Quelques jours plus tôt à peine, dans la review du premier épisode de Boomerang, je m’émerveillais de la façon dont les séries québécoises semblent si souvent être à même de saisir quelque chose d’authentique, d’ancré dans le réel, écrit dans un soucis de proximité avec le spectateur.
Il y a deux contributions majeures à ce talent. D’abord, les dialogues. Les scénaristes québécois sont dans leur immense majorité d’excellents dialoguistes, attentifs à ce que les personnages sonnent le plus juste possible ; la plupart des répliques de séries québécoises ne sonnent pas comme étant « écrites ». Évidemment le mérite n’en revient pas seulement aux scénaristes (le vocable québécois y jouant un rôle, les acteurs y contribuant également), mais force est de constater que devant une série québécoise, je ne me suis jamais dit : « punaise mais personne ne dirait ça, là, maintenant… et sûrement pas comme ça ».
Et puis, l’autre facteur important de cette capacité à « faire vrai », c’est le choix des thèmes. Tout simplement parce que la télévision québécoise s’autorise, bien plus souvent que la télévision française notamment, à créer des séries dramatiques dans le sens le plus noble du terme. Les séries québécoises sont ainsi capables non seulement d’avoir l’air authentiques dans leur déroulement, mais en plus de choisir des contextes pour leurs histoires qui soient proches des spectateurs. Vous prenez des fictions comme Apparences, Nouvelle adresse ou Pour Sarah (dont il va être question aujourd’hui), et il ne fait aucun doute que ce sont avant tout des séries dramatiques dans toute leur splendeur, c’est-à-dire conçues pour étudier la nature humaine telle qu’on la trouve autour de soi, sur le même pallier, dans sa cuisine, ou au prochain coin de rue. La télévision québécoise n’est évidemment pas la seule de par le monde à être capable de créer des séries dramatiques ancrées dans le réel, capables d’émotion, de portraits détaillés, et de dissection des rapports humain sans pour autant verser dans le soapesque ; mais en matière de télévision francophone, elle occupe quand même une position privilégiée sur ce segment.
Ce qui fait que, même quand le pitch d’une série dramatique québécoise n’a pas l’air incroyable ni révolutionnaire, il est quand même avisé de se mettre devant. Il y a généralement fort à parier que le résultat vaille le coup d’œil. Pour Sarah est, vous l’aurez compris, dans ce cas.
Le concept de la série est que la vie de deux familles bascule lorsque deux adolescents ont un grave accident de voiture. Cédric, qui fêtait ce soir-là ses 18 ans en grande pompe, a emprunté une voiture ce soir-là avec son amie d’enfance, Sarah, à ses côtés. Initialement partis pour faire une simple virée de quelques minutes à bord d’un petit bolide, ils ne sont découverts que le lendemain matin. Le choc est rude pour leurs parents, deux couples d’amis qui ont passé plus d’une décennie côte-à-côte, à voir grandir leur enfant en même temps que celui de leurs amis. En arrivant dans la panique à l’hôpital, ils vont être confrontés aux dommages causés par cet accident. Ils ignorent que certains seront irréversibles…
Le premier épisode de Pour Sarah a vraiment une valeur d’exposition ; l’accident intervient tardivement dans l’épisode et l’accent est mis sur la vie « avant ». Cela permet de présenter les personnages, bien-sûr, mais aussi de prendre le temps de détailler les relations et les dynamiques. Il y a Sarah, 17 ans, et qui commence progressivement à avoir une idée de la façon dont elle veut gérer sa vie : elle envisage de prendre une année sabbatique pour travailler et voyager avant de reprendre ses études ; il y a ses parents, qui s’inquiètent de son avenir, mais qui essayent aussi de lui laisser la place de décider pour elle-même, et qui semblent à travers ce dilemme, mettre à nu des tensions qui existent entre eux. Il y a aussi Cédric, dont l’avenir dans le sport semble au contraire tout tracé alors qu’il vient d’être sélectionné pour intégrer une équipe de football universitaire au Texas ; son père, qui a dû élever Cédric seul après le départ de sa mère presque après sa naissance, a une nouvelle compagne avec laquelle il veut essayer de concevoir un nouvel enfant. Il y a aussi Manu, l’amie de Sarah qui en pince pour Cédric, il y a Gégé, le mauvais garçon qui en fait craque pour Sarah, et puis il y a Lola, une amie un peu plus effacée. On prend le pouls de tout cet entourage, du noyau que cela représente, de la façon dont les uns sont présents dans la vie des autres.
C’est très important d’assister à cette mise en place, car évidemment cet « avant » n’est pas là juste par effet de contraste. Ce n’est pas simplement que cette époque d’innocence sera bientôt archivée ; c’est que ces relations, transfigurées par l’accident, s’apprêtent à changer à jamais. On pressent que ces amitiés vont être brisées, que la question de la responsabilité va mettre à mal plus d’une décennie de relations cordiales, que les espoirs d’avenir vont être remis en question.
On le sait d’autant plus que Pour Sarah est inspirée d’une histoire vraie : c’est l’expérience de François Rozon, un producteur de télévision (rien qu’en ce moment, on lui doit des séries comme Les beaux malaises, Les pays d’en haut, et la miraculeuse troisième saison de Mirador qui débarquera en janvier), lorsque sa fille Justine a eu un accident en 2010. Sous la plume de la scénariste Michelle Allen, l’histoire de Sarah a commencé à diverger de celle de Justine, nous promet-on, mais il n’en reste pas moins que la bataille médicale et juridique de Rozon alimente la série. Les questionnements autour du rôle de l’alcool sont aussi au programme de ce que Pour Sarah veut mettre sur la table ; le producteur a d’ailleurs, depuis, mis en place les « Cool Taxis », un service de raccompagnement à l’issue de soirées arrosées.
Pour Sarah parle de ce qui pourrait arriver au prochain coin de rue, littéralement. Et s’apprête à le faire avec une honnêteté qui l’honore. Ce n’est pas de la télévision spectaculaire, de la série accrocheuse, de la fiction dite « d’ambition », en bref, Pour Sarah n’est pas le genre de série faite pour qu’on en parle. C’est dommage, parce qu’on devrait.