On parle beaucoup d’espionnage sur les écrans de la planète, ces derniers temps. Le genre interroge toutes sortes d’angoisses bien actuelles, de la confiance dans la patrie (ce que fait Deutschland 83) à la confiance qu’on peut accorder à nos proches (c’est bien-sûr le credo de Ta Gordin/SPY/Allegiance). Peut-être parce cela fait moins partie des angoisses de nos sociétés, l’identité est moins au cœur de ce genre actuellement.
Le Bureau des Légendes arrive donc à point nommé. Et plus précisément, Le Bureau des Légendes arrive lundi prochain sur Canal+, et ce soir sur les écrans de Séries Mania.
Accrochez-vous à vos écrans, les amis, je m’apprête à écrire le mot « coup de cœur » dans une review de pilote français. Il me semble que c’est l’un des signes annonciateurs de l’Apocalypse, de mémoire.
Guillaume Debailly est un agent de la DGSE envoyé sur le terrain. Ce n’est pas exactement James Bond : son rôle est avant tout de découvrir, dans les pays ciblés par le renseignement français, des gens qui pourraient être à terme des informateurs. Il opère sous le nom de code Malotru, car tout le monde à la DGSE a un petit nom, même les secrétaires ; sa dernière mission en date, à Damas, il l’a faite sous le pseudonyme de Paul Lefebvre. Dans le milieu, on appelle ça une « légende », c’est-à-dire une identité d’emprunt, fabriquée de toutes pièces jusque dans les moindres détails… mais supposément jetable.
Mot-clé : supposément.
Car à Damas, Malotru a rencontré une femme mariée, la professeure Nadia El Mansour, dont il est devenu l’amant. Hélas, lorsqu’il a appris que sa mission était finie, il a dû rompre avec elle du jour au lendemain, une décision qui lui pèse d’autant plus que sa hiérarchie l’a averti au dernier moment, via l’analyste avec laquelle il travaille via un équivalent de Skype, Marie-Jeanne.
Malgré tout, Malotru revient à Paris quelques mois plus tard, et réintègre la DGSE (où il a jadis tenu un rôle d’analyste lui-même, avant de partir sur le terrain), et essaye de se glisser à nouveau dans l’identité de Guillaume Debailly.
Tout cela serait fort beau et bon, si Malotru n’était pas encore amoureux de Nadia.
Le Bureau des Légendes nous plonge dans un univers qui vibre d’un grand naturel. Pour avoir fait un passage (quoique bref) dans les bureaux de la DGSE moi-même, j’ai été frappée de la sensation de réalisme des bureaux du Bureau. L’ambiance feutrée, moderne mais pas à l’excès, jusque dans la disposition des bureaux, voire (détail ridicule mais je me suis étouffée de surprise) dans les étiquettes avec Marianne collées sur les ordinateurs, je m’y serais crue. Ne manquait que l’odeur du café froid.
Plus sérieusement, la série se donne pour mission (pun not intended) d’essayer de reconstituer quelque chose de peu excitant avec finesse et intelligence. Le travail des agents du Bureau est de collecter des informations sur les gens qui ont peut-être des informations ; les sessions par Skype se déroulent un peu comme des psychanalyses à double-emploi (l’agent déballe ce qu’il sait et pense, et en même temps sa stabilité psychologique est suivie de près par un « analyste », pardon mais j’ai pas été la chercher très loin mon analogie freudienne). Les agents sont avant tout entraînés à mentir sur leur identité, à se glisser dans la société qu’ils doivent épier, et écouter, écouter, écouter. On est loin du permis de tuer.
Alors bien-sûr, ces missions ne sont pas à proprement parler l’objet du Bureau des Légendes ; ce qui semble intéresser la série, c’est le genre de mental qu’il faut pour être sur ces missions. Pour dire cela, la première heure de la série va nous parler de choses finalement très triviales : le retour d’un agent de terrain (ou « clandestin »), son installation dans un appartement de service, sa surveillance/sécurité assurée par le Bureau, la procédure pour se déplacer dans Paris (et qui tourne autour du passage par des « sas » dans des garages souterrains), le déballage des affaires de Malotru, la destruction des papiers d’identité de sa légende, et ainsi de suite. En toute logique, on ne devrait pas se passionner pour tout ça, mais ça a eu sur moi l’effet inverse. Le sentiment d’être mis dans la confidence de tels détails m’a rendue curieuse de la façon dont sont créées ces identités, et donc, avide de savoir ce qu’elles représentaient une fois tout ce système en place.
Quel genre de personne est-on quand on est sans cesse un autre ? Eh bien dans le cas de Malotru, il semblerait qu’il soit encore Paul Lefebvre. Le premier épisode nous dévoile ainsi qu’il n’a pas totalement coupé ses attaches avec son ancienne identité. Est-ce par réflexe après avoir tant menti, par réaction psychologique après le blessure de la rupture, ou parce qu’il a prémédité des actions ultérieures ? Le jury débat encore. Mais en tous cas les faits sont là : Malotru est habitué à se faire passer pour un autre, et il est si bien entraîné que rien ne protège le Bureau d’être la victime d’un petit tour de passe-passe aussi.
La reconstitution d’une unité (relativement discrète : elle n’a que 8 agents sur le terrain lorsque commence la série) spécialisée dans ce que le renseignement a de plus intériorisé permet donc de disséquer cette problématique de l’identité. Pas au sens où Malotru semble se demander qui il est, mais au sens où on lui a donné les aptitudes nécessaires pour qu’il choisisse qui il est. Et rien ne l’empêche de faire un choix qui n’arrange pas le Bureau.
Le Bureau des Légendes est ainsi truffé de conversations pendant lesquelles les agents, les analystes, mais aussi la hiérarchie (et en particulier le directeur du Bureau, Henri Duflot, autrefois partenaire de Malotru), vont sans cesse rester en éveil pour guetter qui est qui. Sans être dans la suspicion permanente, les protagonistes ont simplement conscience qu’on vit dans un monde où on ne sait pas à qui on a affaire. Et pour cause : c’est eux qui l’ont créé, ce monde, avec minutie et rigueur ! A plusieurs reprises, les personnages vont ainsi lâcher de petites phrases sur les mécanismes mis en place par les uns et les autres pour survivre psychologiquement dans une sphère assez perturbante.
Deux choses me plaisent particulièrement sur cet aspect psychologique.
D’abord, que Malotru ne semble pas « abimé » : ce n’est pas sa mission à Damas qui l’aurait cassé, mais sa vie privée à Damas, écourtée contre son gré. En somme, Malotru continue d’être très compétent, et même, toutes proportions gardées, fiable. Ce n’est pas comme s’il faisait une dépression nerveuse. Le voir en salle de crise vers la fin du pilote n’allume aucun signal d’alarme chez le spectateur, d’ailleurs ; en revanche, il est clair qu’en s’insérant dans une histoire qui compte pour Malotru, le Bureau a fait une erreur monumentale qui lui a coûté la loyauté de l’un de ses meilleurs agents.
Et puis, en second lieu, j’ai trouvé que ça faisait tellement de bien que ce personnage s’appelle Malotru. Au sens où il aurait pu être une femme, voilà ce que j’essaye de dire : combien de fois avons-nous vus des femmes espionnes mettre une mission, voire toute leur carrière, en danger, à cause de l’amûûûr ? Eh bien ici le cliché est renversé et c’est cette fois un homme qui, par obsession amoureuse, va se mettre en danger, et potentiellement menacer toute l’organisation pour laquelle il travaille.
Je vous rassure, si comme moi vous ne tolérez les histoires de romance que 7 minutes et 12 secondes par jour, Le Bureau des Légendes propose un peu plus que ça. Avantage non-négligeable : les intrigues secondaires de cet épisode inaugural sont, tout comme la trame centrale, amenées à servir de fil rouge. La dimension procédural est absente du Bureau des Légendes jusque dans les recoins les plus sombres de son scénario, ça fait un bien fou.
Ainsi, le Bureau est précisément en train de former une nouvelle personne à envoyer en mission prochainement en Iran ; il s’agit d’une femme (la chose est traitée comme totalement exceptionnelle, j’ose espérer qu’on nous précisera en quoi) du nom de Marina Loiseau… pour le moment. Vivant les derniers peaufinages de sa préparation, Marina est encore parfois maladroite, et elle est donc placée sous l’autorité de Malotru qui doit la rendre pleinement opérationnelle. Leur premier échange, pour bref qu’il soit, augure de bonnes choses sur les coulisses du Bureau et la préparation des agents.
Et puis, un agent envoyé en Algérie, Cyclope, a quant a lui brutalement disparu… dans un commissariat local, où son signal s’est arrêté. A mesure que le Bureau essaye de comprendre ce qui s’est passé, on va se retrouver à un cheveu de l’incident diplomatique, ce qui introduit des conséquences plus concrètes au travail du Bureau.
…Oh, et je vous ai dit que le sous-directeur du Bureau venait de se faire virer ? Qui va prendre son poste, mais qui donc mais qui donc ?
Je plaisante, mais c’est de la belle ouvrage. Soulever les jupons de la DGSE pour regarder dessous est un véritable plaisir, d’autant que l’univers est vraiment pensé comme un bureau fonctionnel, et pas comme simplement un décor qui claque. On y vit vraiment au rythme des légendes, permettant ainsi de prendre vraiment la mesure des actions entreprises par chacun, et évidemment, de comprendre la portée de ses actions. C’est parce que le Bureau respire comme une entité organique, que les aspects les plus abstraits du travail des agents et analystes peuvent être appréciés à leur juste valeur.
Bien-sûr, il y a des efforts de réalisation, et puis un générique en théorie plutôt pas dégueulasse (ne regardant jamais de films français, je connais en fait très peu le travail de Kassovitz, je le reconnais), mais en tous cas on n’est pas dans l’esbroufe. C’est du travail de détail, de nuance. Un véritable effort de construction d’un univers cohérent dans lequel il est facile de pénétrer alors qu’il ne s’y passe, concrètement, rien de très glamour.
Bref, je vais être de la partie, soyez-en sûrs.
…
Ah oui, pardon, j’avais dit que je le dirais : « coup de cœur ». Nan mais vraiment. Bon maintenant, ya plus qu’à attendre les sauterelles.
Je suis d’accord, c’est vraiment une belle série. Et c’est effectivement beaucoup plus subtil que ce à quoi on pourrait s’attendre. Puis les personnages sont bien tenus, comme Malotru, la psy ou le directeur (mention spéciales aux cravates qui sont ridicules).