Leçons de virilité moderne

5 octobre 2014 à 15:36

Avec la rentrée, je n’ai pas seulement pris la décision de reprendre mes reviews de pilotes (largement mises entre parenthèses cet été), mais aussi de reprendre certaines séries trop tôt abandonnées, et ce souvent sans raison valable.
Après tout, puisque je me suis fait plusieurs marathons de comédies pendant l’été (Malcolm saisons 1 à 7, Blossom saison 1 à 4, Papa Schultz saison 1, 30 Rock saison 1 à 7, et finalement Community saisons 1 à 5), rien ne m’empêche de le faire aussi avec des séries dramatiques, même si évidemment il n’y a pas d’équivalence stricte, ne serait-ce qu’en termes de durée.
Histoire de remettre le pied à l’étrier sur des séries à propos desquelles je reporte sans arrêt de me mettre à jour, quoi…

Ces marathons impliquent une partie pas forcément très excitante : le revisionnage d’épisodes que je connais déjà par cœur. En effet, pour tant de séries, je me suis arrêtée en cours de route ; or il est quand même préférable d’avoir les idées claires avant d’aborder les épisodes que je n’ai pas encore vus. Je reprends donc à chaque fois depuis la saison 1, puis poursuis jusqu’à atteindre le moment où je peux voir ce qui m’est inédit.
Un peu fastidieux, mais j’avais qu’à y penser avant !

Parmi les séries concernées, il y a Suits, dont j’ai revu la saison 1 cette semaine. Voici donc un bilan de ladite saison au terme de ce revisionnage, ce qui implique que ma vision de la série est un peu différente de la première fois.
Mais n’allez surtout pas croire que j’essaye d’influer sur votre vote dans Trifecta !

Ça me fait toujours de la peine de voir que les séries d’USA Network sont un peu rapidement qualifiées de simplistes, voire complètement oubliées par beaucoup de téléphages. Si elles n’ont pas forcément la complexité qu’on peut voir dans la crème de la crème téléphagique, elles sont pourtant loin d’être totalement anodines. Royal Pains a ses bons moments, en dépit de sa décontraction assumée, par exemple.
Dans un registre similaire, Suits est un parfait exemple de la raison pour laquelle USA Network a généralement le nez creux avec ses séries : l’équilibre parfait y est trouvé entre ce qu’on imagine être les propriétés d’une série de network et celles d’une série du câble, soit entre grand public et raffinement.
Sur une échelle relativement objective de legal dramas actuellement à l’antenne, on peut dire sans peine que The Good Wife est tout là-haut, Franklin & Bash tout en bas, et que Suits se trouve au milieu, mais dans la moyenne supérieure. On verra où on mettra How to get away with Murder dans ce classement une fois qu’on aura plus de recul.

Dans Suits, on l’a déjà dit, on retrouve parfaitement tous les repères d’un legal drama, avec des bureaux vitrés partout et des costards à tous les coins de Manhattan. Mais là où Suits va un peu plus loin, c’est que la série ne se contente pas d’utiliser ce contexte pour raconter ses intrigues : elle décortique ce contexte, et du coup, ses autochtones. Que ce soit fait sous couvert de discussions à bâtons rompus truffées de petites vannes et de références cinématographiques n’enlève rien à l’expérience.

En commençant à travailler pour la firme Pearson Hardman, bien que ce soit sur la base d’un mensonge, Mike Ross va prendre un cours accéléré sur ce que c’est que d’être un homme dans ce milieu.
Un milieu qui fait la part belle aux hommes, où ils ont toujours régné en maître, et où les codes sont à leur avantage. Son mentor, c’est Harvey Specter, un homme qui possède ces codes sur le bout des doigts, ce qui lui permet de justifier son arrogance par son succès, et vice versa. Les deux hommes s’apprécient sincèrement, comme le prouve la plupart de leurs échanges. Ils aiment chez l’autre ce qu’ils aiment chez eux-mêmes : une intelligence aiguë, un sens de la débrouille, et une personnalité mêlant conformisme et esprit de contradiction.

Sur le papier, rien ne donne envie d’être Harvey ; tout au long de cette première saison, Mike ne ratera pas une occasion de lui faire remarquer qu’il est totalement désinvesti, humainement, des affaires qu’il traite. Mike s’enorgueillit au contraire de s’intéresser sincèrement aux clients, aux témoins, bref, à toutes les personnes qu’il rencontre. Le crédo de Harvey, martelé à l’envi, c’est de gagner, pas de faire quoi que ce soit de juste ou alors, presque par accident. Le fait qu’il soit un avocat d’affaires lui permet d’ailleurs d’avoir des facilités à prendre du recul qu’il n’aurait pas dans le cas d’affaires criminelles (ce sera clairement démontré en fin de saison).

Pourtant Harvey personnifie aussi une virilité enviable. C’est ellee que Mike va apprendre à ses côtés, bien plus que le métier d’avocat.

Les impératifs à remplir pour que Mike puisse passer pour un avocat digne de travailler à Pearson Hardman ne sont pas ses compétences. La preuve, la plupart du temps son travail est très efficace, alors qu’il n’a même jamais passé l’examen du Barreau (ses capacités de mémorisation lui servent de qualification). Non, ce qui est important, c’est de paraître.

Harvey Specter a absolument tous les attributs typiquement masculins : il porte des costumes trois pièces hors de prix, possède une collection d’objets sportifs dédicacés mise bien en évidence dans son bureau, a le palais suffisamment délicat pour reconnaître un scotch en une gorgée, et affectionne les voitures de sport chromées. Naturellement il est aussi un homme charmant et affable, toujours maître de lui, et attire donc de belles femmes. Harvey est un véritable bingo de la masculinité !
Ce qui est intéressant, c’est cependant que Harvey exprime une masculinité qui se traduit par des codes certes prévisibles, mais qui ne renvoient pas aux stéréotypes négatifs de la virilité : il n’est pas dans l’agression (au contraire il lui importe de garder son calme), il définit son succès d’après ses victoires et non les défaites des autres (il n’écrase pas pour gagner… sauf Louis, mais c’est plus par mépris personnel que par ligne de conduite générale), il ne ressent pas le besoin de diminuer son entourage (ni hommes, ni femmes ; il est plus sensible à l’intelligence qu’il perçoit chez les autres qu’à la question du genre, d’où d’ailleurs son mépris de Louis). Bref, c’est une virilité qui ne s’excuse pas d’exister et qui ne réinvente rien, un peu à l’ancienne… mais qui est plus moderne que la plupart de ses expressions dans tant d’autres séries.

Auprès de Harvey avant tout pour apprendre à répondre à la définition de l’homme moderne, Mike démarre donc un parcours initiatique.
Et ce que fait Suits en suivant cette trajectoire est profondément différent de beaucoup de séries mettant en scène des personnages masculins. Elle ne traite pas cette masculinité comme allant de soi : Mike l’interroge, et sur la fin de la saison Harvey lui apporte lui-même de la nuance. Elle essaye de définir ce que cela peut être de se sentir homme, de se définir en tant que tel sans que ce soit par défaut ou en opposition à la féminité.
Suits étant une série strictement paritaire (Harvey, Mike et Louis d’une part, Jessica, Rachel et Donna d’autre part, formant le cast principal), cette exploration, même si elle n’est pas dénuée de maladresses, est d’ailleurs tout à son honneur. Les personnages féminins n’ont dans cette première saison pas toujours l’occasion de briller pendant tout un épisode, mais quand elles le font, les héroïnes de la série se montrent plus complexes que ce que l’on pourrait attendre. Elles ne sont pas le focus de la série, et ça c’est clair, mais elles ne sont pas de vulgaires accessoires, jamais. Et leur intelligence n’est jamais remise en doute, ce qui est de la part de Suits le plus sincère témoignage d’égalité.

Oui, au premier degré, cette virilité donne à la série son côté glamour, cette touche de divertissement en apparence simpliste.
Mais au second degré, elle pose des questions intéressantes sur la façon dont la moitié masculine du monde peut se définir tout en ayant conscience de son privilège. Un privilège qui s’exprime d’autant mieux qu’on est dans un milieu social extrêmement aisé, où l’on brasse de grosses sommes comme si ce n’était rien, où le luxe va de soi parce qu’il est la récompense de ceux qui, brillants, dédient la majeure partie de leur existence à bosser comme des brutes pour acquérir un statut.
La première saison y fait des références à la fois explicites (de par les origines sociales de Mike, le statut de son ex-meilleur ami trafiquant de drogues…) et plus implicites via un grand nombre d’affaires opposant des « petits » à des entreprises ou personnes aisées, utilisant à plusieurs reprises des renvois à David et Goliath. Chaque fois que Mike prétend s’intéresser au ressenti de véritables personnes, ce sont toujours à des clients ou témoins de la même origine socio-économique que lui. Suits est lovée dans un décor confortable et glamour, mais c’est une tour d’ivoire où l’on s’inquiète en permanence de comment l’autre moitié vit, de respecter son ressenti, de ne pas l’enfoncer.

A l’heure où la diversité a de plus en plus droit de cité à la télévision, et où les minorités gagnent progressivement le droit d’avoir leurs histoires, leurs parcours, leurs voix dans les séries, Suits parvient à faire tout le contraire, mais pour poser la question : et pour les hommes blancs riches, ça veut dire quoi ?
Non pas parce qu’il faut tout ramener à eux, toujours, tout le temps, mais parce qu’ils existent dans un monde en transition, tout comme la série elle-même, et que raconter leur histoire permet de raconter, en creux, comment les privilégiés peuvent et doivent évoluer. Ce n’est pas encore le cas sur tout (on y trouve encore, par exemple, des plaisanteries homophobes, explicites quand c’est entre Mike et Harvey, implicites quand elles s’adressent à Louis et sa « femme qui n’existe pas »), admettons-le. Mais Suits fait un effort, que beaucoup de séries centrées sur des personnages comme les siens ne produisent pas du tout.

Mes souvenirs de la saison 2 me donnent à penser que plus cette initiation de Mike va progresser, plus la série va se concentrer sur d’autres éléments (notamment les luttes de pouvoir au sein de Pearson Hardman), mais on aura le temps d’en reparler en temps voulu…

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Et pour ceux qui manquent cruellement de lecture…

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