De toutes les choses que les gens qui ne sont pas téléphages disent sur les séries télévisées, l’argument de la passivité m’énerve le plus. Je sais, je sais : c’était dur de choisir.
Je conçois totalement qu’il y ait des gens qui regardent la télévision de la façon la plus passive qui soit, en végétant sur un coin de canapé en attendant qu’il soit l’heure d’aller dormir avant de commencer une nouvelle journée de routine peu excitante. Les personnes qui regardent les séries de cette façon (que je qualifie personnellement dans ces colonnes de telambdas) existent, et il ne fait aucun doute dans mon esprit que leur consommation implique aussi peu de neurones que possibles. Ce sont généralement des gens qui allument la télévision par réflexe, et regardent une série comme ils regarderaient un téléfilm, de la télé réalité, ou même une chaîne météo s’il le faut, pourvu de faire mine de se divertir quelques heures. Un mode de consommation qui n’a rien de honteux, et qui est, sûrement, très courant.
Mais lorsque quelqu’un dit être cinéphile, le premier réflexe n’est pas d’imaginer qu’il a fait partie des hordes de spectateurs de Fifty Shades of Meh, alors pourquoi lorsqu’il est question d’énoncer une préférence télévisuelle, on se retrouve soudain avec des interlocuteurs qui vous toisent de haut en bas avec mépris ? Ce sont généralement les mêmes qui sont fiers de déclamer qu’ils n’ont pas de télévision chez eux de toute façon, vous l’aurez remarqué. Alors que, vous leur diriez que vous n’avez pas de livre chez vous, ils vous regarderaient en parfait béotien.
Il y a sans aucun doute une éducation à faire (et oui, dans notre bulle, on oublie souvent qu’elle reste à faire) sur ce qu’est réellement la fiction télévisée. Et comme en France on a zéro culture télévisuelle en général, le boulot est d’autant plus grand. Je suis consciente de prêcher à des convertis, mais mon agacement a été ranimé il y a quelques semaines.
Mais j’ai eu envie d’aller plus loin que simplement maugréer contre ces [censuré] de gens qui ne savent pas ce que c’est de regarder la télévision sans être passif (soit parce qu’ils regardent la télévision autrement, soit parce qu’ils ne la regardent pas du tout).
En quoi le spectateur n’est pas passif ? Let me count the ways. On pourrait mentionner la simple démarche de connaître le statut de ladite série (son nombre d’épisodes, ou de saisons, ou son prochain renouvellement si c’est ce genre de séries). On pourrait évoquer le nombre de vérifications, en cours d’épisode ou ensuite, sur Wikipedia ou IMDb quant à l’identité d’acteur, parfois d’un auteur ou d’un réalisateur. On pourrait aborder les réactions sur les réseaux sociaux, qui montrent que le spectateur fait vivre l’épisode au-delà de sa diffusion. On pourrait noter le nombre de blogs, de podcasts, de sites reprenant les news, des façons dont le spectateur discute non seulement d’une série, mais de plusieurs. On pourrait parler du nombre de personnes qui se déplacent à des évènements autour des séries. On pourrait parler du nombre de livres sur les séries, publiés même en France, et destiné non seulement aux experts mais aussi au grand public. Dans la foulée, parlons donc des magazines sur les séries, certains avec une certaine longévité.
Mais ce n’est pas de cela que je veux parler aujourd’hui, quoique tous ces arguments, et quelques autres, soient on ne peut plus exacts.
Là où d’aucuns semblent penser que le spectateur est un simple réceptacle à informations, que la série mitraille sans se soucier de rien et qui gobe sans vraiment le réaliser ce qu’on lui enfourne dans le crâne, le spectateur est au contraire doté d’un cerveau en éveil du début à la fin de l’épisode.
Vous savez sûrement comment les spectateurs des soaps, en particulier, sont jugés peu regardants, et je reste polie. On considère que les intrigues peu raffinées, voire carrément stupides et ridicules, et à ce titre, regarder un soap est le niveau zéro de la réflexion. Et pourtant, regarder un soap demande un investissement intellectuel énorme : il faut être capable de mémoriser les subtilités des intrigues liant une chaîne de plusieurs dizaines de personnages, sur des années voire parfois des décennies. Les intrigues sont ce qu’elles sont, et on laisse à l’appréciation de chacun leur degré d’élégance et d’originalité, mais on ne peut pas nier que le soap récompense la concentration, la mémoire et la réflexion. Eh bien de façon plus large, c’est vrai des spectateurs de série, pour tous les genres télévisuels (à l’exception de celles qui prennent la forme d’une anthologie, certes, mais dont les ressorts communs, comme une introduction ou une hôte, reposent sur des stratagèmes équivalents). Les comédies utilisent des gags récurrents pour construire à la fois des blagues et des personnages ; les dramas impliquent qu’on ait connaissance du background d’un personnage pour comprendre ses réactions ou émotions à un moment donné ; même une série policière, pour peu qu’elle fasse revenir un criminel ayant déjà été rencontré, repose sur l’existant.
Pour ces raisons, il n’existe aucune série qui se contente de parler : le spectateur a nécessairement une centaine de pensées à la minute sur ce qui se déroule. Le contraire est absolument impossible.
Il mémorise en même temps qu’il extirpe de ses archives personnelles un souvenir. Il écrit dans sa tête la bible de la série avec plus de précision encore que les scénaristes eux-mêmes. Ils relève les détails dont il pense qu’ils pourront lui servir ensuite. Il réfléchit à une question sociale posée par une situation ou, explicitement, par un personnage faisant état de ses propres questionnements à ce sujet. Il est renvoyé au détour d’une intrigue ou d’une réplique à la résonance de la série dans sa propre vie. Il compare les personnages à ses proches. Il imagine ce qui s’est passé entre deux scènes pendant que les scénaristes utilisent une ellipse ou laisse une question en suspens. Il pense à sa propre réaction devant une scène, par exemple en se reprenant s’il s’est senti choqué par un évènement. Il s’imagine déjà regarder le prochain épisode, qui devrait être intéressant vu le tour que prend celui-ci ; ou, au contraire, anticipe les conditions dans lesquelles il verra l’épisode suivant (avec quelqu’un, par exemple). Il compose un tweet de moins de 140 caractères qui explique clairement ce qu’il pense de l’épisode, ou d’un personnage. Il pose un regard critique sur une scène qui lui a déplu, ou au moins l’a déçu parce qu’il attendait autre chose. Il ne comprend pas une scène et se demande s’il a raté quelque chose, ou si au contraire la série veut le surprendre. Il détermine sa tolérance aux scènes violentes, ou à caractère sexuel, ou autres, de façon à ce que le concept de regarder la série ne soit pas plus important que le plaisir à en tirer. Il décide en permanence des limites que la série ne doit pas franchir, dans le ridicule notamment, pour qu’il poursuive son visionnage. Il mesure son degré d’attention, car si celle-ci faiblit cela peut être le signe d’un ennui. Il regarde une série étrangère et réfléchit aux codes sociaux qu’il peut y observer. Il regarde une série étrangère et se demande à quoi ressemblerait une même série dans son propre pays. Il regarde une série dans une langue étrangère et s’assure qu’il a bien compris le sens de termes techniques, s’aide si nécessaire de moyens mnémotechniques, se demande s’il a déjà entendu cette expression dans un autre contexte qui l’aiderait à comprendre ce qui se dit. Il regarde une série historique et se demande s’il aurait pu vivre à cette époque. Il regarde une scène d’amour et pense à une personne avec qui il vit ce genre de choses, ou aimerait les vivre. Il assiste à une querelle familiale et se rappelle avoir entendu quelque chose de similaire lors d’un dîner de sa famille. Il apprend qu’un personnage n’est pas tel qu’il le croyait, et réévalue son estime ou son mépris. Il se promet de regarder la filmographie d’un acteur. Il prend mentalement note d’une référence pour aller se renseigner à son sujet, qu’elle soit artistique, historique ou autre. Il se promet de recommander la série à un proche qu’elle pourrait intéresser. Il essaye de relever les tirades les plus drôles pour les ressortir prochainement avec des amis ou des collègues. Il a lu un spoiler et attend avec impatience que celui-ci apparaisse enfin à l’écran. Il a lu des critiques et songe qu’elles ont été injustes sur l’épisode. Il calcule combien de temps il lui reste avant de devoir éteindre son écran, et s’il peut voir la fin de l’épisode avant d’aller en cours, ou travailler, ou à une soirée, bref là où il est attendu. Il voit un plat ou une boisson à l’écran et se demande s’il doit céder à l’envie de manger ou boire la même chose. Il se rappelle d’une série ayant traité un sujet similaire, mais différemment ; mieux ou pire. Il compare l’épisode à un autre de la même série, la saison à une autre, prend du recul sur les qualités et/ou défauts de la fiction qu’il regarde. Il est interrompu dans son visionnage et repose les yeux sur l’écran en essayant de retrouver sa concentration.
Et ce, sans même aller jusqu’à parler de la minorité qui décide d’écrire des reviews, des articles, voire des livres, sur le sujet !
La conversation entre la série et le spectateur est constante. Le principe de l’écriture est d’essayer de prévoir les réactions du spectateurs, ses pensées, ses interrogations, et de leur répondre quand nécessaire ou, au contraire, d’inviter ledit spectateur à se dépêtrer seul. Les scénaristes savent bien que l’échange est vital pour que le spectateur investisse la série, et continue de la regarder : dans un format qui s’inscrit sur la durée, l’échange est vital !
Le spectateur échange avec la série, il ne la boit pas comme une éponge. Passif, le spectateur ? Laissez-moi rire.