Kampen for Tilværelsen.
Ce titre ne vous dit rien et pourtant c’est le titre d’une œuvre importante du patrimoine norvégien, que vous pouvez observer ci-contre (et même agrandir si le cœur vous en dit). Peinte par Christian Krohg entre 1888 et 1889, cette peinture à l’huile met en scène la distribution de pain à des pauvres, devant une boulangerie d’Oslo, au cœur de l’hiver. C’est la cohue de ces pauvres gens affamés qui justifie le titre, lequel signifie littéralement « lutte pour l’existence ».
C’est là l’inspiration directe de Kampen for Tilværelsen, une série lancée fin 2014 sur la chaîne norvégienne NRK. En fait, non seulement le titre de la série, mais aussi son matériel promotionnel, reprennent assez clairement la référence :
La différence majeure, c’est que Kampen for Tilværelsen, la série, emploie cette référence avec un rien de sarcasme, et en prenant du recul sur la société norvégienne.
Avant d’aller plus loin, je tiens à préciser que je comprends mieux pourquoi j’avais du mal à trouver des résumés précis de la série : elle est assez difficile à décrire. Son histoire, sa narration, et même son ton, ne sont pas nécessairement très faciles à catégoriser, et son intention en général n’apparaît pas forcément d’emblée. Permettez que je m’essaye quand même à cet exercice périlleux.
Kampen for Tilværelsen tente de décrire la vie de Norvégiens, de nos jours, dans un quartier pavillonnaire d’Oslo. La série démarre alors que Jørgen et Anitra Skolmen, qui se préparent à se séparer, tentent de vendre leur très jolie maison d’Ullevål Hageby, un endroit charmant qui ressemble à tout ce que vous imaginez de la vie moderne en Scandinavie. L’ambiance n’est pas exactement à la fête, évidemment, mais c’est plus difficile pour Jørgen, qui était attaché à sa maison. Et accessoirement, à sa vie familiale. Clairement, la séparation n’est pas de son fait. La situation de la vente passe très vite d’un passage incontournable à un grand moment de malaise, lorsque Jørgen réalise que l’agence immobilière est représentée par Mina, une femme de petite taille qui n’a pas la langue dans sa poche (elle conseille aux Skolmen de se débarrasser des affiches de films pourris dans l’entrée… et évidemment ce sont des films créés par Jørgen).
Lorsqu’ils apprennent que la maison des Skolmen est mise en vente, les voisins d’en face, les Heiberg Vindenes, envisagent de l’acheter. Enfin, pas tous les deux : surtout Karianne, une femme de toute évidence animée d’un immense sentiment de supériorité, qui est convaincue que la taille de l’agente immobilière va influer sur le prix. Elle l’espère en tous cas, parce que la maison des Skolmen a une meilleure lumière que sa propre maison, selon elle. Son mari Hugo n’est pas tellement impressionné et semble faire son possible pour ne pas contrarier son épouse, à mi-chemin entre une attitude molle et une tentative de résistance passive.
Au cours du reste de sa journée, Jørgen Skolmen va être témoin d’un accident : un cycliste se ramasse en pleine rue. Plus de peur que de mal cependant, car Vidkun Rotevatn s’en tire avec un bleu et la lèvre fendue. Mais cela va perturber toute sa journée. Lorsqu’il rentre chez lui et découvre que sa femme Line et leurs deux enfants sont en train d’envisager l’adoption d’un chien (d’un chien ! totalement irresponsable !), il doit en plus essayer de les raisonner, et se lance dans une série d’arguments qui fatigue absolument tout le monde.
De toute évidence, ces gens ne sont pas heureux. Mais ont-ils de vrais problèmes ?
Eh bien toute l’astuce de Kampen for Tilværelsen est de répondre à cette question en creux, avec l’introduction d’un autre personnage. Tomasz Novak vit à Varsovie, avec sa compagne, qui est enceinte, et la fille de celle-ci issue d’un premier mariage. Coincés dans un petit HLM, sans argent pour rien, la petite famille n’est pas malheureuse, mais elle s’apprête à se sentir encore plus à l’étroit. Le problème c’est que Tomasz, qui actuellement fait des études de linguistique, n’est pas exactement riche ; et ce n’est pas le stand de boules à neige de sa compagne qui va énormément changer la situation.
Il existe, cependant, une autre option : Tomasz n’a jamais vu son père, mais celui-ci, en 28 ans, lui doit forcément de l’argent, une pension alimentaire, quelque chose. Or, le père de Tomasz est un Norvégien ; tout est arrangé, Tomasz partira en Norvège sur la piste de ce père dont il n’a qu’une vieille photo. Aller-retour, le voyage doit lui prendre au plus 2 semaines, et ensuite ce sera plié. Du moins c’est la façon dont les choses lui sont présentées.
Après un périple assez particulier (Tomasz n’a pas l’argent pour voyager, et finit par faire du covoiturage avec un groupe d’ouvriers polonais), notre héros bien malgré lui, les pattes un peu tremblantes, arrive donc en Norvège où il a pour mission de se faire rembourser de l’affection qu’il n’a jamais eue. Forcément plus facile à dire qu’à faire.
Et alors que les petites misères des Skolmen, des Heiberg Vindenes et des Rotevatn continuent de se poursuivre à l’écran, il est désormais clair que Tomasz aimerait mieux avoir leurs problèmes que les siens.
On ne comprend pas tout de suite comment tous ces éléments se goupillent dans le premier épisode de Kampen for Tilværelsen, mais quand les choses finissent par s’emboîter, le pilote donne une idée de ce que sera le propos de la série.
Le voyage de Tomasz jusqu’en Norvège, puis sur place, va ainsi être jalonné d’immigrés (pour l’instant tous polonais) qui sont en fait les seuls ouvriers de l’univers de la série ; lui-même est un intellectuel (ses sujets de conversation sont presque strictement liés à des « fun facts » linguistiques), donc pas exactement à sa place dans tout ce monde, mais clairement il est plus proche d’eux de par sa condition financière, que des personnages norvégiens de la série. Tomasz échoue au final dans un foyer de travailleurs clandestin installé dans une cave d’Ullevål Hageby, où les conditions de vie ne sont pas très excitantes… mais où il y a du pain à volonté, donc c’est Byzance. Il a dû se faire passer pour un charpentier pour décrocher ce job, ça va donner…
Tomasz n’a encore quasiment pas été confronté à la vie des habitants du quartier, mais la série parvient malgré cela à jouer sur les contrastes pour nous dire tout le bien qu’elle pense de l’écart entre les conditions de vie des uns et des autres. Il est clair que son objet est la description de la vacuité de l’existence en Norvège, conséquence d’une qualité de vie rare de par le monde ; la comparaison est claire (et renforcée par le fossé linguistique : les scènes entre Polonais sont entièrement tournées en polonais, avec au mieux quelques tentatives d’anglais, mais jamais de norvégien). Kampen for Tilværelsen pose en outre la question de privilèges de classe au cœur même la société norvégienne, ce que j’ai vu peu de séries scandinaves tenter pour le moment.
Tout ça avec un ton un peu acide, mais sans en faire trop, sans faire mine d’y toucher en fait. C’est ce qui fait qu’on ne sait pas toujours sur quel pied danser devant Kampen for Tilværelsen. Dans n’importe quelle autre série, on aurait envie de s’émouvoir pour un divorce, de prendre en affection un pauvre mari pas gâté par une épouse pimbêche, d’être embêtés pour un cycliste accidenté, et ainsi de suite. Dans toute autre série, ce serait même notre rôle que de nous y intéresser. Mais ici, chaque scène semble nous en donner l’occasion et nous la retirer dans la minute qui suit ; la longueur des scènes ajoute à l’impression de malaise qui grandit en écoutant ces gens parler de choses finalement banales comme si c’était leur plus gros problème. Ça l’est, en fait, c’est bien ça le souci.
Je me plains souvent que ce ne sont presque que des thrillers et/ou séries policières scandinaves qui voyagent jusqu’en Europe de l’Ouest. Ce n’est qu’une partie de la production locale, c’est si rageant ! Je maintiens ce que j’ai dit : des séries comme Torpederna, Ack Värmland, Buzz Aldrin, Schmokk, ou Lykke, et tant d’autres, n’ont pas de raison valable de ne pas nous parvenir, si ce n’est les clichés sur ce à quoi une série scandinave « qui marche » devrait ressembler.
Mais dans le cas de Kampen for Tilværelsen, il faut quand même admettre que cette non-importation est assez naturelle : en plus de jouer sur des références typiquement norvégiennes, la série passe au vitriol des aspects d’une culture que, très franchement, nous ne connaissons pas toujours très bien. En France par exemple, quand on parle du train de vie scandinave, c’est comme d’un modèle à suivre, pas comme d’une société de privilégiés vains, or il faut être capable d’adopter cet angle pour comprendre ce que dépeint Kampen for Tilværelsen. A plus forte raison parce que la série ne le fait pas frontalement, et qu’elle adopte un ton qui n’est ni totalement celui du drama, ni exactement celui de la comédie. La satire se fait par petites touches, sans jamais pointer clairement qui que ce soit du doigt, mais au contraire via des sous-entendus, des juxtapositions, des plans qui s’attardent. Ça semble déjà très compliqué à regarder pour des Norvégiens (les audiences de la série ne sont pas son meilleur atout ; quoique ça n’ait pas empêché NRK de diffuser une seconde saison cette année), alors pour des Français… il y aurait beaucoup trop qui se perdrait dans la traduction.
Il n’empêche que j’admire l’entreprise de Kampen for Tilværelsen, et que je suis contente d’avoir pu la découvrir. Mais je ne suis pas certaine d’être en mesure de la recommander. Et pourtant, c’est aussi le genre d’expérience qui rend la découverte de séries étrangères tellement fascinante…