Hairy problem

18 avril 2016 à 17:00

Cela fait des milliers d’années que les « Hairys » (les Velus, selon les sous-titres de Séries Mania) vivent sur le territoire australien. Ils y ont vécu si pacifiquement et si discrètement, que leur existence n’a été découverte que très récemment. Ces êtres hybrides ressemblent en grande partie aux humains, si ce n’est qu’ils ont tendance à avoir une pilosité, une force et une rapidité décuplées ; autant de qualités qui leur valent d’être considérés comme des sous-hommes. Au mieux…

Dans le monde de Cleverman, qui n’est peut-être pas très éloigné du nôtre, le système tout entier travaille contre les « Hairys » (la série s’ingénie d’ailleurs à les qualifier uniquement sous ce sobriquet et nous ne saurons pas comment eux se nomment). Ceux qui sont « libres » doivent se limiter à vivre dans la Zone, une sorte de bidonville où s’accumulent les populations les plus pauvres, Hairys ou Aborigènes formant l’essentiel des âmes survivant tant bien que mal dans une gare désaffectée. Ceux qui tentent de sortir de la Zone, ou qui y sont capturés lors d’une rafle, sont emprisonnés dans des centres de détention tenus secrets.
Qui sauvera les Hairys de leur condition ? L’espoir porte peut-être le nom de Ngaluunggirr.

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Ngaluunggirr (…qui se traduit en anglais par « clever man« , le sage) est un terme issue de la langue gumbaynggirr, un groupe culturel aborigène de la côte Est de l’Australie. Il désigne un personnage important de la communauté, doté de pouvoirs spirituels et d’une connaissance poussée des rites. On le reconnaît entre mille à ses yeux vairon.
Au début de Cleverman, c’est un homme âgé, surnommé Oncle Jimmy, qui tient ce rôle ; mais ce dernier transmet son pouvoir à l’un de ses neveux. Il en a deux : Waruu, qui vit dans la Zone, et Koen, qui vit désormais en ville où il a ouvert un bar. Les deux demi-frères ne pourraient être plus différents. L’aîné, Waruu, s’engage énergiquement auprès de ses semblables Aborigènes, dont il tente d’améliorer les conditions de vie (il est également très engagé sur les problèmes de droits fondamentaux des Hairys). Koen, en revanche, opère comme passeur : il aide des Hairys à sortir de la Zone en échange de monnaie sonnante et trébuchante, leur trouve un logement en ville… puis les dénonce à la Containment Authority, qui vient ensuite les capturer pour les envoyer dans les geôles secrètes réservées aux Hairys ; Koen touche alors la récompense.
Cleverman oppose les deux hommes comme si leur système de valeur était fondamentalement différent. Mais à la mort d’Oncle Jimmy, lorsque le pouvoir et la charge de Ngaluunggirr sont transmis à Koen (alors que Waruu a toujours pensé qu’il hériterait du privilège), la vérité qui se dévoile est bien plus nuancée.
Mais posséder les capacités surnaturelles de Ngaluunggirr ne fait pas tout : encore faut-il décider quoi en faire. Quel sera le rôle joué par le Ngaluunggirr Koen maintenant qu’il a tant de possibilités devant lui ? Quels seront ses choix moraux ? Qui se portera au secours des exclus de la Zone, et des Hairys qui font l’objet d’une persécution constante ?

Cleverman ne s’arrête pas à cette histoire de frères opposés (et potentiellement ennemis). La série met également en scène, pêle-mêle : un ministre sûr de sa position à propos des Hairys, un patron de chaîne de télévision manipulateur, une journaliste aux dents longues, une Hairy adolescente dont la famille a été capturée, une riche docteure travaillant dans la Zone, des prisonniers de camps de Hairys… autant de facettes différentes de la réalité tragique de Cleverman. La cause des Hairys repose d’ailleurs sur leur image auprès du grand public (on les dit par essence plus violents, incapables de maîtriser leurs pulsions ; vous me dites si ça vous rappelle quelque chose). La scène d’ouverture du premier épisode décrit bien les mécanismes de prophétie auto-réalisatrice qui sont à l’œuvre, pourtant, derrière ces clichés. Or, cette image ne peut pas être changée tant que ce sont des non-Hairys (blancs de surcroît) qui maîtrisent les postes à responsabilité, dans l’administration gouvernementale ou les médias, décidant de ce qui est dit des Hairys, quand, et comment.
Comme le faisait remarquer le créateur et co-auteur Ryan Griffen, la force de l’histoire des Hairys dans Cleverman, c’est que la dimension systémique de leur situation peut servir de métaphore à de nombreuses autres réalités : la condition des Aborigènes, mais aussi celle des immigrés, des demandeurs d’asile… La mise en garde sur les manquements aux droits élémentaires s’applique hélas à beaucoup de monde.

Derrière ses dynamiques complexes, la dystopie est pourtant aussi une démonstration que le fantastique peut prendre mille visages. La série est profondément ancrée dans les problématiques raciales de l’Australie, certes ; mais surtout elle s’inspire de la vraie mythologie aborigène. Le clever man existe dans de nombreux groupes aborigènes ; il s’agit d’une appellation anglophone qui couvre en réalité des fonctions très diverses d’un groupe culturel à l’autre (Cleverman a directement puisé son inspiration dans l’histoire orale de deux peuples de la côte Est, les Gumbaynggirr et les Bundjalung). Des anciens ont aussi été consultés, afin que les auteurs puissent se reposer sur l’histoire orale et les contes aborigènes.
Ainsi la série évoque-t-elle l’histoire du Soleil et de la Lune : un vieil homme devait passer le relai à l’un de ses enfants, la Lune ou le Soleil. Finalement c’est le Soleil qui est choisi comme héritier, et la Lune est jalouse. C’est la raison pour laquelle, boudeuse, elle n’apparaît que rarement. On voit donc pendant l’épisode Waruu ruminer qu’il n’y a aucune chance qu’il soit la Lune… Précision : dans la mythologie aborigène, la Lune est un homme et le Soleil une femme ; vous pardonnerez ma traduction qui respecte les genres français. Namorrodor, une créature de cauchemar capable de dévorer leur cœur des hommes et se déplaçant sous la forme d’une étoile filante, fait aussi une apparition en guest dans le premier épisode. Quant aux Hairys ? Ils sont inspirés en partie du Yowie.

C’est une richesse inestimable que d’avoir accès à une série qui s’engage dans un genre particulier, à partir d’éléments inhérents à une toute autre culture. Cleverman emploie celle-ci de façon moderne, et démontre ainsi que même les cultures les plus anciennes peuvent dire quelque chose de saisissant sur notre époque et nos actes, pourvu qu’on leur en donne l’opportunité, et pourvu qu’on les écoute.
L’immense majorité des séries fantastiques que nous connaissons naissent de la culture occidentale (généralement européenne), et pouvoir découvrir que, oui, d’autres cultures peuvent s’emparer d’un genre comme le fantastique, et l’utiliser pour nous raconter des histoires universelles, est du plus haut satisfaisant. Au pire, à défaut d’autre chose, cela élargit considérablement nos horizons en matière de fiction ! Imaginez les séries fantastiques que peuvent imaginer des gens qui vivent à l’autre bout de la planète et sont nourris par un tout autre imaginaire que vous… cela fait rêver. (C’est la raison pour laquelle je serai l’une des premières à me ruer dans la salle pour Halfworlds samedi soir, au passage)
Ce que j’essaye de dire, c’est que même si la question sociétale de Cleverman ne vous fascine pas, ce que je peux éventuellement concevoir, en revanche je n’imagine pas que vous ayez une bonne raison d’ignorer une série aussi passionnante.

Ce genre de série est le bois dont sont faits les feux ardents de la curiosité : une fiction qui propose de nouvelles bases, de nouvelles références, un nouvel imaginaire, de nouvelles possibilités…

Et plus largement, c’est ce qui fait la valeur d’un évènement comme Séries Mania : un festival où on peut s’asseoir confortablement et se plonger dans l’ailleurs, comme rarement notre télévision nous autorise à le faire. Cleverman sera proposée une seconde fois mardi à 17h30 ; rendez-vous service, allez-y.
Et si vous ne le pouvez pas, alors harcelez vos chaînes préférées : la série se cherche encore un acquéreur sur notre territoire.

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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