Oubliez tout ce que je vous ai dit sur les séries japonaises qui tenteraient de s’atteler à un sujet en essayant de ménager les susceptibilités. Oubliez tout ce que je vous ai raconté, au fur et à mesure de mes reviews, sur les fictions nippones qui essayaient de parler de sujets de société sans s’aliéner une partie des spectateurs. Oubliez tout ce que j’ai jamais écrit sur les dorama au féminisme subtil et allégé.
Ou plutôt, ne l’oubliez pas. Gardez-le dans un coin de votre tête pendant que je vous dis que Mondai no Aru Restorant est la série qui m’a brisée en deux… et donné de l’espoir. C’est autant un coup de cœur qu’un coup au cœur.
Cinq femmes se retrouvent, par une froide journée d’hiver, sur le toit d’un bâtiment. L’endroit est en bien piètre état : des plantes et des gravats jonchent le sol, une structure délabrée occupe une partie de l’espace, et les chats du quartier viennent y jouer. Pourquoi sont-elles là ? Elles se le demandent un peu, vu que la personne qui les y a invitées, Tamako, n’est pas sur place. Alors elles discutent entre elles pour tirer tout cela au clair.
Chacune a une histoire avec Tamako. Elles se sont connues il y a des années, ou il y a quelques mois. Quelques jours peut-être. Toutes décrivent la même jeune femme volontaire, positive, mais peut-être un peu docile. Chacune y va de son anecdote, qui décrit à la fois la jeune femme, qui est d’ailleurs toujours aux abonnés absents, mais aussi leur relation, et… et quelque chose d’autre. Quelque chose d’encore un peu flou.
Ce que ces femmes sans aucun lien apparent, et si différentes, commencent à raconter sur ce toit, c’est l’entrée dans la Matrice de Tamako. Cette jeune femme au tempérament classique dans une série japonaise, pleine d’allant, de bonne volonté et d’efforts pour ignorer le négatif, commence progressivement à prendre la mesure du sexisme autour d’elle. Elle a toujours essayé de ne pas se laisser affecter, mais à partir d’un moment, ce n’est tout simplement plus possible.
Puisqu’elle a pris sur elle, détourné le regard ou simplement laissé couler chaque fois que quelque chose lui est arrivé, c’est par le biais de l’expérience d’autres femmes qu’elle a fini par évoluer sur le sujet. Des collègues subissant des remarques ou du harcèlement ordinaire commencent à lui faire froncer les sourcils. Mais l’apogée est atteinte lorsqu’elle découvre qu’une de ses amies d’enfance, Satsuki, travaille pour la même compagnie qu’elle. Sauf qu’elle a été mise au placard pour des raisons obscures, les rumeurs scabreuses n’aidant pas à s’en faire une opinion. Remisée dans un poste sans intérêt, loin du siège social, Satsuki est l’ombre d’elle-même ; un contraste saillant avec la jeune fille que Tamako a connue, quelques années plus tôt. En levant le voile progressivement sur le parcours de Satsuki ces dernières années, Tamako va prendre la mesure de la portée du sexisme pourtant ordinaire autour d’elle. Ordinaire, mais destructeur.
Et ces cinq femmes, sur leur toit, comprennent toutes le langage malheureusement universel de la Matrice.
Je ne vous cache pas que Mondai no Aru Restaurant m’a annihilée pendant l’épisode, au point qu’une bonne demi-heure après avoir fini l’épisode, j’étais toujours à l’envers. J’ai essayé de me reprendre mais après de longues minutes passées à sangloter, j’ai décidé de faire avec, de ne pas essayer de mettre de côté la douleur et la colère ; Mondai no Aru Restaurant les a provoquées en connaissance de cause, après tout.
Ce n’est pas seulement qu’aucune série japonaise avant Mondai no Aru Restaurant n’avait osé aborder frontalement le thème du sexisme ; la plupart avaient préféré, au mieux, marcher sur des œufs ou procéder à quelques parades narratives (je vous prépare un article sur Onna wa Sore wo Yurusanai sur ce mode). C’est qu’aucune série du monde, à ma connaissance, n’avait osé les aborder. Certainement pas comme ça.
A force de demander des personnages féminins forts, ou inspirants, ou faisant avancer les choses, on en oublie que la fiction a finalement si peu décrit la réalité que vivent tant de femmes au quotidien, et au présent. Les attouchements (plus ou moins mine de rien), la dévalorisation, les sous-entendus, les blagues paillardes, le harcèlement de rue, le harcèlement sexuel au travail… j’essaye depuis tout-à-l’heure de trouver une série qui aurait dit : c’est notre chienne de vie, voilà ce que nous expérimentons tous les jours. Et ça nous use, bordel de merde. Mais je n’en trouve pas. Et c’est la raison pour laquelle Mondai no Aru Restaurant est si importante dans ce qu’elle décrit sur Tamako, et surtout, sur Satsuki.
Oh, évidemment, plein de séries historiques, parmi lesquelles Mad Men par exemple, mais aussi les Masters of Sex, les Love Child, les Fröken Frimans krig, les Agent Carter, les Up the Women, les PanAm, les Strange Empire, s’attachent à nous dire : c’était usant. Ces séries, et cela n’enlève rien à leurs autres qualités, décrivent des réalités vieilles de plusieurs décennies ou siècles, et se gargarisent de leur propos : Regardez comme les femmes étaient mal traitées, en ces temps reculés de sexisme ! Ah, semblent-elles ajouter, ces séries qui voudraient nous parler de condition de la femme, regardez comme nous avons progressé. Même topo pour le racisme dans la plupart des séries, au passage.
…Or have we ? Parce que dans ce cas, comment expliquer ces chiffres ?
Et même quand il s’agit de les aborder, c’est alors sous un angle qui dit que la série est « perchée ! » : ah, oui, certes, elle rencontre des comportements sexistes, concèdent ces séries, mais il faut dire que l’héroïne évolue dans un univers masculin ! C’est forcément plus difficile comme ça !
Alors du coup, ce que les féministes décrivent du quotidien de tant de femmes, si ce n’est toutes, à divers degrés tous aussi écœurants les uns que les autres, on ne le retrouve pas à la télévision, ou si peu. Pour autant que des séries essayent d’en discuter, mais le montrer reste rarissime. Ici le spectacle est violent, et il ne possède que peu d’exagérations (la scène-clé de l’humiliation de Satsuki n’est peut-être pas monnaie courante, mais dans le feu de l’action, je vous mets au défi de la regarder d’un air détaché vu tout ce qui l’a précédé).
Mondai no Aru Restaurant confirme qu’hélas, nos amies les Japonaises ne sont pas mieux loties que les autres, loin s’en faut. Et que si ses héroïnes vivent dans un univers masculin, eh bien il semblerait qu’en fait… ce soit un peu notre cas à toutes.
Ce premier épisode s’attache à montrer comment les constatations sont violentes, et pourtant banales. A la fois par l’évolution du point de vue de Tamako, par l’évolution de l’histoire de Satsuki, telles que racontées par ces femmes qui la connaissent de façon partielle… mais aussi par le biais des réflexions que se font ces mêmes femmes alors qu’elles partagent leurs expériences.
L’écriture de Mondai no Aru Restaurant est fatiguée, abattue, déchirée, en colère (comme moi pendant son visionnage, honnêtement), et va employer sa narration vive, ses discussions en apparence légères, d’étrangères qui jusqu’à aujourd’hui ignoraient tout les unes des autres, pour décrire une expérience bien trop familière. Sans faux-semblant. L’expérience d’un champ de bataille où, pour reprendre les mots de Satsuki, il leur est interdit de répliquer. Le plus surprenant, c’est sûrement que Mondai no Aru Restaurant est écrite… par un homme. Pas n’importe quel homme, cependant, mais Yuuji Sakamoto, auquel on doit Mother et Woman, entre autres. Un scénariste nippon féministe s’il en est.
A la description d’une réalité qui brise, s’ajoutent donc les petits commentaires, les dialogues, les petites phrases glissées l’air de rien. Autant de dagues en plein cœur, ces petites évidences, ces petits soupirs, ces petites résignations, ces petites indignations, ces petites questions…
Mais Mondai no Aru Restaurant n’en reste pas là. Et si Tamako, qui a ces dernières années tant travaillé, tant essayé de servir au mieux son entreprise et ses patrons (tous des hommes, bien-sûr), tant courbé l’échine, les a toutes convoquées sur ce toit, c’est parce qu’elle veut faire de l’endroit un bistrot. LEUR bistrot.
Et s’il est, par le plus grand des hasards, situé face au Symphonic Omotesando, le restaurant que vient d’ouvrir l’ancienne entreprise de Tamako, c’est naturellement un hasard total.
Peut-être qu’il y a eu beaucoup de blessées sur le champ de bataille, mais il n’est pas du tout impossible de répliquer.
Je n’aime généralement pas trop les doramas japonnais (surjeu, culture assez conservatrice…) mais celui-là a l’air vraiment différent et novateur, la féministe convaincue que je suis va certainement regarder au moins le pilote !