Depuis que je la connais, l’histoire de la création d’I Love Lucy m’a toujours fascinée. L’Histoire de la fiction télévisée m’intéresse déjà, à la base ; vous le savez sûrement si vous fréquentez le tag Tivistory dont je vous gratifie depuis un moment maintenant. S’il existe, quelque part, un endroit où je peux postuler uniquement pour travailler sur l’Histoire des séries, considérez-moi candidate. Rien ne me ferait plus plaisir ! Bon, presque rien, j’aime bien les pilotes, aussi. Et la fiction internationale. Et les génériques. Oui enfin, bon, bref.
Mais de toutes les choses que l’Histoire télévisuelle m’apporte en termes de curiosité, ce que je trouve de plus excitant, c’est la perspective de réfléchir en termes d’avant et d’après. C’est un vrai bonbon pour la cervelle ! En tant que spectatrice née dans les années 80, je ne connais beaucoup de ces « avant » que sur le papier, je ne les ai pas vécus, et l’exercice est fascinant d’essayer de s’imaginer une expérience de télévision radicalement différente de mon expérience.
Un peu de la même façon que les téléphages qui sont venus à la télévision à l’ère d’internet et du téléchargement facile (on peut situer ça aux alentours de 2004 avec Lost et tutti quanti) ne connaissent qu’en théorie le fait d’être totalement soumis aux acquisitions et aux diffusions sur une chaîne. C’est une contrainte qui a disparu il y a environ une décennie, grosso-modo, et une procédure qui n’a cessé de se simplifier depuis pour être accessible à un public toujours plus large. Pour beaucoup c’est aujourd’hui une évidence.
Les spectateurs qui viennent à la série télévisée maintenant vivent une autre de ces transitions, bien-sûr, avec la question des pure players genre Netflix, et le fait qu’une série télé… ne soit plus nécessairement créée pour la télé. On vit cette transition et on peut uniquement imaginer un « après », en l’occurrence.
Des exemples, il y en a plein d’autres.
Le sitcom de la Desilu se pose comme un parfait exemple pour ce genre de gymnastique intellectuelle, tant il a introduit des standards nouveaux dans divers domaines :
AVANT I Love Lucy : tournage à New York
…APRÈS I Love Lucy : tournage à Los Angeles
AVANT I Love Lucy : épisode en direct
…APRÈS I Love Lucy : épisode enregistré
AVANT I Love Lucy : single camera
…APRÈS I Love Lucy : multi-camera
Ça envoie véritablement du rêve de se dire que ce que Lucille Ball et Desi Arnaz ont fait avec I Love Lucy n’avait jamais été tenté avant.
Non ? Vous n’avez pas ce sentiment ? Ok, bougez pas, laissez-moi vous aider à comprendre ce que je veux dire…
Alors, bon, non. I Love Lucy n’a rien inventé, pas vraiment, bien-sûr : la télévision est l’art par excellence où rien ne surgit de nulle part, et où les mutations se construisent sur l’existant, avec le temps. MAIS JUSTEMENT, c’est ça que je trouve merveilleux.
I Love Lucy est par exemple souvent citée pour être LE premier sitcom de la télévision… et c’est faux : la série date de 1951 et les premiers sitcoms sont apparus dans les années 40. Et encore, ils étaient souvent l’adaptation d’équivalents radiophoniques, lesquels avaient commencé à apparaître pendant la seconde moitié des années 20. J’ai déjà eu l’occasion de vous parler de Beulah, par exemple (dans le doute je vous ai remis l’article ci-dessous).
Pire encore, serez-vous surpris d’apprendre que le premier sitcom télévisé n’était pas américain, mais britannique ! Il s’appelait Pinwright’s Progress et est apparu sur les écrans de la BBC en 1946 ; sûrement que sa durée, 10 épisodes, a évité qu’il ne devienne un pionnier révéré à travers les âges, je vous l’accorde.
Même le procédé multi-camera n’était pas une invention d’I Love Lucy, puisqu’il était utilisé dans The Amos ‘n Andy Show, une comédie… née 4 mois avant la fameuse série de la Desilu. Et à vrai dire, aucune des deux comédies ne l’a inventé : on le trouvait déjà dans la toute première fiction spécialement tournée pour la télévision, The Queen’s Messenger (un téléfilm tourné en direct le 11 septembre 1929 ; pour plus de détails, n’hésitez pas à lire la fiche que j’avais créée sur SeriesLive à l’époque où j’y bossais), et la première série en avoir fait l’usage était non pas une comédie, mais une anthologie romantique de CBS appelée The Silver Theater, dans un épisode de 1950. Le premier réalisateur à avoir alors fait usage du multi-caméra dans une série télévisée s’appelait Jerry Fairbanks ; au temps pour le génie de Desi Arnaz.
A noter que Jerry Fairbanks était un homme selon mon cœur : sommé par l’immense studio qui l’employait, Paramount Pictures, de choisir entre le cinéma et la télévision (considérée comme une dangereuse concurrence), il a choisi de travailler pour la télévision malgré tout. Il n’a d’ailleurs jamais déposé de brevet pour s’octroyer la paternité du procédé, ce qui on le sait maintenant, aurait contribué à rendre sa famille riche sur des générations, mais a été crédité par Arnaz lui-même comme étant à l’origine de la technique qui a fait la réputation immortelle d’I Love Lucy dans l’Histoire du média.
Mais en dépit de ces détails, I Love Lucy RESTE révolutionnaire, et c’est ça qui est immense. La série est la première à emboiter tous ces ingrédients, qui jusque là existaient séparément (et sporadiquement), à utiliser la richesse d’un art encore jeune, la télévision, dont les pratiques étaient constituées de découvertes et d’expérimentations… Même si ces dernières étaient souvent dues autant à l’envie d’explorer les possibilités de la télévision, qu’à des contraintes.
C’est sûrement ce qui force l’admiration dans l’histoire de la production d’I Love Lucy : ces choix n’en étaient pas. C’était une façon de composer avec des obstacles.
Enregistrer la série plutôt que la tourner en direct ? Nulle intention là-derrière de révolutionner le média et entrer dans l’Histoire pour faire quelque chose d’osé ; c’était la simple conséquence du souhait de Lucille Ball de tourner à Los Angeles afin de poursuivre en parallèle sa carrière fructueuse au cinéma. Or à l’époque, les sitcoms étaient en direct de New York pour des raisons très terre-à-terre : pouvoir montrer un programme aux Américains, en dépit des complications induites par les différents fuseaux horaires traversant le pays. Démographiquement, la majorité des habitants des USA à ce moment-là vivaient à l’est du Mississippi, et un direct depuis New York était donc vu par plus de monde qu’un direct depuis, au hasard, la Californie. Que faire, prendre le risque de couvrir moins de spectateurs ? Inenvisageable, d’où l’enregistrement des épisodes, choisi au lieu du live.
Le choix du multi-camera s’est alors imposé pour alléger les coûts de production, à une époque où tourner sur film était forcément plus onéreux que filmer en direct (ce coût explique également pourquoi enregistrer une série était plus rare que de la filmer en direct). Et c’est Jerry Fairbanks qui l’avait compris dés le départ : « si vous utilisiez trois ou quatre cameras, toutes tournant en continuité, vous utilisiez une quantité incroyable de film. Nous avons développé un système Multicam où le fond sonore restait le même de façon continue. Les cameras pouvaient être allumées et éteintes à volonté, et le film de chaque camera pouvait toujours être aligné sur le son. Ça diminuait le coût » (à noter que ce « nous » fait référence au réalisateur Frank Telford, qui l’a assisté dans ses premiers tournages en multi-camera). L’originalité essentielle d’I Love Lucy dans ce contexte ? Tourner la série non pas sur du film au format 16mm, comme les autres fictions ayant utilisé le multi-camera jusque là, mais 35mm.
Il en va de même pour l’enregistrement en studio devant un véritable public : c’est l’héritage des tournages en direct qui se faisaient dans des théâtres (que j’ai déjà mentionnés dans mon article sur Life with Elizabeth) ; la seule façon de conserver les rires du public malgré la localisation géographique et les décisions techniques d’I Love Lucy, tout en évitant les « rires en boîte » qui avaient été utilisés lors de tournages en studio par quelques comédies précédentes.
C’est donc en combinant les impératifs de la télévision d’alors qu’I Love Lucy a réussit son pari, et en jonglant avec eux ; pas en les rejetant pour inventer un format télévisé.
Et quand on sait tout ça, finalement, qu’est-ce qui est important ?
Moi, je trouve plus incroyable que tous ces éléments aient déjà existé, séparément, et que les créateurs d’I Love Lucy aient pensé à les combiner pour la première fois, afin de résoudre les défis qui se posaient à eux, et pour n’avoir pas à faire de sacrifice sur la qualité de ce que Ball et Arnaz avaient en tête (avec l’aide, d’ailleurs, du réalisateur d’origine hongroise Karl Freund, pas tous seuls comme des grands)… plutôt que d’aller s’imaginer qu’ils avaient tout sorti d’un chapeau, et été les pionniers dans chacun de ces domaines à la fois.
Je vous le disais en introduction, connaître l’avant et l’après de séries comme I Love Lucy, ça laisse songeur : 63 ans après son apparition, la technique de production de la série est toujours utilisée pour des sitcoms. Pas nécessairement sous sa forme exacte, évidemment (désormais le format 35mm est remplacé par le numérique, par exemple, ça va de soi), mais justement c’est ça qui est génial. Les séries continuent de connaître des innovations de forme.
Prenons une seconde, le temps de se dire que les séries n’ont pas fait du chemin que narrativement, pas uniquement sur le fond, mais sur la forme aussi, c’est génial de garder ça à l’esprit, et de se demander ce que les séries vont pouvoir inventer ensuite pour enrichir les formats existants.
Voilà, je voulais juste partager cette pensée avec vous. J’y réfléchissais en rédigeant mon article sur Une Maman Formidable, tout en pensant aux sitcoms que j’ai vus ces dernières années, et qui couvrent en fait plusieurs décennies de télévision. Ainsi, je me suis fait des intégrales du Mary Tyler Moore Show, des Craquantes, de Roseanne, de Will & Grace… et même de The Big Bang Theory à ce jour. Quelles que soient les évolutions que j’ai envie d’observer sur les propos des comédies en question, ça fait du bien de se poser une seconde et de s’émerveiller devant les choses plus techniques (auxquelles je ne prête pas autant d’attention dans ces colonnes, je l’admets), et de dire qu’il y a des choses qui m’impressionnent dans ce domaine aussi.
Prendre le temps d’apprécier le chemin parcouru, pour s’autoriser à imaginer les routes insoupçonnées qui seront prises demain.