A partir de ce soir, les spectateurs sud-africains feraient mieux de ne pas perdre leur temps à chercher où est passé leur soapie Generations dans les grilles : il vient d’entrer en hiatus.
Mais il ne s’agit pas du tout de prendre des vacances et de revenir frais et dispo (ni de la difficulté à trouver une imprimante) : cet été, le plus long soap de la télévision sud-africaine, le seul capable de rassembler 7 millions de spectateurs chaque jour sur la chaîne publique SABC1, a vécu un mélodrame dans le mélodrame.
Et pour comprendre pourquoi, ce soir, Generations commence une pause de deux mois alors qu’on est en pleine saison, je vous propose une rétrospective de cette curieuse affaire. Vous aimez les rebondissements ? ‘Zallez être servis.
La distribution de Generations à l’époque où elle pouvait encore entrer dans les studios de la série.
Tout a commencé en octobre 2013. Le cast de Generations entame alors une première grève pour protester contre les conditions de travail.
Dés le mois suivant, un accord de principe est conclu avec la production, sous réserve que les acteurs retournent au travail. Il leur est promis que de nouveaux contrats seront prêts pour mars 2014, au plus tard. Mais en mars, toujours rien ! La distribution du soapie tape à nouveau du poing sur la table, la production réitère son accord de principe sur la tenue de nouveaux contrats, mais demande un délai jusqu’en juillet 2014. A ce stade, Nyagunda Ngwenya, la publiciste de Generations décide de démissionner, ce qui n’est déjà pas très bon.
Mais le 31 juillet 2014, devinez ? Toujours rien.
Fatigués de se faire balader, les 16 acteurs les plus importants de la série décident, le 11 août 2014, de se mettre en grève. Ils espèrent ainsi forcer la main à Mfundi Vundla, créateur et surtout producteur de Generations.
Leurs demandes ? La plus importante, c’est qu’ils veulent « mettre à niveau [leur] rémunération avec les standards de l’industrie » ; la moyenne des salaires passerait ainsi de 16 000 rands à 30 000 rands par semaine (soit un bond d’environ 1122 euros à environ 2105 euros par semaine). Mais au-delà, leur but est aussi de revenir sur certaines clauses jugées abusives, d’exiger le paiement de royalties pourtant prévu dans leur contrat (Generations est rediffusée sur des chaînes étrangères et/ou panafricaines, mais les acteurs ne touchent pas un rond sur cette forme de syndication… même si ça fait 11 ans qu’ils y ont droit), de demander une couverture santé, et de voir les journées de tournage plafonnées à 10h par jour.
Enfin, ils veulent que désormais la durée de leur contrat soit revue à la hausse, soit désormais 3 ans ; pour une série à l’antenne depuis 1994, ça ne paraît pas totalement saugrenu…
Dés le lendemain de leur grève, soit le 12 août, les acteurs sont notifiés par voie légale que, s’ils ne reviennent pas sur le plateau, ils seront virés. Ne voulant pas céder à ce qui leur semble être un simple coup de pression, ils n’en démordent pas. Après tout ils n’ont pas été débarqués en octobre lors de leur première grève, pas vrai ?
Manque de chance, Vundla ne recule pas. C’est même tout le contraire : dés le 15 août, il annonce qu’il vire purement et simplement les 16 acteurs en question ; ils seront officiellement sans emploi à partir du lundi 18 août. Rien de plus facile, d’ailleurs : pour cela, il lui suffit d’utiliser une clause de leur contrat, qui lui permet de se débarrasser de n’importe quel personnage à sa guise et surtout, sans période de préavis (clause d’ailleurs qui faisait également partie des choses que les acteurs voulaient renégocier, comme quoi, hein).
La chaîne SABC1, qui diffuse Generations, soutient le producteur dans sa décision, blâmant la cupidité des acteurs qui exigent des salaires « déraisonnables ».
La presse sud-africaine décide alors de mener sa petite enquête et découvre… que le cast de Generations est largement sous-payé par rapport à d’autres soapies nationaux.
Sur une autre chaîne publique, SABC3, la série Isidingo paye par exemple ses acteurs en moyenne deux fois plus ; la série est pourtant plus récente, et moins regardée. Diffusé par la chaîne privée e.tv, le soapie Scandal! paye quant à lui ses acteurs environ le triple ! Et là encore il est loin d’avoir des taux d’audience aussi incroyables que Generations. Nos acteurs en colère sont donc loin d’être exagérément gourmands ; ils sont même franchement exploités.
Or, le soapie génère 500 millions de rands de bénéfices par an, soit l’équivalent de 35 millions d’euros dont les acteurs peuvent décemment prétendre vouloir leur part…
Officiellement au chômage le 18 août, les 16 acteurs de la série n’en restent pas là. Ils se regroupent en ce qui devient la Generations Actors Guild (ou… GAG ; sérieusement les gars, relisez-vous). S’engage alors une véritable bataille médiatique.
Ding ! A ma droite, le champion toutes catégories, surnommé The Productor, j’ai nommé Mfundi Vundla ! Il commence le premier round en expliquant à la presse, lors d’une conférence de presse organisée conjointement avec SABC1 le 22 août, qu’il s’est pourtant saigné sang et eau pour ses acteurs. Ces ingrats. La preuve, l’un des acteurs les plus âgés, et qui n’a pas de couverture médicale, a eu un caillot de sang au cerveau en août, et Vundla prétend avoir payé ses frais médicaux ! N’est-il pas généreux ? Et c’est comme ça qu’on le remercie ?
Mais, oh-oh ! A ma gauche, les challengers ne se laissent pas faire ! Le GAG sort plusieurs communiqués revenant sur le parcours tumultueux des négociations salariales pendant l’année écoulée. Plus fort encore, les 16 acteurs décochent un uppercut violent en tenant, le 26 août, une conférence de presse pendant laquelle chacun y va de son anecdote : mauvais traitements, racisme, difficultés financières… Tout y passe. Et l’acteur qui avait eu un caillot ? Non seulement Vundla n’a jamais payé ses frais hospitaliers, mais en plus il a été sommé de revenir travailler deux jours après son intervention chirurgicale…
Carnage sur le ring.
Le GAG et ses représentants à la conférence de presse du 26 août dernier.
Même le ministère de la Culture sud-africain intervient dans l’affaire, essayant d’intercéder en faveur d’une reprise des négociations. Les acteurs ne sont d’ailleurs pas opposés à revenir travailler sur le soapie, à condition que leurs demandes soient entendues.
Dans la mêlée, au-delà des joutes médiatiques où tout le monde veut se positionner victime, le fond du problème de Generations est que la série privée de 16 de ses acteurs les plus importants… Or, Generations est un soapie, et comme la plupart des fictions de ce format, elle est produite à flux tendu. Très vite se pose donc la question de l’avenir de la série.
On arrive ainsi au 31 août avec une situation de débandade totale. Cerise sur le gâteau ce jour-là, l’annonce que Mfundi Vundla a quitté le pays pour aller prendre des vacances sur une plage des USA, et réfléchir à ce qu’il nomme clairement le nouveau Generations. « Impossible que je travaille à nouveau avec eux », explique-t-il à la presse. Voilà nan mais comme ça c’est clair.
Fin de partie ? Pas du tout. La situation prend même des proportions encore plus énormes.
A ce stade toutes les organisations possibles et imaginables (Actors Guild, etc.) ont déjà pris partie, mais ça va sortir du cadre de l’industrie télévisuelle. Ainsi, les acteurs font appel à la CCMA (Commission for Conciliation, Mediation and Arbitration) afin qu’une personne neutre organise la reprise des négociations entre eux et Vundla.
Le syndicat sud-africain des travailleurs COSATU, annonce également l’organisation d’un boycott de la série. En effet, cette dernière est encore à l’antenne, épuisant ses derniers épisodes mis en boîte jusque début août ; l’idée est que puisque les négociations ne donnent rien, le cast de Generations, et par extension les fans (qui étaient évidemment la cible prioritaire des échanges médiatiques), doivent frapper un grand coup. « Ce que vous ne parvenez pas à obtenir par la négociation, vous l’obtiendrez par la rue », explique le communiqué de COSATU comme tout communiqué de syndicalistes depuis que le monde est monde, fixant le début du boycott au 15 septembre. « La raison pour laquelle Mfundi Vundla a développé une telle arrogance est qu’il sait qu’il peut facilement remplacer les acteurs ». Et effectivement, le bruit court que le producteur envisage de rappeler des acteurs n’étant plus au générique de la série, quitte à ressusciter des personnages morts au passage. COSATU invite les anciens acteurs qui seraient ainsi contactés à refuser toute offre qui leur serait faite par la production de Generations.
Fini ? Presque.
Le 19 septembre, soit un mois depuis que les acteurs ont été virés, c’est la head writer de Generations, Bongi Ndaba, jusque là très discrète dans les médias (elle avait jusque là décliné tout commentaire), qui décide de démissionner. En tant que scénariste principale de la série, elle avait en effet supervisé le recrutement de nombreux acteurs, y compris Thato Molamu, l’un des 16 virés… et le père de son enfant de 4 ans. Bon.
Désormais, l’équipe de Generations est aussi diminuée derrière les cameras. Ce jour-là, de guerre lasse, SABC baisse les bras et, par le biais de son attaché de presse, annonce que la série sera retirée de l’antenne à partir du 1er octobre, et ce jusque début décembre.
Le drama-devenu-soap Skeem Saam prend sa place en quotidienne, ainsi que pendant les rediffusions en seconde partie de soirée et en « omnibus » du weekend. C’est le seul soapie de SABC capable de limiter la perte de spectateurs générée par le hiatus de Generations (je vous renvoie d’ailleurs à ma news de la semaine dernière sur ses audiences).
Deux jours après cette annonce, c’est-à-dire le 21 septembre, le producteur Mfundi Vundla annonce qu’il ne reprendra jamais les 16 acteurs virés, qu’il travaille sur les scénarios du retour de la série en décembre, et qu’il a fait passer des instructions claires à l’équipe de production pour ne plus s’exprimer dans la presse. Fin de la discussion.
20 ans à l’antenne et toujours incapable d’honorer les promesses faites aux acteurs… joyeux anniversaire Generations !
Au-delà de l’anecdote des retournements de situation rencontrés par Generations sur les derniers mois, cette mésaventure raconte aussi quelque chose d’intéressant sur le fonctionnement de l’industrie télévisuelle sud-africaine.
Ou plutôt, sur le fait qu’elle ne fonctionne pas vraiment.
Dans la plupart des pays, les acteurs n’ont pas besoin de se mettre en grève pour que leurs négociations salariales aboutissent. En tous cas certainement pas deux fois, et surtout pas à quelques mois d’écart. Certes on n’est jamais à l’abri d’une petite maladie diplomatique ici ou là, d’un acteur espérant forcer la main de la production pour revoir son salaire à la hausse (comme Jorja Fox et George Eads des Experts). Mais dans le cas de Generations, on est dans une toute autre situation, alors que tout le cast était floué depuis 11 ans sur les royalties, par exemple ; qu’il avait obtenu un accord de principe et auquel on avait demandé de continuer à travailler ad vitam aeternam pour l’ancien salaire ; qu’il n’avait même pas de couverture médicale ! L’affaire Generations montre bien que légalement, les acteurs sud-africains sont à poil face aux producteurs.
Et puis, c’est tout le cast de 16 acteurs principaux qui a dû faire grève pour être entendu (en vain, donc). Quand des grèves générales se produisent, comme par exemple aux USA pour les scénaristes en 2007-2008, c’est à l’invitation d’un syndicat… et dans ce cas cela touche toutes les séries. La force du nombre et l’amplitude sur toute une branche de l’industrie diminue les chances de représailles. Mais coupés de leurs pairs, les 16 acteurs sont allés au feu sans pouvoir compter sur qui que ce soit excepté eux-mêmes…
On le voit, la distribution de Generations était isolée dés le début, sur un plan légal mais aussi structurel. Elle s’est retrouvée seule pendant des mois parce que, même s’il existe des groupements professionnels en Afrique du Sud, ceux-ci n’interviennent pratiquement pas de façon concrète (en cela, le public sud-africain s’est aussi passionné pour l’affaire Generations parce que cela lui rappelle les problèmes rencontrés dans toutes les mines du pays).
Ainsi, en-dehors de quelques déclarations, la South African Guild of Actors n’est pas du tout intervenue dans les négociations qui duraient depuis des mois. La guilde publie pourtant des tarifs pour le salaire des acteurs, mais ce ne sont que des recommandations que les producteurs sont libres de suivre ou pas, sans aucune forme de conséquence. Résultat : néant. Les acteurs sont et restent seuls face aux abus.
Et pourtant, les problèmes de Generations, de l’aveu de tous, sont des problèmes vécus dans toute l’industrie télévisuelle sud-africaine.
De nombreuses personnalités travaillant sur d’autres production ont eu l’occasion de s’exprimer sur l’absurdité des négociations et leur conclusion radicale, prenant systématiquement partie pour la distribution de la série. Des acteurs de soapies concurrents ont souligné leur solidarité (mais ont continué d’aller bosser, hein).
En-dehors de l’univers des soapies, d’autres célébrités aussi ont réagi publiquement. Daley Lance, présentateur télé, s’est fendu d’un commentaire dans lequel il a félicité les acteurs virés pour leur volonté répétée d’essayer de négocier depuis plusieurs mois, précisant que cela marquerait un tournant dans la façon dont les producteurs gèrent les relations avec les acteurs (one can only hope). Plus mesuré, Bobby Heaney, réalisateur et producteur (il a travaillé sur le drama Erfsondes et avait repris les rennes de The Wild après la démission de son créateur), pourtant dans le camp d’en face pourrait-on dire, a adressé un message d’avertissement non-nominatif « aux producteurs résiliant de nombreux contrats d’un coup », expliquant que cela créerait un précédent qui compliquerait de nombreuses situations futures. Colin Moss, acteur et humoriste, s’est montré moins diplomate. Il a déclaré qu’une rémunération juste et la sécurité de l’emploi n’étaient pas des demandes déraisonnables, point barre. L’acteur James Bartlett l’a rejoint sur ce point en ajoutant que si aucun acteur n’est plus important que le programme sur lequel il travaille, c’était également vrai qu’un groupe d’acteurs est une marque à part entière qui mérite d’être traitée comme telle par les producteurs.
En somme, même si chacun est sagement resté dans son coin pour ne surtout pas perdre son job (mais vu l’état des choses, difficile de le leur reprocher), tous jugeaient que les protections des acteurs étaient insuffisantes ou au moins, méritaient d’être considérées par les producteurs.
Alors est-ce que la face de l’industrie sud-africaine va être changée par cette affaire qui aura, sans mentir, captivé les journaux quasiment autant que l’affaire Pistorius ? Pas forcément, hélas.
Car personne n’a trop osé pointer du doigt un autre responsable : la télévision publique. Régulièrement critiquée par les spectateurs, mais aussi des commissions d’enquête (au début de l’année encore, sur la structure managériale du groupe public, un rapport s’est montré cinglant), et, dans une certaine mesure, la presse, pour ses pratiques brutales, SABC a choisi de soutenir le producteur plutôt que les acteurs… et s’est finalement tiré une balle dans le pied. En décidant de considérer les acteurs qui font une bonne partie de son succès comme un cheptel de parasites négligeables, en prenant position clairement contre eux dans les médias et en soutenant les déclarations vraisemblablement mensongères de Vundla (dont SABC a co-organisé la conférence de presse d’août), elle a montré qu’elle n’avait aucun respect pour le cast de son soapie. Et par extension, pour aucun de ses employés.
Ce faisant, elle a perdu Generations, sa plus grosse gagneuse, pendant deux mois. Et ce n’est pas comme si SABC pouvait se le permettre… Mais qui pour le lui faire remarquer ?
Pire encore, la chaîne publique n’a pas tiré de leçon de la mésaventure.
Après avoir déclaré que Skeem Saam comblerait les trous dans la grille pendant le hiatus de Generations, sa mesure suivante… a été d’annoncer que Gugu Zuma était en train de développer un nouveau soapie qui pourrait à terme reprendre la case horaire de 20h en quotidienne. Oui, voilà, c’est ça, brillant, formidable. Après, allez prendre la défense d’employés quand la productrice, qui est la fille du Président d’Afrique du Sud no less, voudra exploiter des acteurs et s’assiéra sur les contrats…!
On prend les mêmes et on recommence. Il y a vraiment quelque chose de pourri au royaume de Shaka.