A la rame

5 février 2015 à 7:12

Vingt ans. Cela faisait 20 ans que la dernière série comique de network avait été lancée avec, dans le rôle principal, un personnage asiatique (une, en l’occurrence). Et cela fait d’elle, tenez-vous, seulement la 3e série de network à s’y essayer dans toute l’histoire télévisée des USA : Fresh Off the Boat n’avait même pas encore débarqué qu’elle était déjà unique. Mais derrière les promesses de diversité (le mot d’ordre de la saison), il fallait assurer derrière…

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Pour son épisode inaugural, Fresh Off the Boat ne se foule pas trop.
Il y a clairement une impression de déjà-vu après Everybody Hate Chris, à plusieurs égards : la narration rétrospective, d’abord (la série se passe au milieu des années 90) ; la mise au premier plan d’un enfant tentant de grandir dans une famille qu’il juge épuisante et déplacée ; et l’aspect culturel mis au même plan que l’aspect nostalgique pour aborder la situation de cette famille. Cela fait hélas beaucoup d’impressions de déjà-vu pour une seule série. La prise de risques est minimale sur tous ces plans, et ce sont ceux qui, s’ils ne comptent pas le plus pour une comédie, portent quand même une lourde responsabilité dans l’intérêt ou non d’une nouvelle série, a plus forte raison si elle est familiale. Où est supposé se trouver l’affectif ?

Rembobinons. Dans Fresh Off the Boat, la famille Huang quitte le cocon de Chinatown à Washington, pour emménager à Orlando en Floride, un monde différent (et moite) loin de tout ce que le clan connaît. Pas de proches sur lesquels se reposer, pas de confort financier puisque les Huang sont désormais propriétaires de leur propre restaurant, et plein de nouveaux codes à assimiler sur la vie dans un quartier résidentiel de banlieue.
Des trois jeunes fils Huang, Eddie est le plus réfractaire à ce changement ; il aimait la vie à DC et l’univers du rap dans lequel il pouvait alors baigner ; Orlando est littéralement mais aussi culturellement à des kilomètres de tout cela ! Sa mère Jessica est à peine plus enthousiaste, mais elle a choisi de déménager sa petite famille (grand’mère incluse) tout de même, de prendre le risque de poursuivre le rêve de son mari. Lequel, plein d’espoir, a vraiment tout misé sur la vie en Floride.

Les personnages ne sont pas totalement transparent, admettons-le : Jessica s’annonce à la fois comme une matriarche ferme, mais aussi comme quelqu’un de plus nuancé que les clichés ambulants sur les mères asiatiques (comme, disons, la mère dans Sullivan & Son). Mais cela reste limité et d’ailleurs, trois des membres de cette famille qui en compte six (et qui sont tous, fort commodément, rassemblés dans une même scène d’exposition) ne seront pas introduits par la voix-off aux spectateurs. C’est le niveau de demi-mesure dans lequel on est.
Ironiquement, la série laisse donc aux Huang le soin de prendre les devants, là où la fiction elle-même est particulièrement plan-plan. Cela se traduit par une introduction assez lente, d’autant plus laborieuse d’ailleurs qu’on découvre que le type d’humour que s’est choisi Fresh Off the Boat n’est pas franchement dans le fou-rire.

On est quasiment dans le domaine de la single camera… qui pourrait très bien être une multi-camera. Et il n’y a pas de public dans les gradins pour au moins susciter le rire, ne serait-ce que par mimétisme.

Au bout de quelques minutes, Fresh Off the Boat va lentement, très lentement se découvrir un talent pour les double-sens (en tout bien tout honneur : on est sur ABC) et les sous-entendus : c’est à ce prix seulement qu’elle peut se permettre d’aborder sa thèse sur la place d’une famille asiatique dans une communauté bien blanche d’Orlando.
Et c’est bien-sûr ce discours qui est la valeur principale de Fresh Off the Boat, ce qui a de toute évidence suscité le plus de travail, et sûrement d’introspection, en amont. Ce qui est, pour résumé, vraiment soigné.

Le premier épisode passe l’essentiel de son temps à décrire comment Eddie mais aussi, à des degrés divers, le reste de sa famille, se sentent presque littéralement étrangers au monde dans lequel ils sont arrivés. Sans surjouer mais en tentant quelques gages, le pilote va insister sur le sentiment d’étrangeté, et la volonté d’Eddie, très tôt, de vouloir s’intégrer, qui est omniprésente mais hélas pour lui, pas vraiment récompensée. De façon très peu appuyée, les intrigues de ses parents et de leur restaurant répondent à ses interrogations. C’est que, voyez-vous, Louis Huang a décidé d’ouvrir un steackhouse bien du Sud ! Il craint donc que son visage asiatique n’inspire pas confiance à ses clients, qui attendent sûrement de lui une cuisine différente… En attendant d’avoir réussi à attirer quelques visiteurs dans son restaurant, Louis en vient même à embaucher un blanc pour accueillir les gens. J’en profite pour préciser que pendant tout le pilote, j’ai été plus intéressée par les personnages adultes et leurs intrigues, c’est-à-dire les parents puisque la grand’mère n’a pas une ligne de dialogue, et pas franchement par les enfants ; Eddie étant d’ailleurs le seul bénéficiant d’un véritable temps d’antenne à l’écran.

Comment les Huang vont-ils surmonter leurs différences pour s’intégrer ?
Alors qu’on pense que la série va uniquement varier autour de ce thème, on découvre qu’elle veut aussi s’attaquer à la question inverse : comment va-t-on les laisser s’intégrer ? La fin de l’épisode, que je vous laisse découvrir si ce n’est déjà fait, retourne la question et met le spectateur face à la problématique. Que faisons-nous pour que cette famille asiatique se sente bien accueillie ? La pirouette est intéressante, assurément ; mais on ne peut pas dire qu’elle soit drôle.

Et c’est là que le bât blesse. Il me semble que les séries de network qui fonctionnent le mieux actuellement et qui sont mises en avant pour leurs diversité, ne sont pas celles qui s’appliquent à tendre pareil miroir au spectateur, mais plutôt celles qui intègrent d’emblée une donnée : les héros que nous nous sommes choisis existent tels qu’ils sont. Qu’il s’agisse de How to get away with Murder, Jane the Virgin ou plus récemment Empire, par exemple, la diversité notamment raciale est tenue pour acquise (j’aurais aussi pu parler des orientations et des choix sexuels, abordés à divers degrés dans ces séries, mais ils sont totalement absents de Fresh Off the Boat). Au spectateur de suivre les histoires de ces personnages… ou non, si vraiment il est raciste.
Mais s’il s’engage avec eux, c’est pour vivre à leurs côtés leurs difficultés et leurs luttes, pas pour se sentir en lutte contre eux.

Or Fresh Off the Boat ne mange pas de ce pain-là, et insiste à tenir un propos clairement politisé, non seulement vis-à-vis de ses personnages, pour lesquels le privé est bien-sûr politique, mais pour les spectateurs aussi. Et c’est quelque chose de fantastique, j’ai apprécié le voir dans Being Mary Jane dont je vous chantais les louanges ya pas trois jours, puis dans Survivor’s Remorse. Il n’y a pas plus fan que moi… dans un drama. Pas dans une comédie, et surtout pas si elle n’est pas souvent drôle. Le côté poil à gratter ne fonctionne que si d’un autre côté, le spectateur a des raisons autres de regarder la série : de l’attachement affectif, du rire, quelque chose. On peut le déplorer, mais ça reste quand même essentiel. Non parce qu’il faut ménager la sensibilité du spectateur qui pourrait se sentir offusqué en tant que non-asiatique (ce serait contre-productif !), mais parce qu’il faut ménager le spectateur en tant que spectateur. Si on veut lui parler agressivement d’un côté, il faut lui donner une raison d’en redemander quelque part. D’autres séries savent le faire ; Fresh Off the Boat met clairement à côté.
Je ne me vois pas intégrer Fresh Off the Boat dans mon existence de façon hebdomadaire, parce que je ne ris pas et que je ne suis pas curieuse du devenir des Huang. Je trouve ça handicapant pour une comédie familiale, et j’aurais aimé que dans ce cas, la série prenne le parti de donner dans de la véritable dramédie, voire du drama. J’ai lu que la série avait largement été atténuée par rapport au livre original, au grand dam du véritable Eddie Huang lui-même, et je le crois bien volontiers. L’effet est néanmoins là et bien là.

Eddie Huang, désolée mais la vérité, c’est qu’il ne fallait pas vendre les droits à ABC. Fresh Off the Boat aurait vraiment pu être géniale, peut-être même mordante. Offensive, même… mais drôle aussi, du moins faut-il l’espérer. Mais sur HBO, pas ABC. Ou FX, tiens. Ou FXX, qu’est-ce que j’en sais, je suis pas ton agent. Ce qui se passe dans le cas présent, c’est qu’au bout du compte, la série tente un peu tout, et ne réussit pas grand’chose. A vouloir une série de network à tout prix, c’est précisément ce qui a été obtenu… et c’est ça une série de network, surtout quand on n’est personne. D’un autre côté Eddie Huang n’est certainement pas le seul à blâmer, et le résultat sur Fresh Off the Boat est, bien évidemment, l’expression de tous les travers qu’on reproche aux séries de network. On ne peut pas plaire à tout le monde et, au nom du ciel, pourrait-on arrêter d’essayer ?
Ce n’est qu’un pilote. Un pilote de comédie qui plus est. Peut-être qu’avec de la persistance (donc du succès), la série se laissera pousser des canines. Mais pour le moment, hélas…

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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