Il y a certains domaines du droit qui sont plus difficiles à traiter que d’autres ; au royaume du legal drama, le droit de la famille n’a pas toujours le lustre glamour du droit d’affaires, ou les enjeux tragiques du droit criminel. Mais il a tout de même de la ressource, et c’est ce que la série québécoise Ruptures s’efforce de montrer.
Ariane Beaumont travaille justement sur ce type d’affaires ; l’épisode s’ouvre alors qu’elle et son client se sont déplacés jusqu’à Toronto pour reprendre deux enfants qui avaient été enlevés par leur mère. L’affaire semble pliée d’avance : la mère reconnaît ses torts, admet qu’en réalité les enfants seraient mieux avec leur père, et accepte de revenir à Montréal avec l’avocate, le père et les enfants, afin de se rendre à la Justice de son plein gré.
Et pourtant, les choses sont un peu plus compliquées. Les choses sont toujours un peu plus compliquées.
Une fois revenue à Québec, la famille n’a pourtant pas trouvé la paix : le couple continue de se déchirer, et le sort des deux enfants (une petite fille, Sacha, et un nourrisson) ne semble pas connaître de solution idéale. Le père est perpétuellement à cran, nerveux voire colérique ; la maladie de la mère (elle est bipolaire) ne facilite pas les échanges ni la procédure, d’autant qu’elle intègre rapidement un établissement de soin et ne peut donc plus se présenter au tribunal. Pire encore, les parents de l’épouse décident de demander la garde exclusive des enfants, notant à la fois que leur mère n’est pas en situation de les élever, mais accusant aussi le père d’avoir secoué le bébé dans un accès de rage.
Qui croire ? Dans quelle direction travailler ? Pour Beaumont, la question dépasse évidemment la simple représentation de son client : si elle fait de son mieux pour qu’il obtienne la garde, mais que les enfants sont plus tard maltraités, comment vivre avec les décisions qu’elle a prise ?
Le premier épisode de la série ne nous donne aucune conclusion : le dilemme de l’avocate est du genre à ne pas trouver de résolution en moins d’une heure pub incluse.
Ruptures n’est d’ailleurs pas uniquement penchée sur cette affaire. Car depuis 8 mois, l’emploi du temps d’Ariane Beaumont est extrêmement chargé : lorsque sa supérieure hiérarchique, la talentueuse avocate Claude Boily, a subitement arrêté de travailler sans aucune explication, Ariane s’est retrouvée avec la totalité des dossiers du département des affaires familiales sur son bureau. Épaulée, certes, par Gabrielle, une assistante juridique loyale et investie, Ariane a dû faire face à une charge de travail immense, et pensait s’en être plutôt bien sortie… sauf que voilà, Claude revient comme une fleur après son hiatus, et est bien décidée à reprendre en main « son » département du droit familial. Voilà qui mécaniquement renvoie Ariane à un poste subalterne ; pas franchement une perspective réjouissante après des mois à s’investir pleinement dans les dossiers.
Les intrigues du cabinet de droit pluridisciplinaire où ces femmes travaillent ne sont peut-être pas aussi trépidantes que celles de The Good Wife (personne ne complote dans un sens ou dans l’autre, et les rapports de pouvoir restent limités). L’idée est au contraire de rester dans un registre réaliste. La série s’attarde sur une vie de bureau qui prend plus de place qu’on ne le voudrait dans le quotidien, quand il faut gérer non seulement les dossiers… mais aussi ce qu’il y a autour : les décisions prises par les supérieurs sans explication, la disponibilité d’une assistante, les indisponibilités de l’expert-psychologue, le tempérament d’une subalterne ambitieuse, etc. ; Ariane Beaumont est une personne, pas une avocate. Parfois elle s’impatiente, parfois elle est à l’écoute. Son quotidien est un tissage délicat de problèmes sans être spectaculaire, et Ruptures retranscrit plutôt bien cette complexité ordinaire.
Par-dessus le marché, la seule personne qui semble se réjouir de la baisse d’activité à venir d’Ariane est Étienne, son compagnon, qui travaille dans le même cabinet, mais est spécialisé dans le droit des affaires. Il pense que le moment est idéal pour mettre un bébé en route, ce qui n’était pas exactement la priorité d’Ariane jusque là. D’autant que l’emploi du temps, lui aussi très chargé, d’Étienne, ne simplifie pas toujours les choses, et pose subtilement des questions sur la vie qui les attend si ce bébé se concrétise.
Ce pourrait être une intrigue à part, mais du fait du travail à forts enjeux émotionnels d’Ariane, tout devient intimement lié, naturellement.
Visiblement enamouré de son personnage central (et de l’actrice qui l’incarne avec énergie), Ruptures est inspiré de la carrière de Suzanne Pringle, et tient donc à raconter aussi bien son quotidien professionnel que sa vie privée… et ce qui existe entre les deux.
Comment ne pas percevoir que le travail d’Ariane est directement lié à sa réaction initiale quand Étienne lui propose de laisser faire la nature et éventuellement tomber enceinte ? Et comment ne pas percevoir que Gabrielle, une mère célibataire s’occupant dans ce premier épisode d’un enfant malade, a elle aussi une relation particulière aux affaires familiales ? Même Claude, qui finit par dévoiler les raisons de son absence au cabinet, est finalement impliquée personnellement dans les enjeux d’un divorce qui trainait depuis 5 années.
Sans appuyer plus que de raison sur ces ingrédients, Ruptures dépeint des avocats qui s’investissent dans des affaires personnelles parce que, justement, elles sont personnelles. Elles ne peuvent que l’être. Et lorsqu’Ariane décide de lancer une investigation soutenue de son propre client (moitié pour avoir de quoi le défendre devant le juge, moitié pour avoir le cœur net sur les allégations de secouage de bébé), la série montre bien son intention de mêler le professionnel et le personnel pour dépeindre des humains qui travaillent sur les problèmes d’autres humains.
Dés lors, les choses sont un peu plus compliquées qu’elles n’y paraissent, forcément. Mais les meilleures séries légales sont celles qui savent décrire ces complications et en tirer partie. Ruptures semble avoir ce potentiel, et si son tissage de personnel et de professionnel continue d’être aussi serré et ingénieux, on tient une des plus grandes réussites québécoises de la saison.