…Je me suis donc mise à la recherche d’une intégrale des 7 saisons de Benson en DVD.
Et quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que seules les deux premières saisons ont été proposées à la vente. C’est assez singulier, étant donné que Soap (la série dont elle est le spin-off), elle, a eu droit à une sortie intégrale de ses 4 saisons. En fait, non seulement les 4 saisons sont sorties individuellement, mais elles ont aussi fait l’objet d’une sortie en intégrale. A deux reprises, par deux distributeurs différents. Tout ça pour une série qui a eu moins de succès que Benson au moment de sa diffusion (Soap, certes, bénéficie d’une image qui n’a fait que s’améliorer avec les années suivant sa disparition des écrans, obtenant le statut de « culte »… chose que l’abondante disponibilité pour les critiques comme les spectateurs ne peut qu’aider).
C’est… oui, allez : restons sur le terme « singulier ».
Le problème c’est qu’en fait ça ne concerne pas seulement Benson : il apparaît que les séries américaines mettant en scène des personnages noirs ont une fâcheuse tendance statistique à sortir moins facilement en DVD que les autres.
Par exemple le tout premier « sitcom black » (pour reprendre le terme utilisé outre-Atlantique), The Amos ‘n Andy Show, n’est absolument pas sorti en DVD. Ses droits sont jalousement gardés, aussi l’accès à une part importante de l’Histoire télévisuelle afro-américaine reste impossible légalement. Techniquement ce n’est même pas un problème d’archives (comme ce peut être le cas pour Beulah, la première série à mettre en son centre une femme noire, bien qu’avec des clauses en petits caractères), car sur les 78 épisodes jamais produits pour la télévision seuls 4 semblent avoir disparu ; une florissante économie du bootleg a éclos autour d’Amos ‘n Andy (y compris sur Amazon) et les collectionneurs sont formels quant au nombre d’épisodes en circulation de cette manière. Donc ce n’est pas un problème de disponibilité, mais bien un choix.
Les black sitcoms des années 70 s’en tirent un peu mieux (même si The Jeffersons aura attendu fin 2014 pour que ses 3 dernières saisons sortent en DVD, soit 12 ans après la sortie de la saison 1), mais les séries des deux décennies suivantes sont beaucoup plus inégales. Ainsi, les trois comédies sur des familles noires les plus regardées des années 80/90, à savoir The Cosby Show, The Fresh Prince of Bel Air et Family Matters, sont par exemple très différemment servies : The Fresh Prince of Bel Air est entièrement sortie à la vente aussi bien en zone 1 (qui j’avoue est mon focus dans cet article) qu’en zone 2, la popularité de Will Smith au cinéma ayant probablement aidé. The Cosby Show aussi est entièrement sortie, par contre pas son spin-off A Different World. Quant à Family Matters, seulement 5 de ses 9 saisons sont sorties en DVD (la 5e n’a été mise en vente que ce mois-ci !). Et ce sont les 3 séries afro-américaines les plus populaires de leur temps ! Des séries de network, des affaires lucratives, des marques juteuses.
Mais même pour celles qui ont un statut culte, mais moindre, les choses ne sont pas faciles. Le cas de Diff’rent Strokes (alias Arnold et Willy en France) est parlant : seulement 4 des 8 saisons ont été distribuées en DVD. Et il y avait des acteurs blancs au générique ! Alors imaginez ce que c’est pour les séries d’UPN, de The WB ou de FOX : des networks alors jeunes qui, dans les années 90 et au début des années 2000, ont commandé de nombreuses séries avec des héros noirs, qui ont peut-être participé à leur image vis-à-vis de la communauté afro-américaine, mais pas franchement à faire des audiences démentielles (bien qu’un grand nombre aient été rentables même sans une masse de spectateurs blancs, faut-il noter).
Alors certes, il y a des séries qui sont disponibles intégralement, mais elles restent une minorité. Beaucoup ont une publication incomplète, comme Moesha, Living Single avec cette totale inconnue Queen Latifah, The Bernie Mac Show ou The Jamie Foxx Show (1 saison sortie en DVD sur 5), Malcolm & Eddie (1 sur 4), Ma Famille d’abord (2 sur 5)… Certaines sont parcellaires mais d’une autre façon, telle Kenan & Kel, pour laquelle il y a des best of des 4 saisons, mais pas d’intégrale des saisons 1 et 3 ; et encore, c’est du MOD, soit fabriqué à la demande, exclusivement achetable sur Amazon. The Steve Harvey Show est encore plus décharnée : seul un best of de la saison 1 est sorti (sur 6 saisons).
Certaines séries VONT être distribuées courant 2016, comme The Parkers (spin-off the Moesha, dont une intégrale de 5 saisons est attendue pour le premier semestre 2016) ou Sister, Sister (le mois prochain). D’autres sont en attente d’une éventuelle date (All of Us) mais sans rien de ferme pour le moment. Pour certaines, il est d’ores et déjà clair que ça n’arrivera jamais (Frank’s Place, pour des questions de droits musicaux ; la série est 3e sur la liste publiée par TV Guide en 2013 sur les séries annulées trop tôt).
Pour l’essentiel, cependant, il n’y a pas d’annonce du tout, pas de projet de sortie, rien.
Même dans le cas de Julia, une série qui a duré 3 saisons (86 épisodes en tout) et a été la première, en mettant Diahann Carroll dans la peau d’une infirmière, à mettre en scène une femme noire dans un premier rôle qui ne soit pas une employée de maison. Carroll a juste reçu un Golden Globe et une nomination aux Emmy Awards pour ce rôle. Elle est aussi entrée au Television Hall of Fame en 2011. Vous savez, on a reparlé d’elle lors des Emmy Awards de 2013 lorsque Kerry Washington a été nommée ? Donc voilà, Julia, série totalement mineure. Normal qu’il n’y ait pas de DVD, j’imagine.
Dans un autre registre et pour un autre public, Phénomène Raven a été la première série Disney à avoir atteint les 100 épisodes, et l’une des séries les plus longues de la marque Disney toutes nationalités confondues : pas de saison en DVD (seulement 4 compilations d’épisodes, et toutes datant d’il y a au moins 10 ans). That’s not so Raven.
Ou allez, ok, oublions le marché des ex-tweeners, prenons Roc, l’une des rares comédies à tourner des épisodes en live, qui a été la dernière série américaine à le faire pour une saison entière jusqu’à la saison 3 d’Undateable (…quelques 23 ans plus tard). Pas un seul épisode n’est sorti en DVD.
Bien-sûr on pourrait essayer de dresser des hypothèses. C’est tentant je suppose. Il y a sûrement un ou plusieurs critères que ces séries ne remplissent pas.
Après tout peut-être que c’est une question de qualité, ces séries ne seraient pas assez bonnes pour sortir en DVD (…depuis quand c’est un critère ? mais puisqu’on parle hypothétiquement). Ou elles n’auraient pas été vues par assez de monde (là encore, c’est pas franchement un critère si je regarde ma propre telephage-o-theque) pour que les éditeurs tentent le coup. Ou même, leur longueur les empêcherait d’être rentables vu la cible supposément restreinte (en partant du principe, un rien bancal, qu’une série avec des noirs ne serait achetée en DVD que par des noirs). Moi je veux bien qu’on cherche des raisons à ce phénomène.
Mais dans ce cas, reste à expliquer pourquoi des séries de Tyler Perry, elles, sortent bel et bien en DVD, de façon régulière et intégrale ; si bien que ses premières séries House of Payne (qui a battu le record de longévité pour un black sitcom, jusque là tenu par The Jeffersons) et Meet the Browns, diffusées par la petite chaîne de la comédie TBS (pas spécialement connues au-delà, et sûrement pas en bien), sont entièrement disponibles.
…Oh, mais dites, j’y pense : vous pensez que ça a un rapport avec le fait que Tyler Perry est connu pour maîtriser la totalité de la chaîne de production de ses séries, de l’écriture à la production en passant par la réalisation, et qu’il est donc le seul ayant droit de ces sitcoms ? Vous pensez que le fait qu’un homme noir soit à la tête d’un empire audio-visuel aide à ce que des séries avec des personnages principaux noirs sorte en DVD rapidement et intégralement, plutôt que lorsque ces droits sont détenus par des corporations comme CBS, Sony et tutti quanti dirigées par des blancs ? Juste une idée.
Et encore. Je n’ai parlé que des sitcoms qualifiés de « black » dans le jargon télévisuel, qui forment l’immense majorité du peloton. Du côté des dramas et dramédies, les inégalités sont plus criantes parce qu’il y en a tout simplement moins (tout un sujet en soi, mais pas ce soir mes chéris j’ai mal à la tête).
Roots est sortie en DVD, mais c’est une mini-série majeure de network, c’est donc plus que normal. Soul Food (la plus longue série dramatique de la télévision US sur des personnages afro-américains) est sortie en DVD, jusque là tout ca bien. En revanche, The Game : seulement 6 saisons sur 9. Pour l’instant une saison sur 2 de Survivor’s Remorse (peut-être la 2e sortira-t-elle quand la 3e sera diffusée, on verra bien), mettons-lui donc un astérisque. Du côté de Being Mary Jane, pas de DVD du tout, alors qu’il s’agit d’un succès du moment pour BET. Du côté de l’historique, la toute première série dramatique sur des Afro-américains, Harris and Company (datant comme Benson de 1979) n’est pas du tout disponible dans le commerce. Admettons que ça n’intéresse pas NBC, dans ce cas quelle est l’excuse de PBS qui a diffusé la deuxième série dramatique sur des Afro-américains, Up and Coming, en 1980, et qui n’a jamais songé à proposer cet élément du patrimoine en DVD.
Parce que dans le fond, c’est bien de ça qu’il s’agit. De patrimoine.
Ouvrez vos livres de référence sur les séries, et vous trouverez de nombreuses fictions avec des blancs dans les rôles principaux, abondamment énumérées. Là, étrangement, les DVD sont souvent disponibles légalement et facilement. On n’imaginerait pas qu’I Love Lucy ne soit pas sortie en DVD, pourquoi l’accepte-t-on d’autres séries ayant marqué l’Histoire de la télévision, simplement parce que leurs personnages centraux sont noirs ? L’accès aux séries « blanches » est incroyablement simplifié et cela permet à quiconque s’intéresse au parcours de la télévision pendant ses premières décennies d’existence, pourvu d’en manifester la curiosité (et je vous l’accorde, la possibilité financière), d’y avoir accès et de se faire une culture télévisuelle. Je sais pertinemment qu’on n’a pas tous envie de se faire une culture télévisuelle remontant jusqu’à Amos ‘n Andy, mais au moins, pour les principales séries avec des personnages centraux blancs, c’est faisable à qui se pique d’intérêt pour le sujet.
Et c’est important pour ceux qui s’intéressent à la télévision américaine, parce que non seulement cela permet d’avoir vu ces séries, mais aussi de les intégrer au travail critique, à l’analyse faite de l’évolution du média. Doit-on s’étonner que les networks se targuent de diversité en commandant des séries avec des acteurs noirs dans les rôles principaux, lorsque la plupart des spectateurs ou même les passionnés ne peuvent pas vérifier par eux-mêmes, d’un simple tour au rayon DVD (ok je pousse, là) ou sur leur site de vente en ligne favori, que les séries avec des acteurs noirs dans les rôles principaux, il y en a eu plein pendant des décennies ? Peut-on s’étonner que lors des Emmy Awards de 2013, tout le monde parle de Diahann Carroll avec nostalgie parce qu’elle a été la première personnalité noire à être nommée pour un Emmy dans les années 60… quand en fait une femme l’a précédée (Ethel Waters dans Route 66), ainsi que deux hommes ? Eh vouais.
C’est si facile de redécouvrir la roue à chaque petit progrès, quand on ignore que des vélos circulent depuis des années, et qu’on ne possède aucune fenêtre sur les chemins qu’ils empruntent.
Et quand bien même il ne s’agirait pas d’histoire télévisuelle ou de curiosité téléphagique, sujets qui ne concernent qu’une minorité de spectateurs curieux et d’experts en tous poils. Quand bien même.
Il existait des familles noires de la classe moyenne américaine avant The Cosby Show (c’était le cas d’Up and Coming, pour reprendre mon exemple). En fait beaucoup de sitcoms noirs des années 80 et 90, certes en grande partie grâce au succès de The Cosby Show, se déroulaient dans des familles de la classe moyenne ; à l’heure où il est difficile de regarder une série avec Cosby sans se gaver d’anti-vomitifs, ce serait drôlement agréable de regarder d’autres comédies ayant un contexte similaire pour toile de fond, et ça rappellerait aussi que non, les Huxtable ne sont pas les seuls à avoir donné cette image de la famille afro-américaine à la télévision.
Se présente en filigrane la question des représentations. Des représentations non pas d’aujourd’hui, mais d’hier. Tant de séries historiques peinent à proposer des histoires complètes sur les minorités de leur époque ! On pourrait prendre l’exemple d’Aquarius, mettons, qui se déroule dans les années 60 ; découvrir une série comme Julia, avec un cast essentiellement noir étaient déjà diffusées à ce moment-là permet de voir directement une représentation des Afro-américains des années 60 qui n’existe pas dans Aquarius.
En fait, vous savez quoi, non : peu importe le comment du pourquoi. Il existe des centaines de raison de proposer une série donnée en DVD. Bizarrement les raisons semblent très souvent inexistantes dans le cas des séries mettant en vedette des acteurs noirs. Mais quand je dis bizarrement en fait je veux dire que c’est pas si bizarre que ça.
A l’heure où tout le monde se targue de donner dans la « diversité », où est la diversité dans les sorties en DVD ? Où est le patrimoine de la télévision dite « black » ?
Merci pour cette article bien fourni.
Je vais pouvoir partir en quête de visionnage de quelques série de ce patrimoine (avec le mince espoir d’avoir des VOSTA,ou VOSTFr ou plus mince encore VF° .
Nota, à défaut de sortir en DVD , ne sont-elles pas en parti disponible en streaming légal?
Encore merci
L’article a été fait sur la base des sorties zone 1 (les plus nombreuses étant donné la « spécificité » de la question : la plupart des distributeurs français n’ont strictement aucune envie de proposer des séries mettant en scène des noirs si elles ne sont pas ARCHI-connues, et encore), donc si tu suis cet article ce sera pour de la VO. Je n’ai pas vérifié ce qu’il en est du Canada mais je serais étonnée que ce soit très différent, cela dit peut-être qu’il y a une ou deux exceptions et que certaines séries sont sorties au Québec, donc avec une VF. Je peux t’aider à faire les recherches si tu veux, n’hésite pas à venir me voir sur Twitter pour de l’aide 🙂
Quant ua streaming légal, j’ai un peu regardé l’an dernier quand j’ai fait cet article et c’était un peu famélique. Mais l’avantage des catalogues de VOD c’est qu’ils changent sans arrêt, sans parler des nouveaux services qui arrivent régulièrement sur le marché. En ce qui concerne les très vieilles séries, cependant, tant qu’il n’y a pas de plébiscite public, je ne me ferais pas trop d’illusion.
Tout ça est vraiment rageant, franchement. Bon courage dans tes recherches en tous cas 🙂