font ces flics au nom de leur « vocation », on justifie n’importe quoi, et surtout de pérenniser un certain nombre de choses qui nourrissent le cercle vicieux de la violence. Mais puisqu’on nous soutient que les flics sont les derniers garants de la morale, apparemment on peut tout leur passer, même leur propre morale élastique.
Dans Section Zéro, à l’ancienne, le flic blasé mais qui apparemment a bon fonds (il faudra le croire sur parole) ne veut répondre à personne de ses agissements. Il veut faire la loi. Ou, disons, sa loi. Il y a a clairement les lois qu’il respecte (ou plutôt, qu’il tient à faire respecter), et il y a les autres. Mais comme on vous tient mordicus qu’il n’est pas foncièrement mauvais, il a forcément raison, pas vrai ? Il a raison de décider quelles règles suivre et quelles règles ignorer. Il a raison de décider qui va vivre et qui va mourir. Il a raison de décider quels puissants il va laisser boutiquer (la mafia russe) et quels puissants détruire (Prométhée).
Et d’ailleurs, ce flic, vous êtes avec lui ou vous être contre lui ; et si vous êtes contre lui, vous êtes forcément pour la déliquescence de la société. C’est sa morale à géométrie variable, ou pas de morale. Pas de place pour la nuance.
Les propos à peine voilés de Section Zéro sur la société moderne française ne trompent personne. Son regard sur les zones de non-droits, peuplés en somme d’animaux méprisables ; son portrait des flics tous-puissants dans une société qui prétendûment ne serait rien sans eux mais les rejette violemment ; sa démonstration que la violence résout tout pourvu qu’elle émane de ces mêmes flics soi-disant bien intentionnés… On les connaît, ces propos. Et ils puent.
Mais tant qu’on permettra à un ancien flic se poser en victime et de sortir les violons, pendant que personne ne laisse les gens des cités faire des séries à 16 millions pour une « Création Originale Canal+ », on n’est pas prêts de cesser de l’entendre. Ou de le sentir.
Flic, c’est un métier de merde, la chose est entendue. Olivier Marchal prêche une convertie, je vous assure ; j’ai vu les dégâts de ce job sur mon propre père. Mais peut-être qu’il faut commencer à se livrer à un peu d’introspection, avant de penser être en mesure de donner des leçons dans une série d’anticipation où les flics vont, flingue à la main, décider qu’on peut se faire justice soi-même pourvu de porter un uniforme.
Le monde est peut-être violent et dangereux, mais la doctrine de Section Zéro l’est plus encore.