Quand l’année 2015 a démarré, entre Marvel et moi, ce n’était franchement pas gagné d’avance : Agent Carter ne m’avait pas emballée (et très franchement on se porte tous beaucoup mieux de l’absence de review à ce sujet), et Daredevil m’avait même par la suite profondément refroidie. Il aura fallu attendre la dernière quinzaine de l’année pour qu’enfin une étincelle se produise : Jessica Jones est tout ce dont je pouvais rêver. Cauchemars inclus.
Note : cette review va, sans aucun ménagement, vous spoiler copieusement à partir de là ; la lecture de cette critique est à réserver à ceux qui auront également regardé la première saison de Marvel’s Jessica Jones. En outre :
Beaucoup a été dit, et par bien plus éloquent que moi, sur les qualités de Marvel’s Jessica Jones, mais je ne peux m’empêcher d’apporter ma pierre à l’édifice (probablement un temple) à la gloire de la série, et de son talent pour parler de choses complexes.
En dépit du fait que je ne lis d’ordinaire aucune review avant d’avoir moi-même écrit la mienne, il m’a été difficile d’échapper à tous les témoignages d’intérêt, voire de gratitude, devant le travail effectué par cette saison. J’ai lu des critiques américains s’extasier sur la façon dont le personnage de Jessica, mais aussi les autres victimes de Kilgrave, étaient dépeints dans leur lutte (hélas perdue d’avance) contre le traumatisme. De mémoire, je ne vois que The Inside pour avoir tenté quelque chose de similaire sur la question, et il est donc normal de s’arrêter sur les prouesses du scénario en la matière.
Le sentiment de violence intime provoqué par l’aptitude surnaturelle de Kilgrave, capable de faire accomplir le moindre de ses désirs simplement en employant l’impératif, est une profanation dont il est difficile de se relever. Une simple injonction peut ruiner une existence. Car Kilgrave anéantit le libre-arbitre, mais Jessica Jones établit, de façon claire et à plusieurs reprises, que la conscience des proies reste, elle, bien vivace ; on ne comptera plus les pauvres anonymes que Kilgrave utilise comme véritables boucliers humains, leur intimant l’ordre de se suicider (généralement de la plus monstrueuse des façons) si lui-même n’obtient pas ce qu’il désire, et chaque fois on les verra trembler, pleurer, échanger des regards terrifiés. Contrairement à la plupart des fictions où l’on dépeint ce type de victimes comme des sortes de robot plongés dans un état second, Marvel’s Jessica Jones fait fonctionner les commandements de Kilgrave selon une logique, un mécanisme bien précis : la tâche doit être exécutée, mais n’empêche pas l’exécution d’autres tâches, ni même la réflexion pour parvenir à accomplir la tâche en question, et le pion ainsi utilisé n’est pas immunisé contre son propre ressenti, ni sur le moment, ni ensuite. C’est quelque chose que Jessica Jones accomplit en partie grâce à son attention extrême pour chaque personnage fût-il secondaire ou tertiaire, même de passage. Dans la série, nous ne voyons aucun des visages comme des pions, des anonymes, de simples outils ; tout le monde a droit au respect, à l’acceptation d’une personnalité entière, et complexe, dont on essaye de toujours nous dévoiler plusieurs pans : le drogué n’est pas que le drogué, la victime n’est pas que la victime, les parents ne sont pas que parents, et ainsi de suite. Marvel’s Jessica Jones fait tout au long de ses 13 épisodes ce que son « méchant » ne fait pas : voir les gens comme des personnes.
Mais c’est, surtout, à partir de ces règles du jeu du pouvoir de Kilgrave, travail d’orfèvrerie de la part de ses concepteurs, que la série peut pleinement exploiter le concept de traumatisme. Parmi les spectateurs de la série, je crois que cela n’aura échappé à personne.
Mais pour moi, une nouvelle dimension s’est ajoutée. Car le « superpouvoir » de Kilgrave permet aussi à la série de discuter de quelque chose de très, très rarement montré dans la fiction : le phénomène d’emprise. D’ordinaire, il se limite à quelques affaires de violences domestiques dans un épisode de SVU ou Criminal Minds, mais ici il prend tout son relief sur une demi-douzaine d’épisodes.
Ce qui ruine Jessica (la conduisant à passer des nuits sans sommeil ou à se nourrir à base d’un régime exclusivement composé d’alcools forts) ce n’est pas seulement d’avoir vécu ce viol à la fois psychologique et littéral de la part de Kilgrave. C’est que même lorsqu’il n’est pas près d’elle pour lui murmurer sa dernière lubie à l’oreille, il est tout de même dans sa tête. Bien-sûr, on est dans l’univers Marvel donc on va vous dire que Kilgrave parvient à faire faire ce qu’il chante à ceux qu’il croise grâce à un virus, et on va vous expliquer comment deux savants ont créé ce virus par hasard, et ainsi de suite. Mais comme tant de choses dans Marvel’s Jessica Jones, cela sert de métaphore à un processus bien réel.
C’était puissant, bien que douloureux, pour moi, de voir Jessica dans ce rapport conflictuel à la non-présence de Kilgrave. Même quand son tourmenteur est sorti de sa vie, il est encore là, son ombre continuant de planer sur ses moindres faits et gestes. On fera remarquer à Jessica qu’elle pourrait aussi se tirer, et finalement laisser les prochaines victimes de Kilgrave se démerder avec leurs propres problèmes ; mais le sentiment de devoir s’éloigner de Kilgrave tourne, paradoxalement, à l’obsession de venir à lui et de le confronter. Ainsi Kilgrave n’est nul part, mais il est partout. Quand quelque chose se produit, Jones pense immédiatement que la main (ou plutôt la voix) de son bourreau a une part de responsabilité, et l’emprise qu’il a sur elle suffit à teinter systématiquement toutes les actions qu’elle entreprend. Il n’existe pas une décision qui puisse réellement exister hors d’un lien avec Kilgrave. Qu’elle fasse ce qu’il veut, ou qu’elle soit capable de lui résister et faire le contraire de l’ordre qu’il a intimé, il est au fond toujours question de lui.
Comment ne pas, pour moi, voir le parallèle avec la situation d’emprise que j’ai connue pendant 29 ans, et dont, moi aussi, je paie encore les pots cassés même quand mon Kilgrave est à des kilomètres sans possibilité que son virus m’atteigne ? Pour qui s’est brûlé la peau au contact de pareil brasier, regarder Jessica Jones était l’équivalent de passer des heures à se rouler dans les ronces pour s’écorcher vive, dans l’espoir que la morsure du feu s’atténue. C’est une vision d’horreur. Et pourtant c’est tellement libérateur qu’une série parle mon langage, me renvoie mes expérience, m’autorise à les traiter par la fiction. Parce que la vérité c’est que même une fois Kilgrave éloigné pour de bon, la sensation de ma propre peau me sera toujours insoutenable. Moi aussi depuis je vis ces heures d’ivresse sombre (une ivresse d’images au lieu d’alcool, mais une forme de perdition aussi), ces heures de lutte contre/avec le sommeil, cette envie de me perdre dans d’autres et pourtant de toujours vouloir garder le contrôle, et au final de faire le vide autour de moi parce que c’est strictement intenable pour quiconque ne comprend pas ce par quoi je suis passée. Jessica Jones, c’est hélas un peu moi ; ça fait chier à admettre mais ça fait du bien à trouver dans une série.
Aparté. Il n’a pas échappé à mon attention que je me suis sentie plus proche de Jessica que de Trish, alors que sur le papier la situation parentale de Trish se prêtait mieux à des comparaisons. Le fait que Trish élude souvent la question de ce qui s’est vraiment passé avec sa mère (l’essentiel des scènes entre elles se passant à l’âge adulte, ou dans l’adolescence de Trish mais principalement hors-champ) et que la série considère les faits comme acquis et ne nécessitant pas d’exploration détaillée, joue sûrement un rôle dans ce phénomène. Je continue d’y réfléchir et on en reparle.
Le plus fort c’est que Jessica Jones met autant de soin à dépeindre tout cela, qu’à dépeindre l’ignorance de ceux qui ne l’ont pas expérimenté. Il y a énormément de réflexions sur l’effet avant/après au cours de cette saison, la plus spectaculaire étant peut-être celle de l’avocate Jeri Hogarth.
Dans son sillage, Kilgrave laisse toujours des rescapés qui murmurent sous le choc qu’ils ne savaient pas, qu’ils n’avaient pas idée. La découverte de l’horreur intervient toujours trop tard et n’est évidemment souhaitable à personne, et pourtant elle seule permet de se saisir l’ampleur des dégâts provoqués par de simples paroles. Rien ne prépare jamais à être dévasté de cette façon. Et ceux qui ne l’ont pas été ne soupçonnent pas la gravité des faits ; à plusieurs reprises, celle-ci va être minimisée par ceux qui n’en ont pas fait l’expérience (Jessica en a par ailleurs conscience lorsqu’elle planifie des actions et anticipe que d’autres ne comprendraient pas la toxicité de Kilgrave).
Le pouvoir de métaphore de Marvel’s Jessica Jones est puissant, essentiellement parce que la série s’attache à en dévoiler les ficelles, les rouages, le moindre détail.
A l’ère de la télévision d’excellence qui se complet dans le symbolique et l’allusion, la série n’hésite pas à expliciter ses double-sens : le viol de Jessica est abstrait, mais il est aussi bien réel. La violence contre les victimes par Kilgrave est mentale, mais elle s’exprime toujours outrancièrement. Et ainsi de suite. Jamais la série ne va se maintenir à l’abri, se réfugiant dans la théorie : la série va clairement dire chacune des conséquences bien réelles, bien palpables, bien physiques, de chaque élément de la perversion de Kilgrave.
Aussi, quand la série utilise son pouvoir de métaphore pour parler du pouvoir masculin, des effets invisibles de son privilège, sur soi comme sur les autres, Jessica Jones ne fait pas forcément preuve de beaucoup de finesse.
L’épisode 8 est à ce titre d’une grande évidence, des pans de dialogue entiers décrivant comment Kilgrave n’a même pas conscience de ce qu’il pourrait faire de son pouvoir qui soit moins nombriliste et dévastateur, des effets de celui-ci sur le mental d’autrui, ou encore, tout simplement, sur son sentiment total d’impunité, vécu comme une évidence. Kilgrave continuera longtemps de clamer qu’il n’a pas violé Jessica, l’idée ne le traversant même pas qu’il n’a jamais le consentement de personne pour les actions qu’il entreprend, et que c’est là ce qui est constitutif du viol, et pas le prix de la chambre d’hôtel où cela a eu lieu, ou les vêtements qu’il a offerts précédemment (et dont il a imposé le port).
La série l’exprime encore et encore, au-delà de Kilgrave, avec le personnage de Simpson et sa transition du « good guy » au type convaincu, une fois de plus, d’être dans son bon droit.
Mais ce que Marvel’s Jessica Jones ne cherche pas à prouver en termes de subtilité (ce que ses lourds emprunts au film noir ne font que souligner), de toute évidence elle le compense en détaillant toutes sortes de mécanismes que peu de séries ont l’occasion de mettre à plat sous les yeux des spectateurs. Elle a la boîte à outils parfaite pour cela, et l’emploie pleinement.
Et qu’importe après tout si la métaphore ne trompe personne ? Peut-être qu’il est grand temps de ne plus parler de ces questions sans se réfugier sous des montagnes de précautions oratoires et scénaristiques.
Ressortir indemne du visionnage de Jessica Jones est hors de ma portée, bien entendu. Lorsqu’on se retrouve autant dans une série, il est impossible d’archiver bêtement les fichiers et de passer à la suivante sans sourciller. Je suis encore dans cette phase mêlée d’admiration et de choc, où les sentiments sont encore difficiles à démêler et où, parfois, je m’absorbe dans le souvenir d’un échange, d’une phrase, d’une scène silencieuse même.
C’est une phase qui va durer encore un moment. Pendant ma douche ou au moment de me retourner pour la 712e fois dans mon lit, je vais soudain me figer en me rappelant la déchirure des ronces. Puis je vais pousser un long soupir, et attendre une hypothétique, mais tant espérée, saison 2.