Les débuts de la télévision ont fait la part belle à l’anthologie, un format populaire à une époque où les intrigues feuilletonnantes étaient loin d’être la norme, et qui permettait également de nombreuses expérimentations de forme et/ou de fond. Alors dans les années 50, même le western n’échappe pas à l’anthologie, et plusieurs voient le jour, de Death Valley Days (produite par Gene Autry, et dont de nombreux épisodes ont été introduits par l’acteur Ronald Reagan) à Zane Grey Theater (devant son nom à l’auteur de romans d’aventures Zane Grey). Beaucoup d’autres séries, sans être anthologiques, partaient du principe que les épisodes devaient pouvoir être vus indépendamment ; beaucoup de westerns d’aventure sont dans ce cas, avec très rarement des épisodes en deux parties, et encore plus rarement des arcs narratifs.
Et pourtant dés les années 50, on trouve des séries qui tentent ce qui semble être l’impossible : inviter les spectateurs dans un univers cohérent, dont les histoires se suivent ou en tous cas, appartiennent à une même histoire. C’est là qu’intervient Wagon Train, une série lancée en 1957 dont le personnage récurrent est le major Seth Adams, un homme qui aide les pionniers à traverser les immensités hostiles afin d’aller s’installer jusqu’en Californie ; bien que mettant en scène un ancien soldat, Wagon Train s’intéresse surtout, au cours de ces épisodes, à toutes sortes de gens qui font le voyage avec lui.
Une remise en contexte s’impose : la série s’appuie sur l’histoire des caravanes de charrettes emmenant les pionniers à leur destination ; dans le cas de Wagon Train, Seth Adams suit le chemin de la Californie, aussi connu sous le nom de California Trail (l’Oregon Trail est une autre de piste abondamment empruntée à l’époque, rendue célèbre dans de nombreuses fictions et même un jeu video).
Traversant ainsi ces milliers de kilomètres, les carrioles de migrants voyagent en groupe pour plus de sûreté, guidées par un responsable connaissant la route et ses dangers (le major Adams ; ici aidé d’un éclaireur, Flint), qui assurait la sécurité des voyageurs, évidemment en échange de monnaie sonnante et trébuchante. Les nomades étaient pour la grande majorité des familles parties s’établir à l’Ouest, se destinant à des vies de paysans, de chercheurs d’or ou d’ouvriers dans les villes naissantes ou à naître. Dans Wagon Train, on a donc avant tout affaire à des gens qui ne sont pas des héros au sens traditionnel du terme, qui ne cherchent pas tant l’aventure qu’une nouvelle vie (si possible meilleure), et qui font le voyage en sens unique au sein d’une communauté de fortune où il est essentiel de se serrer les coudes pour survivre. Le California Trail n’est pas l’endroit où l’on cherche le frisson, c’est un moyen et non un but, et les désaccords peuvent s’avérer fatals : ils sont donc évités autant que possible.
C’est un aspect souvent absent de l’imaginaire collectif autour de la définition de la série de western, et pourtant il en est la clé : sans ces migrants prenant leur courage à deux mains pour traverser des terres largement méconnues, les villes du far west ne seraient tout simplement pas.
Le contexte du California Trail est parfait pour une série dramatique, et Wagon Train se saisit de cette opportunité pour raconter les histoires de personnes qui, par définition, ne sont que de passage. Adams accompagne, les uns après les autres, les convois de pionniers vers leur destination, se liant d’amitié avec eux et s’assurant qu’ils arrivent à bon port ; au passage, il peut constater que chacun a son histoire, et en faire temporairement partie. C’est la raison pour laquelle presque tous les titres d’épisodes de la série sont baptisés sur une même structure : « The [nom d’un migrant] Story ».
Wagon Train est donc éminemment dramatique, et cela lui donne un charme fou, car l’action n’est pas son objet : la série préfère les portraits. Mais ces portraits s’inscrivent dans une continuité : la première saison décrit une seule expédition, que nous suivons depuis le Kansas jusqu’à la Californie. A l’intérieur de ce voyage, les personnages prenant de l’importance varient d’un épisode à l’autre (certains restant en arrière-plan jusque tard dans la saison), permettant d’inviter des guests pour effectuer un roulement dans les intrigues, comme le veut le fonctionnement de l’industrie télévisuelle de l’époque, mais sans perdre de vue que Wagon Train cherche à raconter une histoire d’un seul tenant.
Le premier épisode de Wagon Train est The Willy Moran Story, et commence lorsque l’équipage est encore à l’arrêt dans le Kansas, où de nouveaux migrants s’ajoutent à l’équipée tandis que d’autres l’abandonnent. Le major Adams découvre alors qu’un pochtron du saloon est l’un de ses anciens frères d’armes, Willy Moran, aux côtés duquel il s’est battu à Gettysburg. Hélas depuis les choses ont bien changé et, si Adams a trouvé une nouvelle vie, Moran est paralysé par son alcoolisme. Moran parvient cependant, essentiellement par chance, à se faire embaucher comme conducteur de charriot par Robinson, l’un des membres de la caravane qu’Adams est sur le point d’accompagner. En effet, tout véhicule doit avoir deux conducteurs afin d’opérer des roulements, et le partenaire n’est pas arrivé à temps avant que le convoi ne se mette en route.
Mais Robinson a engagé Moran pour une seule raison, il voulait juste être certain de pouvoir joindre cette équipée : l’un des wagons transporte en effet de la poudre, et il a l’intention de la voler, avec l’aide d’un ancien régiment de soldats sudistes, désormais hors-la-loi, qui les attend plus loin sur la route. Moran gêne les plans de Robinson plutôt qu’autre chose, et sitôt rattrapé par son collègue qui rejoint le convoi à cheval, Robinson tente de se débarrasser de son employé de fortune, jouant sur son addiction au whisky pour le décrédibiliser. En parallèle, Moran se lie d’amitié avec Mary Palmer, une veuve et ses deux enfants, qui font partie du convoi (ce qui ne plaît guère à l’oncle de la jeune femme).
La plus grande partie de l’épisode consiste à décrire les affres dans lesquelles Willy Moran s’est abîmé, et dont il a tant de mal à ressortir. Le voyage étant long, l’homme se saisit de la chance qui lui est donnée pour essayer de changer de vie ; il tente notamment d’arrêter de boire, et parvient à tenir pendant 9 jours sans alcool, encouragé par Mary qui ne le déconsidère pas et lui offre régulièrement l’hospitalité de son feu de camps et de son café, au grand délice de ses enfants qui se sont également pris d’amitié pour Moran, pas mauvais bougre.
L’épisode déjoue à plusieurs reprises les clichés autour de l’alcoolisme de Moran, tout en décrivant les difficultés qu’il éprouve à se sevrer totalement ; le pauvre n’est pas aidé par le fait que Robinson et son compère tentent de le faire boire et même de le faire virer de la caravane, afin de se débarrasser de celui qui est devenu le témoin gênant des préparatifs de leur petite magouille. Ernest Borgnine, qui campe Willy Moran, se montre d’une grande versatilité dans cet épisode, passant d’un cliché initialement montré comme très unidimensionnel, à une personne complexe et émouvante.
En fait, Moran est tellement émouvant que j’étais certaine qu’il allait mourir tragiquement pendant l’épisode, mais pas du tout ! Pendant la seule séquence d’action de cet épisode par ailleurs plutôt bavard, Wagon Train va nous expliquer en substance que Willy Moran a ce qu’il faut en lui pour triompher de ses démons intérieurs (et par la même occasion, des voleurs de l’Ouest). C’est une belle histoire de lutte personnelle qu’offre l’épisode, se concluant pas tant par une rédemption que par la conviction que la lumière intérieure de Moran était obscurcie par l’alcool, mais pas éteinte. Le California Trail aura permis à Moran de redevenir qui il était, grâce à l’affection de la famille de Mary Palmer, et la patience d’Adams.
Les histoires de Wagon Train sont avant tout humaines, ce qui, dans un univers culturel souvent dominé par l’aventure et le sens du danger, rappelle aussi à une certaine réalité de l’époque…