On aimerait que tout ait toujours du sens. On aimerait pouvoir rendre chaque évènement, tout dramatique voire traumatique soit-il, logique et compréhensible. On aimerait pouvoir se dire qu’on y a trouvé une explication, une symbolique, un sens profond. On aimerait aussi pouvoir dire autour de soi qu’on a compris ; avoir l’impression, fut-elle erronée, d’étendre la rationalité à tout l’univers. Comme il serait confortable de pouvoir trouver une explication à tout ! Et rapidement, si possible, merci d’avance. Faire sens du monde pour le rendre un peu plus facile à arpenter. Retrouver une forme de sécurité, illusoire mais on s’en fout. Juste ne pas être en permanence sur le qui-vive.
On n’en a pas toujours la possibilité.
Que faire quand il se passe quelque chose de terrible qui échappe à notre compréhension ? C’est ce que nous demande The Leftovers. Et sans nous donner de réponse, comme il se doit.
Après que le monde ait perdu 2% de sa population en une fraction de seconde, The Leftovers nous raconte comment, trois ans plus tard, la planète persiste à tourner alors que la population est plus perdue que jamais.
C’est comme si tout le monde était assis dans le sens contraire de la marche : les gens grandissent, vieillissent, évoluent, alors que pour la plupart, le monde s’est arrêté il y a 3 ans. Qu’ils soient empêtrés dans leur deuil, dans leurs regrets, dans leurs choix, les personnages de The Leftovers donnent tous l’impression qu’ils sont vent debout contre le passage du temps. Et c’est évidemment une position intenable. Bloquant sur ce phénomène, ils vivent au jour le jour, chacun avec les moyens du bord.
Désigné d’office héros de la série, le chef de la police Kevin Garvey en est une parfaite illustration. A aucun moment de la série il ne va avoir de but, zéro. C’est très déstabilisant du point de vue du spectateur ; on s’attend à ce que tout personnage répondre à trois questions de base : qui est-il, que fait-il et que veut-il ?
Manque de chance, vous l’aurez compris, The Leftovers a pour ligne de conduite de ne surtout répondre à rien, et donc pas à ces interrogations. Qui est-il ? Il se le demande lui-même, alors qu’il est la proie de cauchemars atroces, d’autant plus atroces d’ailleurs qu’il a du mal à les distinguer de la réalité. Que fait-il ? C’est à se demander, tant il est incapable de diriger d’une main de fer les services de police dont il est responsable depuis que son père a quitté le poste ; il est tout aussi inopérant lorsqu’il s’agit d’avoir une relation de quelque nature que ce soit avec sa fille Jill, en pleine période de rébellion, son beau-fils Tommy, qui a quitté la maison, ou sa femme Laurie, qui a rejoint un groupe étrange, le Guilty Remnant. Que veut-il ? Pendant 90% de la première saison, ce sera la grande question. Kevin Garvey se contente de répondre, généralement de façon brusque et désordonnée, aux stimuli d’un monde qui le dépasse complètement à absolument tous les égards.
C’est un personnage avec lequel il est difficile de sympathiser, et je soupçonne The Leftovers de le faire exprès. En soi Chief Garvey n’est pas un mauvais bougre, il est même, dans la limite de son manque de volonté et de but, animé de quelque chose qui s’approche de bonnes intentions. Mais il est strictement impossible de l’apprécier même quand il est montré sous son meilleur jour, essayant de préserver la paix sociale de sa petite ville de l’État de New York. En maintenant le personnage dans un état de flou permanent vis-à-vis de lui-même, des autres et de ce qui se produit, The Leftovers s’assure de maintenir le spectateur dans la position la plus inconfortable possible. Car encore une fois, le but de la série n’est pas d’offrir du confort à quelque stade que ce soit, mais plutôt de rappeler au spectateur sa vulnérabilité face à un univers incohérent.
S’il occupe une grande partie du temps d’antenne, Kevin Garvey n’est cependant qu’un parmi une multitude de personnages, tous aussi perdus que lui, dans un immense patchwork de perdition.
Ainsi nous allons avoir tout le temps du monde pour observer la vacuité de l’existence de Jill, adolescente en colère pour toutes les raisons possibles (et pas seulement l’adolescence), qui se perd dans des comportements parfois borderline parce qu’il faut bien faire quelque chose de toute cette rage et tout ce désespoir. Jill n’existe qu’en s’opposant (à son père, à sa meilleure amie, aux limites, au bon sens ; souvent à elle-même aussi) et n’est franchement pas dans la réflexion ; elle est perdue mais elle n’en est pas à demander son chemin, alors elle erre en essayant de faire des trucs pour « s’amuser », ce qui ne l’amuse pas du tout mais il faut bien s’occuper. D’une certaine manière, les problèmes de Jill ont peu à voir avec le grand départ, ils sont simplement exacerbés par le climat de perdition générale, où en plus les adultes ne sont pas aussi attentifs qu’ils le seraient en temps normal.
Tommy expérimente un autre genre de désorientation : elle est aussi géographique. Il a plaqué la fac pour partir bosser pour un gourou, Wayne, auquel il ne croit qu’à moitié, ce qui est déjà un symptôme en soi. Il est beaucoup plus intéressé par la jeune Christine, une adolescente qui fait partie du harem dudit gourou. Lorsque la propriété de Wayne est attaquée par les fédéraux, Tommy embarque Christine dans une fuite vers… nulle part. Vissés au téléphone que Wayne leur a confié, attendant qu’il leur dise quoi faire et où aller, ils errent sans but.
Quant à Laurie, elle semble avoir trouvé refuge auprès du Guilty Remnant, cette organisation sectaire assez difficile à cerner dont tous les membres s’habillent en blanc et font vœu de silence. Semblant parfois encore nourrir quelques doutes, ou au moins de la retenue, face à l’organisation, et entretenant des rapport houleux avec sa responsable Patti, Laurie a pourtant trouvé un dérivatif parfait. Désormais c’est la cause du GR qui l’occupe toute entière, et elle peut se saisir de cette opportunité pour maintenir un semblant de direction, fut-il plaqué, dans sa vie. Mais quand bien même elle voudrait s’adonner à la ligne de conduite étrange du Guilty Remnant, elle continue d’avoir des réactions désordonnées et contradictoires. Les règles de vie rigides et exigeantes ne parviennent pas tout-à-fait à éteindre le sentiment d’incertitude.
Lorsqu’un épisode parle du Chief Garvey en abondance, ces personnages ont généralement leur place ; mais dés que la camera s’écarte de lui, ils repassent immédiatement dans l’ombre, comme le prouveront les troisième et sixième épisodes de la saison. C’est encore une fois déconcertant, mais pourtant à ce stade, on devrait avoir compris que c’est dans la nature-même de The Leftovers de nous faire trébucher aussi souvent que possible.
Dans un univers motivé par le doute et le déphasage général, il n’est pas étonnant que The Leftovers aborde la question des croyances et des religions. C’est à vrai dire la raison essentielle pour laquelle la série m’attirait initialement.
Là encore les choses seront plus complexes et brouillées que prévu. La série établit un personnage profondément religieux (le révérend Matt Jamison, de confession chrétienne, donc), mais aussi non pas une, ni deux, mais trois organisations sectaires.
Évoqué en passant à quelques reprises, on trouve ainsi un groupe assez flou (évidemment) de personnes se dessinant une cible colorée sur le front « pour que Dieu les trouve » la prochaine fois qu’il y a des départ. Apparemment convaincus qu’une autre vague arrivera, ces personnages, décrits rapidement comme des hurluberlus aux tendances hippies, se promènent un peu partout, nus pieds. The Leftovers ne s’appesantit pas sur leur description, mais établit un univers où les voir au quotidien n’est plus tout-à-fait surprenant pour les personnages qui l’habitent. Tommy et Christine vont utiliser à leur avantage leur banalité dans le monde, et se réfugier derrière elle.
Et justement, Tommy et Christine sont la preuve vivante de l’existence d’une autre secte, autrement plus terrifiante. Autour de Wayne s’est non seulement construite une communauté vivant dans la même résidence au milieu du désert, mais surtout une économie. The Leftovers rappelle à plusieurs points de sa première saison qu’ils sont nombreux, ceux qui comme Wayne promettent monts et merveilles, s’enrichissant sur le dos de quelques personnes crédules. Ce qui est déjà un problème ne devient que plus inquiétant quand on sait que Wayne vit entouré d’hommes armés jusqu’aux dents… Outre l’assaut donné sur la propriété de Wayne, The Leftovers nous donnera deux brefs coups de coude dans des épisodes ultérieurs pour nous rappeler que la réponse armée des autorités n’a rien d’exceptionnel. La réponse du gouvernement à ces organisations n’est pas à la discussion mais à l’éradication, pure et simple. Mais dans le climat général de nervosité et d’incompréhension, personne ne s’élève contre ces méthodes. On ne peut pas franchement prendre en pitié Wayne et ceux de son espèce, mais il est difficile aussi d’adhérer à ce que les journaux télévisés dépeignent en toile de fond de la série.
Et enfin, il y a bien-sûr le Guilty Remnant. C’est, on l’a dit, un cadre rigoureux : la vie en communauté aussi frugale que possible, dans le silence strict, le tabagisme intensif, le port de vêtements blancs… Les maisons acquises par le Guilty Remnant (dont en revanche on ne se demande jamais d’où vient l’argent) sont tapissées de toutes sortes de devises, souvent sibyllines : « nous sommes des souvenirs vivants », « ce ne sera plus très long maintenant », « nous ne fumons pas pour le plaisir, nous fumons pour proclamer notre foi ». Un mouvement sectaire en apparence typique et qui, pourtant, n’est pas aussi simpliste qu’il n’y paraît.
Le Guilty Remnant ne recrute par exemple pas ses membres de façon traditionnelle. Là où on verra Matt essayer de prêcher, aussi bien dans son église que dans la rue, ou même lors de conversations privées, jamais le Guilty Remnant, par définition, ne dira un mot. Ses membres ne cherchent pas à convaincre ; leur seule présence est supposée se suffire à elle-même. Pour recruter, ils se « contentent » de rester debout, en silence, devant la maison de leur « cible ». On sait qu’ils choisissent attentivement leurs futurs membres et ont de lourds dossiers sur eux, mais ils n’utilisent pas ces informations contre eux, en cherchant à les convaincre. Ce qui va à l’encontre de tout ce qu’on imagine sur le lavage de cerveau qui se produit dans de tels organismes.
Il n’y a pas d’idéal de pureté dans le Guilty Remnant, ce n’est pas ce qui les motive à fumer en tous cas, puisque l’action de fumer abondamment tendrait plutôt, avec ce qu’on sait à l’heure actuelle, à se suicider. Bien qu’étant généralement non-violents, les membres du GR n’hésitent pas à se livrer à des actions extrémistes ou, à tout le moins, à les revendiquer, y compris face à leurs propres membres comme on verra dans le cadre des révélations sur le sort de Gladys.
En outre, et on le découvre très progressivement, derrière les manières parfois brusques d’exprimer leur foi (par exemple en investissant un évènement à la mémoire des disparus), se cache en fait une doctrine : se libérer de toute émotion. L’apathie comme religion, il fallait oser. Et à ce titre, les vêtements indifférenciables, le mutisme, et même la consommation blasée de cigarettes, disent une chose : faire partie du monde en tant que vivant ne m’intéressent pas, tout m’indiffère. Ce qui est évidemment plus facile à « dire » qu’à faire, Laurie en est la preuve.
Les quelques éclairages que nous apporte, très, très progressivement, The Leftovers sur le Guilty Remnant ne sont cependant jamais suffisants pour faire sens de leurs actions. Ils recherchent le détachement, mais s’obstinent à provoquer les non-membres pour qu’ils « se souviennent ». Pourtant, même quand de toute évidence les gens se souviennent, et commémorent leurs disparus, le GR intervient pour les arrêter, comme le montre la manifestation du début de la saison. Ce que veut le Guilty Remnant reste inaccessible au spectateur, qui découvre une cohérence, mais jamais une explication dans les actions du groupe. En quoi croient-ils vraiment ? Sont-ils seulement une secte, ou plutôt des lobbyistes d’un nouveau genre ?
Que leur faut-il pour qu’ils trouvent satisfaction et… des gens qui se refusent à toute émotion peuvent-ils encore se satisfaire de quoi que ce soit ?
Les réactions violentes aux démonstrations de force du Guilty Remnant sont parlantes : personne dans l’univers de The Leftovers ne sait comment réagir face à eux. Ils semblent tenter d’apporter des réponses (leurs actions sont souvent basées sur une injonction) mais leur comportement insondable fait qu’ils apportent en fait surtout des questions. Et les questions, ce n’est pas ça qui manque dans The Leftovers. C’est angoissant, étouffant. Ça ne rend pas le Guilty Remnant très sympathique, et certainement pas auprès des spectateurs qui sont laissés dans le même état de doute que les citoyens de Mapletown…
Oui, tout cela fait beaucoup. C’est le principe. Il y a une raison pour laquelle seule une minorité des épisodes sont consacrés à un seul personnage. Et cela en dépit du fait que ce soient les plus appréciables de la série, ou plutôt justement pour cette raison.
Bien-sûr qu’il est beaucoup plus facile de passer une journée ou deux avec un personnage, et exclusivement lui. Il est confortable de pouvoir apprendre à le ou la connaître, à faire un bout de chemin avec lui pour lever le voile sur ses contradictions, ses pensées, l’intimité de ses souffrances. C’est précisément la raison pour laquelle nous en sommes privés pendant l’essentiel de la saison. The Leftovers veut nous garder sur la brèche, nous empêcher de nous adonner à nos émotions, nous interdire l’accès à l’empathie. C’est tout l’opposé de ce qu’une série fait en temps normal (on nous prive soit d’informations, soit d’émotions, surtout jamais des deux à la fois), et c’est déstabilisant à dessein.
Au lieu de nous décrire simplement l’état de désœuvrement des personnages, nous le partageons pleinement. Nous sommes aussi désorientés qu’eux, en quête de sens autant qu’eux. Rien n’a d’explication et du coup, nous voudrions donner une signification à tout. La symbolique devient un besoin pressant faute de mieux. Nous sommes pénétrés par les silences, les phrases deviennent vite des slogans, les mots se parent de majuscules.
Mettre le spectateur en position d’essayer de donner de l’ordre au chaos, telle est la mission essentielle de The Leftovers. Enfin… je crois ?
Le visionnage de la première saison de The Leftovers est inconfortable, désagréable, voire même par moments, franchement répulsif. On voudrait se lier aux personnages et ça nous est interdit ; en tant que spectateur c’est difficile à « entendre » de ne pas avoir cet accès. On voudrait alors, à défaut, pouvoir se tourner vers un monde qui fasse sens. Mais même s’il est très net (entre autres parce qu’il y a un support littéraire) que le monde de The Leftovers est construit de façon plutôt cohérente, la preuve de cette cohérence nous est inaccessible, et les informations qui pourraient nous permettre d’aborder cet univers de façon rationnelle sont livrées au compte-goutte. Quand elles sont livrées tout court.
Ce n’est donc pas facile d’aimer The Leftovers comme on aime traditionnellement une autre série. Par contre c’est rapidement très facile de s’y laisser aspirer, de par la complexité des rapports décrits entre les personnes, entre les groupes, entre les idées. Il ne s’agit pas juste de créer une narration à l’intérieur d’un univers fictif, mais de créer cet univers fictif avec tout ce qu’il a d’incompréhensible. Et en cela, le monde de The Leftovers est quand même sacrément réaliste, 2% de la population en moins ou non.
Pourtant, dans toute sa densité, son absurdité et son brouillage intentionnel, The Leftovers est une bonne expérience de télévision. C’est juste que je ne suis pas certaine de vouloir la renouveler trop souvent. Mais à part ça, promis, ça va.
Le monde est vraiment compliqué, et il est vraiment difficile de comprendre ce qui se passe autour de nous. Tout n’a pas forcément un sens, ou il ne m’apparaît pas. Et je suis en paix avec cette idée, toute effrayée que je sois parfois.
Bonsoir,
Belle analyse et restitution du ressenti que l’on peut avoir face à cette série… une série métaphysique voire ontologique… c’est rare.
J’espère que vous appréciez tout autant la seconde saison.
Cordialement.