C’est une chose étrange que de s’éprendre d’une série. Cela dépasse toujours un peu le cadre de ses simples défauts et qualités ; c’est aussi une question de timing et de circonstances, de sensibilité et de transfert, et mille autre petites interférences encore. Parfois je m’engage toute entière dans la découverte d’une fiction, et j’ai le sentiment diffus de faire exactement ce que je devrais être en train de faire, au sens où, à cet instant précis, je ne devrais pas être devant une autre série, pas plus que je ne devrais tenter de « rattraper mon retard » sur les nouveautés de la saison, et ainsi de suite. A la seconde où je lance un de ses épisodes, j’ai la certitude que tout concorde à ce que je me dédie entièrement à cette série en particulier dans l’heure qui suit, et à rien d’autre. Nous sommes alors réunies, cette série et moi, dans une sorte de bulle au milieu de laquelle rien d’autres n’a de place. Et c’est agréable, n’est-ce pas ?
Cela rend pourtant les choses plus difficiles une fois l’épisode fini, ou pire, la saison. Ou, que le Dieu de la Téléphagie nous en préserve, à l’issue de la série. Car sortie de ma bulle, sortie du confort de l’évidence, sortie de la concordance parfaite de tout l’univers, je ne suis pas toujours certaine de pouvoir expliquer pourquoi j’ai aimé ce temps passé auprès d’une série aujourd’hui éteinte. D’ailleurs, le simple fait que la série se soit achevée fait que l’équilibre fragile sur lequel reposait la bulle s’est effondré, et naturellement, la bulle est éclatée. A charge pour moi, dans ma review, d’essayer de collecter les dernières gouttes de savon pour essayer de restituer mes impressions sur le moment.
Dans le cas de Flesh and Bone, les choses semblent d’autant plus compliquées que j’ai un peu l’impression d’avoir été la seule à m’embarquer dans pareille bulle avec cette série. Au bout d’un moment, force est de constater que ma fascination n’a pas été partagée. Du tout. C’est le moment où le doute frappe durement : ai-je eu tort d’aimer Flesh and Bone ?
Alors je revois la série, et certains épisodes en particulier. Je me repasse les scènes qui m’ont passionnée, ou impressionnée. Celles qui m’ont, aussi, mise mal à l’aise ; elles sont nombreuses et en fait, c’est quelque chose que j’ai apprécié dans mon visionnage de Flesh and Bone.
Peut-être que le soucis vient de là. Peut-être que tant d’autres de ses spectateurs n’ont ressenti que le malaise, ou pire, qu’ils n’aiment pas ressentir du malaise devant une série. Pourtant, j’ai aimé ça. J’aime ça souvent et j’aime ça maintenant, là, dans ma bulle avec Flesh and Bone. J’aime me sentir un peu sale de voir certaines choses et très sale d’être curieuse à propos d’autres. J’aime me détester pour avoir tout de suite deviné certains éléments du background de Claire, parce que je subodore qu’ils en disent plus long sur moi que sur elle. J’aime que la série sorte en cliché, puis s’en déjoue brutalement, et que ça me mette mal à l’aise sur ses intentions-même ; un malaise qui n’est pas tant dû au contenu de Flesh and Bone, donc, mais à sa structure, son écriture, et son énergie en général. J’aime jusqu’au malaise ressenti devant des thèmes seulement survolés, et donc ils auraient mérité qu’on passe plus de temps dessus, mais dont le silence rapide me laisse hésitante, inquiète, voire nauséeuse selon le cas. J’aime qu’une série m’emmène par-là. Elles ne sont pas si nombreuses à essayer de me faire ressentir ce genre de choses.
Rassérénée, je me rappelle aussi que nous trouvons chacun, dans une série qui nous plaît, les raisons et les moyens d’épancher notre soif d’exprimer certaines émotions précises.
Et en novembre, j’avais besoin qu’une série me parle de contrôle. Le contrôle : ne pas en avoir, faire illusion pour avoir l’impression d’en avoir, l’abandonner, le perdre, et peut-être parfois le conquérir.
Flesh and Bone dédie une énorme part de son intrigue à ce sujet, naturellement. Dans l’arrivée de Claire à New York pour rejoindre la compagnie ABC, il y a une recherche de prise de contrôle : elle veut échapper à son frère, revenu après un tour militaire à l’étranger, à leur père aussi, dont elle est devenue la servante docile ; elle veut faire la seule chose pour laquelle elle soit douée, et la seule chose qui l’anime aussi, le ballet. Mais cette prise de contrôle est rendue impossible par la même docilité qui la caractérise : elle arrive dans un milieu méprisant où la compétition est féroce, et surtout tombe sous la coupe de Paul Grayson, le directeur artistique de la compagnie qui voit en elle le nouvel avatar de ses rêveries de reconnaissance professionnelle. Même le SDF du coin, Romeo, rêve de la posséder à sa façon. Il n’existe pas un être sur Terre, et surtout pas un homme, qui ne veuille retirer à Claire son pouvoir de contrôle sur elle-même ; même armés de bonnes intentions (comme plus tard, l’un de ses clients au club), il n’est jamais tant question d’elle que de l’image d’eux qu’il est possible de projeter sur elle.
Ce que raconte Flesh and Bone est donc, à ce titre, la quête de prise de contrôle de Claire. Un contrôle qui s’exerce d’abord par la danse, un domaine on-ne-peut-plus pointilleux, surtout à un niveau professionnel où chaque mouvement doit être parfait, chaque mouvement millimétré, chaque muscle maîtrisé. Ce contrôle sur elle-même, elle l’exerce aussi, paradoxalement, par l’auto-mutilation, en s’arrachant un ongle de pied, en s’acharnant sur toute partie de son corps susceptible de saigner en fait ; un contrôle illusoire et toujours éphémère, mais qui lui permet de surmonter des journées éprouvantes nerveusement. A plus forte raison parce qu’elle n’est qu’une pelote de nerfs… et ne pas avoir de contrôle n’aide évidemment pas.
Le parcours de Claire sera celui d’une femme qui s’éveille à son propre pouvoir.
Qui accepte de danser sans se contrôler, en se laissant aller, ce qui lui permet de se révéler à elle-même, acquérir de la confiance en elle, et paradoxalement prendre le contrôle de sa vie. Que Flesh and Bone décide, comme 712 séries avant elle (et sûrement autant derrière), de l’exprimer comme un éveil sensuel, passant par le corps et une certaine image du sexe dans un club de strip tease très select, ne me surprend pas. Sous un certain angle, c’est une facilité ; sous un autre ça répond à la dominante de l’expression corporelle dans la lutte de Claire pour le contrôle de son existence : la danse, la mutilation…
A mon sens, ça s’articule bien dans ce contexte, pour une fois. Ce n’est pas idéal mais je crois ça fonctionne pour moi. Je ferme les yeux et je revois l’abandon de Claire sur scène, le soir de sa première nuit de strip tease, de mon point de vue, ça a fonctionné. Dans un contexte où les danseurs doivent être de parfaits petits soldats obéissants, des machines à danser qui ne doivent mesurer ni leurs efforts, ni leur souffrance, Claire s’autorise progressivement à ressentir ses propres émotions, à définir ses limites, à retrouver du plaisir ; à ne plus être fonction du rôle que les hommes veulent lui donner, mais à exister pour elle. J’ai toutes les peines du monde à ne pas trouver l’intention magnifique, quand bien même elle passe par une certaine gratuité.
Les thématiques de l’inceste, horrifiantes, jouaient parfaitement leur rôle dans cette tentative de prise de contrôle erratique et progressive.
Claire tente de fuir son frère Bryan, le repousse difficilement lorsqu’il débarque à New York, durcit le ton. Le terrible épisode de Thanksgiving, lorsqu’elle retourne chez son père et qu’ils fêtent tous trois la tradition du bout des lèvres, est l’occasion de la faire sortie d’une dynamique de victime ; en faisant elle-même la démarche d’aller coucher avec Bryan une nouvelle fois, Claire tente de prendre le contrôle. Un contrôle qui pour autant ne résout pas ses problèmes, naturellement, et n’est qu’une phase avant de passer à la décision finale, sortir Bryan de sa vie définitivement.
Elle n’y serait pas parvenue du premier coup. Ces tâtonnements, tout horrifiques qu’ils soient (« non, non, bon sang non », répétais-je devant mon écran, la tête enserrée entre mes mains crispées), rappellent qu’il est difficile de se sortir d’une relation aussi dysfonctionnelle avec un membre de sa famille.
Peut-être est-ce aussi ce dont j’avais besoin de parler sans parler, alors que je tentais de faire un effort ultime pour me sortir d’une dépression causée par des manifestations d’un traumatisme d’origine familiale. J’avais besoin que Flesh and Bone décrive la courbe irrégulière des efforts que l’on peut faire pour manifester un contrôle dont on n’avait jamais eu l’usage avant. Apprendre à contrôler la bonne distance dans telle situation ne s’apprend pas du jour au lendemain, et passe parfois, qu’on le veuille ou non, par des erreurs et de l’autodestruction. Comment voulez-vous être à même de maîtriser quoi que ce soit lorsque vous avez eu un enfant de votre propre frère ? C’est d’ailleurs aussi cette culpabilité, ce dégoût de soi, qui empêchaient Claire de pouvoir décider pour elle-même.
Et puis quand même, difficile de ne pas aimer Flesh and Bone pour son esthétisme froid et ravageur, ses ambiance bleutées, ses choix artistiques. Pour sa bravoure à ne jamais nous montrer la danse comme une chose belle pendant toute sa durée… avant de finalement nous montrer le résultat du travail, de la rigueur, du sacrifice, et de toutes les noirceurs vécues pour en arriver là. Pour nous montrer ce qui semble si gracieux, si sensuel, si lumineux et si facile, quand nous connaissons tout ce qu’il coûte. Qui d’autre oserait proposer 20 minutes quasiment ininterrompues d’un spectacle de ballet ?
Peut-être que j’ai été la seule à aimer Flesh and Bone. Nous trouvons ce qui nous arrange dans nos séries, après tout. Et il s’avère que j’avais besoin de ce qu’elle avait à m’apporter le mois dernier. Peut-être que je ne l’aurais pas aimée dans quelques mois, peu importe. Est-ce que ça signifie que j’ai eu tort ?