Les coup de cœur, ça fonctionne en série comme en amour : c’est quand on ne veut surtout pas ressentir quelque chose qu’on se retrouve avec un méchant béguin.
Je n’avais pas prévu de m’appesantir sur Code Black ; des séries médicales, on nous en promet suffisamment cette saison pour ne pas s’émoustiller devant trois blouses et un brancard. L’idée de départ, cet après-midi, était de regarder le pilote de Code Black, de finir d’écrire ma review de Blindspot, et de me faire un film pendant le dîner (Top Gun, pour ceux qui se demandent). Ma vie était toute tracée, au moins pour une demi-douzaine d’heures. Alors qu’est-ce qui s’est passé ? Comment j’en suis venue à décaler tout mon planning pour vous parler de Code Black quand je suis en retard sur toutes mes autres reviews ?
Code Black débarque dans un monde où Urgences a existé pendant 15 ans, et on est tous au courant que la croix est lourde à porter. On le sait ne serait-ce que parce que dans, disons, les deux saisons ayant suivi la fin d’Urgences, on a eu droit à toutes les tentatives possibles pour lui succéder, et ça a été la boucherie. Pour le bénéfice des tags, mentionnons par exemple Three Rivers, Miami Medical ou encore Trauma. Mais aujourd’hui plus personne ne cherche particulièrement à se souvenir de leur existence, ou de celle des séries médicales plus récentes ayant tenté d’expérimenter au-delà de l’héritage d’Urgences, à l’instar de Black Box, de The Mob Doctor, de Monday Mornings, ou même Proof cet été que je trouvais intéressante jusqu’à ce que j’éteigne l’écran et là pouf, je l’avais déjà oubliée. Seule The Night Shift a réussi à survivre, certes dans une certaine indifférence mais avec quand même deux saisons au compteur à l’heure actuelle, ce qui est bien plus que ce que les précédentes avaient accompli.
Donc on en est là et très franchement, à ce stade, les séries médicales, autant ne pas s’attacher de toute façon, elles ne font que passer. Tant que les gens penseront à Urgences à la vue de la moindre blouse bleue, je sais pas si c’est trop la peine.
Mais je crois que justement, Code Black est totalement consciente de ça. Et au cours de ce pilote, j’ai eu l’impression à plusieurs reprises que la série disait à ses spectateurs à la fois « zavez vu, hein, je connais mes classiques… » et « …mais j’ai quand même un truc perso à dire, des fois ». Et cette façon qu’a le premier épisode de Code Black de jouer sur nos repères est très satisfaisante parce que c’est exactement ce qu’on attend d’une série avec ce genre de timing. Code Black, c’est un peu notre rebound guy médical, et ça lui fait rien qu’on pense ça.
En témoigne l’ambiance de la série en elle-même : ici, l’utilisation des filtres est soutenue, mais pas pour avoir l’air moderne et propre. Code Black nous dépeint un service d’urgences qui a beau être le plus sollicité du pays, il n’en est pas moins négligé. L’ambiance est à la claustrophobie, l’empilement, la vétusté, l’usure ; des gaines dépassent des plafonds, on travaille en permanence au coude à coude, et par endroits les sols sont brunis par le passage des brancards. Code Black ne nous dit pas que le service est vieux, mal financé et mal agencé ; son idée d’une introduction, c’est d’inviter notre oeil sur des détails, comme le téléphone bardé de scotch, les bras qui passent devant les visages en pleine action, le sol couvert de détritus médicaux et de sang qu’il faut régulièrement maquiller en hôpital décent. Ces plans, ces angles, ces mouvements, le spectateur les capte à son rythme, sincèrement reconnaissant que personne ne se soit plaint du budget pendant une scène de walk and talk ; l’immersion marche bien mieux ainsi. On sait en fait très bien que les hôpitaux n’ont pas d’argent, que les services d’urgences sont retapés seulement une fois toutes les 10 saisons, et que c’est la galère pour soigner les gens décemment, précisément parce qu’Urgences a mis un point d’honneur à nous l’apprendre pédagogiquement pendant une décennie et demie. Et qu’on n’a pas la mémoire si courte.
Alors Code Black oriente son discours introductif sur autre chose : la justification de son rythme. De l’infirmier Jesse « Mama » Salander et son long laïus, aux scènes médicales à bout de souffle, tout est fait pour vous rappeler que Code Black se déroule dans des situations de crise ayant lieu à l’intérieur de cet univers mal financé, mal agencé, mal gaulé en général. Il est à espérer que ces justifications constantes, sur tous les tons, se calment par la suite, mais dans un pilote ça reste cohérent. Et si la série insiste tant sur cette question, c’est qu’elle est au centre de son existence : tout le système médical public est touché par les problèmes qu’on rencontre ici ; la différence, c’est la fréquence à laquelle le service est surchargé. C’est la raison d’être du « code black », quand on était déjà dans un monde sur les rotules et qu’on a dépassé ses capacités de soin, mais qu’il faut quand même soigner.
Tous ces ingrédients reposent donc sur le fait que le spectateur connaît déjà les données de départ grâce à l’apprentissage offert par Urgences : pas assez d’argent, pas assez de lits, pas assez de place, pas assez de personnel, et ainsi de suite. Ce qu’en revanche Code Black utilise pour affirmer sa propre valeur est d’un tout autre ordre. Dans Urgences, l’autre aspect majeur était que la série mettait côte à côte les difficultés de la profession avec les tensions personnelles des médecins. Les internes qui rivalisent pour exister aux yeux de leurs formateurs, les spécialistes qui prêchent pour leur paroisse, les médecins expérimentés qui veulent avoir raison sur le cas de « leur » patient, le chef qui passe son temps à serrer les cordons de la bourse et qui agace tout le monde, même malgré lui…
Mais dans Code Black, rien de tout ça. Chaque fois qu’une de ces interactions s’apprête à se produire, elle dévie systématiquement de la course déterminée par Urgences. Et c’est ça qui a ravi mon cœur.
Dans Code Black, les personnages sont encouragés à être bienveillants vis-à-vis des autres. L’idée sous-jacente est que c’est assez le bordel comme ça sans qu’en plus on se mette la pression les uns sur les autres.
Le seul conflit marqué de ce premier épisode naît ainsi de l’inquiétude d’un médecin, Dr Hudson, pour une autre, Dr Rorish ; après que Rorish ait employé une procédure risquée et expérimentale pour sauver un patient (qui s’en est tiré), Hudson s’agace de sa prise de décision et le ton monte. Mais leur querelle se résout rapidement, quand le chef du service rappelle avec bienveillance que le cœur du problème est cette inquiétude, pas la question médicale sur laquelle ils se prennent la tête ; la tension retombe quasi-instantanément et ne sera plus évoquée. L’épisode est ainsi truffé de micro-frictions qui retombent dés que les personnages se parlent sincèrement ; chacun révise alors immédiatement sa position pour se montrer plus attentif à l’autre.
Cette dynamique est formidable. Elle promet des conflits qui, au lieu de tourner au soapesque, se recentreront sur les humains en présence, chaque fois. A l’exception d’un jeune interne dont c’est le premier jour et qui se montre rapidement agressif (mais brièvement, aussi ; et il est repris par des tiers), tous les personnages de Code Black font montre d’un soucis similaire : prendre soin des autres soignants. Ça m’a rappelé, bien que le rythme soit radicalement différent, l’esprit positif de Hard Rock Medical.
Tout est à l’avenant. Ici quand un interne utilise le savoir d’une autre interne devant ses supérieurs, on ne fait pas de crise sur « tu m’as volé la vedette, c’est MOI qui aurais dû briller » : on échange un sourire, hey, contente que ça ait pu t’aider. Ici quand deux médecins se prennent le bec dans le feu de l’action, le chef de service leur redonne les bonnes priorités par un commentaire sans méchanceté. Ici quand quelqu’un dévoile sa vulnérabilité, un collègue lui offre un hug ou lui propose sa propre vulnérabilité. A la fin de la journée, on a pu se crier dessus parce qu’on était en plein fichu « code black », mais on s’est surtout galvanisés, soutenus, réchauffés mutuellement pour passer le cap difficile et revenir à la normale.
Que Code Black ait réussi à poser le contexte d’un service d’urgences surchargé, décrépit et essoufflé n’est pas une performance. La plupart des séries médicales écourtées que j’ai citées ci-dessus s’étaient employées à utiliser au moins deux de ces qualificatifs chacune. Que Code Black réussisse à y introduire quelque chose de profondément humain est une surprise bien plus intéressante.
Mon seul problème à ce stade vient du fait que je ne sais pas si c’est suffisant pour me faire revenir sur la durée. Sur le moment j’apprécie de voir ce qu’offre Code Black à la longue, si longue, tradition des séries médicales hospitalières, mais je ne sais pas si dans une semaine ça sera suffisant pour me faire regarder l’épisode suivant. On verra bien. En tous cas, pour le moment, Code Black est la première série dramatique de la rentrée qui me fait une bonne impression, et pas simplement une impression mitigée (ou pire). Et rien que ça, ça fait du bien.