Rapprochez-vous, les enfants, je vais vous raconter une histoire. Quand j’étais jeune, toutes les séries n’avaient pas forcément de policiers dedans. Je sais, c’était vraiment un autre temps, mais je vous jure, il arrivait que toute une série se déroule, pendant plusieurs années, sans qu’il n’y ait aucune enquête. Il n’y avait pas toujours de consultant auprès de la police, ou du FBI, ou de quelque autre instance similaire. Parfois il pouvait se passer des années sans qu’un seul personnage avec un badge soit même mentionné dans une série ! C’est une pensée effrayante aujourd’hui, hein ? S’imaginer que quelque chose pourrait se produire, et qu’il n’y aurait pas forcément un flic aux méthodes étranges pour résoudre l’affaire, ou une enquêtrice qui se pencherait sur une étrange coïncidence en dépit de sa hiérarchie…
Aha, je vous vois rigoler, mais non, ça s’est vraiment produit ! Et ç’aurait pu continuer encore longtemps sans La Grande Tragédie De Las Vegas De L’An Deux Mille… Mais désormais nous vivons dans un autre monde, où, même quand l’intrigue n’a rien à voir avec une affaire criminelle, même quand on touche au surnaturel où posséder un badge ne sert à rien, il faut un policier dedans, si possible dans le premier rôle : en uniforme, sans uniforme, peu importe ! Et quand ce n’est pas le personnage, c’est la fonction qui sert d’outil narratif, parce que nous avons peur de faire des séries sans l’intervention de ces instances. Enfin, « nous »… plutôt le Vilain Méchant Exécutif !
Et pourtant, pourtant les enfants, je vous assure : il est encore possible de ne pas mêler la police ou le FBI à chaque chose qui se produit dans une série. Peut-être qu’un jour, vous aurez l’occasion de le voir. Moi… moi je suis trop vieille, ce changement n’interviendra sans doute plus de mon vivant.
Mais il m’arrive de rêver, parfois, et de voir en songe ce à quoi une série moderne ressemblerait sans cette obsession… Allez, c’est tout pour ce soir ! Tout le monde va se coucher ! Il est l’heure de dormir.
…Parce qu’on va parler du pilote de Limitless et que c’est plus efficace que de compter les scénaristes-moutons de CBS.
Ce ne sera pas encore pour cette fois, ce rêve d’évincer la police d’une série, et pourtant, pour une fois, le matériau d’origine le permettait ! Car Limitless, le film, avait à ma plus grande surprise réussi à cantonner l’intervention policière à environ 5 minutes de sa durée totale. Et j’inclus dans ce calcul les scènes se déroulant à l’intérieur d’un commissariat mais où aucun policier n’est intervenu à l’écran.
Franchement ? Franchement le film Limitless m’avait plu, dans son genre. J’aimais son personnage d’écrivain raté, j’aimais qu’il soit, surtout, un personnage d’écrivain, ce qui est une denrée plutôt rare dans un thriller d’action, vous en conviendrez. J’aimais que le film insiste sur la façon dont le NZT décuplait son intelligence, et non ses facultés physiques à proprement parler. J’aimais la façon dont le personnage progressait dans le film par le biais d’une progression intellectuelle, sociale, financière, et non par la découverte de secrets mettant à jour une conspiration (ladite conspiration arrivant comme un cheveu sur la soupe vers la fin du film). J’aimais même que le personnage ne se soit jamais dit « tiens, plutôt que la finance, je vais étudier les sciences et moi-même créer mes doses de NZT », parce que ça témoignait d’autre chose que la volonté d’une intrigue tournant autour de la fameuse drogue, et j’aimais cette ambition. Cette histoire de potentiel atteint à un certain prix, ça faisait appel à quelque chose de profondément dérangeant dans une société où l’on délivre tant d’importance au rendement, à l’efficacité, au statut et donc à la progression professionnelle. Les conséquences de l’arrêt du NZT étaient une parfaite façon d’illustrer l’appétit de la société pour que l’on donne lui toujours plus, pour qu’on se méprise toujours plus, pour qu’on se refuse le repos.
J’espérais que Limitless s’arrêterait sur ces questions, étant donné qu’elle aurait plus de temps ; une attente qui avait l’avantage de n’être pas incompatible avec une série peu feuilletonnante, ce que préfère largement CBS. On aurait vraiment pu être copines, cette série et moi.
Mais rien à faire. Pendant les trois quarts d’heure que dure le premier épisode, on sent planer, tel un nuage noir, le fantôme de la série policière. Et quand mes craintes se sont (inévitablement) concrétisées, et que le personnage central de Limitless, qui avait pourtant commencé comme un musicien raté, a promis de faire alliance avec une enquêtrice du FBI et de bosser comme consultant (bah voilà, et maintenant, qu’est-ce qui distingue Limitless d’Intelligence, fondamentalement, hein, en fait ?), j’ai eu envie de tout plaquer.
C’était brutal, ça m’est tombé dessus avec violence : j’ai eu envie de jeter tous mes DVD, d’abandonner les séries pour toujours et de me mettre, je sais pas, à l’élevage de chèvres dans le Larzac. M’étonnerait qu’il y ait des flics cachés dans les troupeaux de chèvres du Larzac. Quoique, je crois que désormais j’aurai toujours un doute. Dans ce moment de désolation, j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux, à craindre que mes rencontres amoureuses soient en fait des flics, que mes employeurs soient en fait des flics, que sur mon lit de mort, un médecin se penche vers mon oreille et me glisse alors que j’exhale mon dernier souffle : « en fait, je suis un flic ».
J’en peux plus. J’en peux plus des flics partout, tout le temps. Pire encore, j’en peux plus des flics qui veulent faire leur boulot parce qu’ils ont un élément de leur passé, douloureux (forcément douloureux), qui leur donne envie de bosser. Genre, c’était pas leur boulot de toute façon ? Mais que font tous ces flics de séries qui n’ont pas perdu un père, une mère, une sœur, un mari, un enfant ? Est-ce que toute la journée ils jouent au Solitaire sur leur ordinateur ? Et dans ce cas-là, quelle version de Windows ont-ils, parce que je suis sur Windows 8 depuis deux ans et j’ai toujours pas trouvé le Solitaire ?!
Ahem. Bref. Comme je le disais, je commence un peu à étouffer. Avant j’étais juste agacée, mais là j’ai dépassé le stade de l’ulcération. C’est pas bien ce que vous faites, CBS, c’est pas bien du tout.
Bon, hormis mon allergie désormais violente à toute série contenant un ou plusieurs personnages de flics (et on n’est que pendant la première semaine de la rentrée US), quelques dernières remarques sur Limitless, pis on y reviendra plus.
On parlait hier de Minority Report, et je trouve que les deux pilotes ont une démarche similaire qui jusque là me semblait soigneusement évitée par les chaînes. Le principe est : « non seulement on capitalise sur le succès du film, mais en plus, il faut que vous l’ayez vu récemment« . Si vous ne l’avez pas vu, vous ne connaissez absolument pas l’importance du personnage de Bradley Cooper, qui, lorsqu’il apparaît à l’écran dans le pilote, est traité alors comme une révélation importante, limite un cliffhanger chargé de suspense mais aussi de sens ; l’obligation non seulement de connaître le pitch du film, mais de l’avoir vu jusqu’à la fin pour savoir quel genre d’homme ce personnage est devenu pendant l’intrigue, est au centre de tout. Il fallait également avoir vu le film pour remarquer les quelques Easter eggs du pilote de Limitless, à l’instar du coquillage qui préside dans le bureau de la cheffe du FBI, et qui ressemble à s’y méprendre à un coquillage ayant eu une certaine importance dans Limitless à un moment. Les Easter eggs ont avant tout pour vocation de récompenser le visionnage du film en amont plus qu’à le rendre nécessaire, mais ils font partie d’un tout.
Ce pilote nécessitait impérativement d’avoir vu le film. Le film était en fait le pilote. Et si l’intégration (passagère) du personnage de Cooper est très bien gérée, dans son genre, elle a aussi pour tort essentiel de contenir à elle seule toute la potentialité de mythologie de la série. Sans le film, la série est tout simplement impossible à regarder à ce stade, elle n’est que l’ombre d’une série, un personnage y court pour échapper au FBI et c’est à peu près tout. C’est la raison essentielle du ratage de ce premier épisode de Limitless : en tant que série, à ce stade, elle ne vaut rien par elle-même.
C’était exactement ce que je reprochais au pilote de Minority Report : d’utiliser une mythologie développée pendant le film, mais de ne pas construire sur l’existant. Et c’est une chose que la plupart des séries précédentes s’appuyant sur le succès de films avaient évitée, de diverses façons.
Pour regarder Sleepy Hollow, il n’était pas nécessaire de connaître autre chose que les grandes lignes de l’histoire originale (sans même parler de voir les adaptations), la série s’empressant de construire sa propre mythologie à partir de là. Bates Motel s’était affranchi d’une parenté directe en se plaçant à la fois dans la position de prequel et en changeant d’époque, se contentant pour l’essentiel de références appuyées. Scream a fait le choix de reprendre des codes plutôt que des intrigues ou des personnages, lui permettant d’être visionnée indépendamment tout en faisant résolument partie d’une même franchise. Même le pilote de Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D. est compréhensible sans s’être farci avoir vu tous les films de Marvel, alors que la série est pourtant conçue pour capitaliser sur la synergie télévision/cinéma.
Et je ne parle même pas des séries comme Parenthood, Teen Wolf, The Client List ou Nikita qui étaient pensées en repartant pour ainsi dire de zéro ; l’utilité de connaître le pitch de départ était infime, et l’impératif d’un visionnage du film totalement absent. Il s’agissait juste d’attirer les spectateurs vers un titre connu, comme pour les mener à un coussin confortable pour regarder une série inconnue. Cela ne dit évidemment rien des qualités intrinsèques de ces fictions, cependant ces démarches se sont montrées viables : toutes les séries ci-dessus ont compté un minimum de 2 saisons.
Mais Limitless et Minority Report sont volontairement dans une démarche de continuité… et cette continuité a un prix. Je ne sais pas si, quand l’écriture suit si peu, on peut se permettre de le payer, surtout sur le long terme. Se limiter (ha ha !) à ce qu’a créé le film pour ne rien apporter à l’histoire, la mythologie, et très peu aux rares personnages déjà existants, en n’apportant rien de nouveau dans son intrigue ni ses enjeux, ne me semble pas une promesse qu’une série devrait faire si elle tient à survivre.
A quoi ressembleront ces séries, au bout de ce qui leur tiendra lieu de première saison, si elles persistent dans ce choix ? Franchement j’ai aucune envie de le voir, mais je serai curieuse de le savoir.
…Bon sang, encore une série qui a choisi son titre en dépit du bon sens. Mais quand apprendront-ils ?